Nucléaire iranien: un bon ou un mauvais Accord?

Bruno Tertrais

L’accord d’étape sur le nucléaire conclu le 2 avril dernier à Lausanne entre les grandes puissances occidentales et l’Iran est-il un “bon accord” ou un “très mauvais accord”, comme l’affirme catégoriquement le Premier Ministre d’Israël, Benyamin Netanyahou?

Nous avons posé cette question à l’un des meilleurs spécialistes français et européens du Dossier nucléaire iranien, le politologue Bruno Tertrais.

Maître de Recherche à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS) -un Centre de Recherche indépendant qui réalise des études pour des ministères français, des institutions européennes, des organisations internationales et des entreprises privées-, Bruno Tertrais est l’auteur de nombreux livres et études sur la prolifération nucléaire, la dissuasion nucléaire, les conflits internationaux, le terrorisme, la stratégie militaire américaine, les relations transatlantiques, la sécurité en Asie…

Nous avons joint par téléphone Bruno Tertrais à son bureau, à Paris.

L’accord-cadre conclu à Lausanne n’est qu’un accord portant sur les grands principes. Jusqu’à preuve du contraire, les seuls éléments de cet accord qui ont été agréés sont ceux contenus dans la déclaration commune de l’Union Européenne et de l’Iran. Les détails tels qu’ils apparaissent dans la Fiche technique du Département d’État américain ne font pas encore l’objet d’un accord. Donc, tout reste encore ouvert. Comme le spécifiait déjà l’accord intérimaire conclu avec l’Iran en novembre 2013: “rien n’est agréé tant que tout n’est pas agréé”. À ce stade, je dirais que c’est un cadre intéressant mais qui ne préjuge pas de la réalisation ou de la non-mise en oeuvre d’un accord final”, explique Bruno Tertrais.

Les Iraniens ont-ils fait des concessions pendant les négociations avec le Groupe 5+1 (États-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni et Allemagne) ?

“Il y a eu des abandons plutôt que des concessions de la part des Iraniens puisque ces derniers n’ont jamais dit qu’ils ne transigeraient pas sur des points fondamentaux. Les Iraniens ont accepté de limiter leur production de plutonium. Sur ce point-là, l’accord semble clair. En ce qui a trait à la vérification des sites nucléaires iraniens, il n’est question pour l’instant que d’une mise en œuvre volontaire du protocole additionnel de vérification. Cette mesure n’est pas suffisante. On peut d’ores et déjà penser que les points durs de la négociation seront, d’une part, le calendrier de la levée des sanctions économiques que les Occidentaux ont imposées à l’Iran et, d’autre part, le régime de vérification, notamment les modalités exactes d’accès des inspecteurs de l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA) aux sites nucléaires suspects. On attend encore la réponse finale des Iraniens sur ces deux points très importants.”

Les critiques formulées par Benyamin Netanyahou à l’encontre de cet accord sur le nucléaire iranien ne sont-elles pas justifiées et légitimes?

“Les craintes exprimées par les Israéliens sont légitimes parce qu’à partir du cadre tracé dans le communiqué Union Européenne-Iran on peut très bien imaginer à l’intérieur de ce cadre un accord qui ne serait pas satisfaisant, c’est-à-dire un accord qui lève toutes les sanctions économiques trop vite et qui ne donne pas les garanties suffisantes de vérification aux inspecteurs de l’AIEA. Ce scénario est effectivement très négatif. Les Israéliens, et en particulier le gouvernement israélien actuel, considèrent que les concessions qui ont été faites aux Iraniens depuis trois ans accroissent considérablement le risque d’un accord insatisfaisant.”

Pour les Israéliens, ajoute Bruno Tertrais, un “accord insatisfaisant”, c’est un accord dans lequel “la durée de mise en œuvre du régime d’exception serait limitée à dix ans”, dans lequel “il n’y aurait pas de garantie d’application à long terme de l’ensemble des dispositions du protocole additionnel” et dans lequel “les mécanismes de réimposition des sanctions économiques n’offrirait pas de garanties suffisantes pour qu’il y ait un effet dissuasif”.

D’après Bruno Tertrais, les négociateurs occidentaux de cet accord avec l’Iran ne sont pas dupes non plus.

“Les gouvernements occidentaux ne signeront pas un accord final insatisfaisant. Personne ne se fait des illusions. Aucun négociateur occidental n’imagine, quel que soit l’accord final qui sera conclu, que l’Iran respectera celui-ci parfaitement sans contentieux et sans aucune tentative de tricherie. La question est plutôt de savoir comment prendre en compte ces risques?”

Les opposants à cet accord avec l’Iran critiquent durement seulement les États-Unis. Pourtant, cinq autres grandes puissances ont aussi négocié et paraphé cette entente. 

“Cette critique à l’endroit des États-Unis ne me surprend pas et n’est pas injustifiée, dit Bruno Tertrais. Dans cette négociation à sept, il n’y a en fait que trois pays qui comptent vraiment: les États-Unis, l’Iran et la France. Les autres pays jouent un rôle beaucoup moins important. Depuis 2013, les États-Unis ont pris le leadership dans ce Dossier et négocié souvent directement avec les Iraniens. Dans ce processus de négociation, la France a plutôt cherché à renforcer les garanties et à durcir la position des Occidentaux vis-à-vis de l’Iran. Il est donc tout à fait normal, et à mon sens justifié, que ceux qui critiquent l’accord de Lausanne concentrent leurs griefs sur l’Exécutif américain. Mais, il ne faut quand même pas oublier que cinq autres pays ont signé aussi cet accord avec l’Iran. Donc, logiquement, on devrait critiquer tout autant la Chine, l’Allemagne, la Grande-Bretagne… que les États-Unis.”

D’après plusieurs spécialistes du Dossier nucléaire iranien, une des raisons majeures qui auraient motivé les États-Unis et leurs alliés occidentaux à parvenir à un accord sur le nucléaire avec l’Iran est le fait que le régime de Téhéran est devenu un “allié incontournable” des Occidentaux dans leur guerre contre l’État Islamique -appelé en arabe Daech. Bruno Tertrais partage-t-il cette analyse?

“Je ne partage pas du tout cette analyse. La négociation n’a été possible que parce que les principaux protagonistes, aussi bien les Occidentaux que les Iraniens, ont accepté d’isoler la question nucléaire du reste des autres contentieux. Par ailleurs, dans les arrière-pensées de la Maison-Blanche, il y a effectivement l’idée selon laquelle régler le contentieux nucléaire pourrait ouvrir une nouvelle phase dans les relations entre les Occidentaux et l’Iran. Selon moi, l’Iran n’est absolument pas incontournable et ne deviendra pas un allié des Occidentaux.”

D’après Bruno Tertrais, l’Iran n’est pas un “allié incontournable” parce que, contrairement à un mythe tenace, les pays occidentaux n’ont pas besoin de l’Iran pour combattre Daech.

“La guerre que mènent les Occidentaux contre Daech est dans l’intérêt de l’Iran. Mais les Iraniens ne lutteront pas davantage contre Daech après la signature d’un accord sur le nucléaire. Et, comme le montre bien le soutien ouvert des États-Unis à l’intervention de l’Arabie Saoudite au Yémen, l’idée d’un changement de portage visant à rééquilibrer les relations entre les États-Unis, l’Arabie saoudite et l’Iran -au détriment des Saoudiens et en faveur des Iraniens- n’a, à mon avis, aucun sens. À la Maison-Blanche, l’idée selon laquelle l’Iran pourrait être un partenaire plus coopératif demain, qui à mon sens est fausse, n’est pas totalement exclue des calculs. Cette idée n’est pas partagée par toute l’Administration Obama.”

Le 30 juin prochain est la date butoir fixée pour la signature d’un accord final sur le nucléaire entre les grandes puissances occidentales et l’Iran. Cette échéance est-elle réaliste?

“Il n’y a pas de raison objective pour qu’un accord soit signé le 30 juin”, conclut Bruno Tertrais.