Une entrevue exclusive avec Claude Lanzmann

Claude Lanzmann

À 88 ans, l’une des figures les plus marquantes de l’intelligentsia française, le cinéaste, journaliste et écrivain Claude Lanzmann, auteur du film culte Shoah, chef-d’œuvre cinématographique dédié à la Mémoire des six millions de Juifs européens exterminés par les nazis, vient d’accomplir un nouveau tour de force. Réhabiliter dans un film-documentaire magistral et très poignant, d’une durée de 3h40, Le Dernier des Injustes, qui vient de prendre l’affiche au Canada, l’image ternie d’un grand témoin très controversé de la Shoah, le Rabbin viennois Benjamin Murmelstein, dernier Doyen du Conseil juif –Judenrat– du Camp de concentration nazi de Theresienstadt, situé en République tchèque. Une plongée effarante au cœur des ténèbres de la Shoah.

Le Dernier des Injustes a remporté le prestigieux Ours d’Or à la dernière Berlinale, le Festival du Cinéma International de Berlin, et a connu un grand succès lors de sa présentation, dans la Catégorie “Hors Compétition”, au Festival de Cannes 2013.

L’auteur du remarquable livre autobiographique Le Lièvre de Patagonie (Éditions Gallimard) -la version anglaise de ces Mémoires de Claude Lanzmann est parue l’automne dernier sous le titre The Patagonian Hare: A Memoir-, best-seller encensé unanimement par la critique littéraire, est depuis 1986 le Directeur des Temps Modernes, la plus importante Revue intellectuelle française, fondée par le philosophe Jean-Paul Sartre en 1945.

Les Éditions Gallimard viennent de rééditer dans leur Collection “Folio Poche” le dernier livre de Claude Lanzmann, La Tombe du divin Plongeur, un recueil des plus célèbres articles écrits par ce brillant intellectuel.

   Claude Lanzmann nous accordé une entrevue exclusive depuis Paris.

 

Pourquoi avez-vous décidé de consacrer un long film-documentaire à une figure très contestée du Judaïsme européen durant la Deuxième Guerre mondiale, le Rabbin autrichien Benjamin Murmelstein?

 

Benjamin Murmelstein a été l’un des premiers témoins de l’extermination des Juifs européens que j’ai interviewés lorsque j’ai commencé mes recherches en vue de l’élaboration de mon film Shoah. Il était le seul des Doyens du Conseil Juif du Camp de concentration de Theresienstadt à ne pas avoir été assassiné durant la Guerre par les Allemands. Il fut le dernier Doyen du Conseil juif créé par les nazis dans ce Ghetto sis à une cinquantaine de kilomètres de Prague. Ses deux prédécesseurs dans cette fonction ingrate ont connu une fin tragique: Jacob Edelstein de Prague, arrêté en 1943, puis déporté et assassiné à Auschwitz-Birkenau, et Paul Epstein de Berlin, tué d’une balle dans la nuque le 27 septembre 1944 à Theresienstadt.

À la fin de la Guerre, les Autorités tchèques et les leaders de la Communauté juive, d’où il fut complètement banni, accusèrent Murmelstein d’avoir été un “collaborateur zélé à la solde des nazis”. En 1945, il fut finalement acquitté des faits qu’on lui reprochait après avoir purgé une peine de dix-huit mois de prison. Il n’a jamais pu se rendre en Israël, où il était aussi persona non grata. Il est décédé en 1989.

 

Qu’est-ce qui vous intriguait le plus dans le personnage alambiqué de Benjamin Murmelstein?

 

Je voulais absolument l’interviewer parce que je n’arrêtais pas de m’interroger sur ce qu’était un collaborateur juif.  Pour moi, il y avait une contradiction interne profonde dans cette notion. Des collaborateurs, non Juifs, j’en ai connus en France, en Belgique, en Hollande… Ces derniers avaient adhéré complètement à l’idéologie et à l’antisémitisme nazis. Tout ce que j’avais lu de négatif et d’hostile au sujet de Murmelstein, y compris dans les Travaux d’un grand spécialiste de la Shoah, l’historien américain feu Raoul Hilberg, m’avait laissé très sceptique.

 

Où avez-vous rencontré et interviewé Benjamin Murmelstein?

 

Je l’ai rencontré à Rome, en 1975. Le convaincre de me livrer son témoignage capital, ce ne fut pas une sinécure. Au début, il ne voulait pas parler. J’ai finalement pu l’interroger pendant une semaine entière, les matins, les après-midi et parfois même les soirs. Ce fut pour moi une rencontre passionnante et très surprenante. Très rapidement, j’ai été fasciné par sa très brillante intelligence, sa grande honnêteté intellectuelle, sa formidable culture et la vive acuité de son esprit. Murmelstein était un type astucieux, très drôle, vaillant, on peut même dire héroïque. Sur l’échiquier du mal, il s’est toujours débrouillé pour avoir quelques coups d’avance sur les nazis.

 

Au cours de ces entretiens fleuves, Benjamin Murmelstein met en charpie le mythe tenace voulant que les Doyens des Conseils juifs créés par les nazis dans les Ghettos d’Europe de l’Est étaient tous des collaborateurs dociles” du IIIème Reich hitlérien.

 

Au cours de nos longues conversations en allemand, Murmelstein expliqua et défendit en détail le rôle très décrié, et parfois détestable, mais souvent utile, assumé par les Doyens des Conseils juifs. Les nazis avaient créé des Conseils juifs partout, même dans les plus petits –shtetls de Pologne. Murmelstein nous rappelle, moult exemples et preuves à l’appui, que les dirigeants des Conseils juifs n’étaient pas des crapules, ni des opportunistes soudoyés par les nazis. C’étaient de braves et honnêtes gens. Il est même arrivé que les douze membres, quelquefois ils étaient vingt-quatre membres, d’un Conseil juif se suicident ensemble la même nuit parce qu’ils savaient que les déportations vers les camps de la mort allaient commencer le lendemain matin. C’est ça des collaborateurs nazis?

 

Dans son témoignage, Benjamin Murmelstein réfute vigoureusement les réflexions étayées par la grande philosophe juive allemande, Hannah Arendt, au sujet du Procès d’Adolf Eichmann, qui s’est tenu à Jérusalem en 1961 et auquel elle a assisté.

 

Hannah Arendt n’a rien compris au Procès d’Adolf Eichmann, ni à ce qu’a été la Shoah. Sa théorie simpliste sur la “banalité du mal” est en contradiction sauvage avec l’horrible réalité à laquelle Murmelstein et les autres milliers de Juifs reclus dans le Camp de Theresienstadt étaient confrontés quotidiennement. Murmelstein affichait un grand mépris pour la théorie de Hannah Arendt sur la “banalité du mal”, qu’il qualifiait de “risible”. Son témoignage capital dans Le Dernier des Injustes apporte un éclairage total sur la personnalité d’Eichmann. Celui-ci n’apparaît plus comme “un bureaucrate zélé”, comme l’a décrit Hannah Arendt dans son livre choc, Eichmann à Jérusalem, mais comme un “démon cruel”, un “antisémite maladif”, un “haut dignitaire nazi véreux et corrompu”… Hannah Arendt, qui était une intellectuelle réputée, a analysé le Procès d’Eichmann d’une manière simpliste et totalement erronée.

 

À Vienne, Benjamin Murmelstein fut le seul interlocuteur Juif du principal instigateur de la Solution finale”, Adolf Eichmann.

 

Oui. Grand Rabbin de Vienne, Benjamin Murmelstein s’est retrouvé propulsé responsable de la Communauté juive, chargé de négocier directement avec Adolf Eichmann l’émigration des Juifs de Vienne. Une tâche dont il s’acquittera avec brio puisque, grâce à ses grands talents de négociateur et à sa persévérance inébranlable, 120000  Juifs viennois ont pu quitter le Reich.

 

Selon vous, Benjamin Murmelstein n’était pas un traître”, mais un héros qui a fait usage de la ruse, et non de la force, pour lutter contre les nazis”.

 

Dans le Ghetto de Theresienstadt, le Juifs ne pouvaient rien faire. Ils vivaient dans un grand enfer où régnaient la violence et le mensonge des nazis. Murmelstein le relate très bien dans Le Dernier des Injustes. Il disait sans ambages aux Allemands: “Vous voulez nous déporter, on ne peut pas vous en empêcher. Vous êtes plus forts que nous, les Juifs”. Comme Doyen du Conseil juif du Camp de Theresienstadt, Murmelstein a fait quelque chose qui lui a valu d’être haï par de nombreux Juifs reclus dans ce Camp de concentration: il a refusé de dresser les listes des futurs déportés qu’exigeaient les nazis. Les Allemands étaient obsédés par l’exactitude des chiffres. Quand ils réclamaient 5000 Juifs pour un convoi ferroviaire, ça ne pouvait pas être 4999 ou 5001, ça devait absolument être 5000. Qui serait dans le convoi? Les Nazis se foutaient éperdument de cette question.

Les prédécesseurs de Murmelstein à la tête du Conseil juif de Theresienstadt, Jacob Edelstein et Paul Epstein, ont accepté de dresser eux-mêmes les listes des Juifs qui allaient être déportés. Cela donna lieu à d’horribles tractations, marchandages et prérogatives. Des déportés exerçaient de vives pressions sur le Doyen du Conseil juif pour que ce dernier enlève leurs noms de la liste qu’il venait d’établir. Murmeslstein refusa catégoriquement de jouer à ce jeu macabre. Il disait aux Allemands avec un cran inouï: “Vous voulez nous déporter, alors faites vous-mêmes les listes».

 

On a reproché à Benjamin Murmelstein d’avoir accepté candidement de participer à la sinistre farce” des travaux d’embellissement du Camp de Theresienstadt entrepris par les nazis sous l’œil des caméras de la presse étrangère et des Inspecteurs dépêchés par la Croix-Rouge Internationale. Ce dur grief était-il fondé?

 

Les nazis ont voulu transformer Theresienstadt en un “Ghetto modèle”. Mais, ce “Ghetto modèle” n’était rien d’autre qu’un Camp de concentration abominable. Pour moi, le Camp de Theresienstadt était l’acmé de la cruauté et de la perversité nazies. Murmelstein m’expli-qua pourquoi il accepta sans rechigner de jouer au jeu sordide de l’“embellissement” de ce Camp de concentration nazi. Il m’a dit à ce sujet: “La propagande nazie a évité la liquidation de Theresienstadt. Les nazis voulaient absolument montrer les Juifs aux représentants du monde entier. Ils voulaient faire croire à ces derniers qu’ils nous traitaient d’une manière très humaine. Si on ne nous avait pas exposés ainsi, on aurait pu être tous liquidés du jour au lendemain”.

 

Pourquoi vos entretiens à Rome avec Benjamin Murmelstein n’ont-ils pas été incorporés dans la version finale de Shoah”?

 

Les séquences de mes entretiens avec Murmelstein n’ont pas été intégrées dans la version finale de Shoah parce que je considérais que celles-ci n’avaient pas leur place dans ce film. Shoah est un film épique, avec l’inéluctabilité de la tragédie. La trame principale de Shoah n’est pas la description de la manière dont les Juifs vivaient dans les Ghettos, mais le processus d’extermination savamment échafaudé par les nazis pour annihiler les Juifs d’Europe. Quand j’ai interviewé Murmelstein à Rome, en 1975, je n’avais pas encore trouvé le cœur du sujet du film que j’allais intituler plus tard Shoah.

 

Les derniers témoins de la Shoah sont en train de disparaître. Est-ce le Devoir de Mémoire qui vous a motivé à consacrer de nombreuses années de votre vie à l’évocation dans des films-documentaires de cette effroyable tragédie?

 

Chose certaine: ce n’est pas le Devoir de Mémoire qui m’a incité à réaliser le film Shoah et d’autres documentaires sur cette période noire de l’Humanité. On nous emmerde beaucoup avec la disparition des derniers témoins de la Shoah. Ils ne sont pas encore tous morts! Et, quand les derniers témoins de cette tragédie ineffable auront disparu, il restera au moins une chose: mes films!

 

Lequel des ces deux concepts –Devoir”, Mémoire”- est-il le plus important pour vous?

 

Pour moi, la Mémoire est une notion très importante. Je n’aime pas quand les deux mots, “Devoir” et “Mémoire”, sont mis côte à côte. Mon “Devoir”, je l’ai fait.  J’ai travaillé sans relâche pendant douze ans pour faire un film comme Shoah. J’ai consacré une grande partie de ma vie à la Shoah et à Israël.

 

Le phénomène du négationnisme de la Shoah, qui a fait ces dernières années de nombreux émules dans le monde arabo-musulman, vous inquiète-t-il?

 

Le négationnisme de la Shoah émanant du monde arabo-musulman, c’est le moins dangereux parce qu’il est de nature politique, c’est-à-dire directement lié à la question de l’existence de l’État d’Israël. Ce type de négationnisme s’effilochera dès que les perspectives de paix entre Israël et le monde arabe seront plus prometteuses. L’autre négationnisme, celui émanant des milieux d’extrême droite catholiques, est en nette régression. Il faut comprendre une chose très simple à propos du négationnisme, dont personne ne parle. Les premiers négationnistes, c’étaient les nazis. Ces derniers se sont escrimés à supprimer les traces de leurs crimes monstrueux, en brûlant les corps des cadavres, en mettant leurs cendres dans des sacs et en dispersant celles-ci dans des rivières… pour faire croire au monde entier qu’ils n’avaient pas commis les crimes atroces dont on les accusait. C’est ça le négationnisme. Le premier des négationnistes fut Adolf Hitler. Ce phénomène ne me préoccupe pas. C’est la mode de faire semblant de frissonner. Moi, je ne frissonne pas! Il ne faut pas dialoguer avec les négationnistes. Il faut tout simplement ignorer ces assassins de la Mémoire du peuple juif.

 

En France, des Professeurs dans des Lycées se plaignent de la difficulté qu’ils ont à enseigner la Shoah à des élèves d’origine arabo-maghrébine. Êtes-vous au courant de ce problème?

 

Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas difficile d’enseigner la Shoah dans les Lycées de France, il faut tout simplement savoir le faire. Ce sont les Professeurs qu’il faut former adéquatement. J’ai été invité plusieurs fois dans des Lycées réputés difficiles, où la majorité des élèves sont Noirs et Arabo-Maghrébins. J’ai montré à ces lycéens des scènes de mon film Shoah. Je leur ai ensuite parlé pendant une vingtaine de minutes pour leur expliquer essentiellement la différence qu’il y a entre un Camp de concentration et un Camp d’extermination. Après avoir visionné la scène du coiffeur du Camp de Treblinka, que les Allemands ont forcé à couper les cheveux des femmes qui allaient être gazées,  plusieurs de ces jeunes avaient les larmes aux yeux. Ils sont sortis de cette projection de séquences de Shoah avec une folle envie de faire aussi du Cinéma.  Il n’y a pas eu la moindre protestation contre ma présence dans ces Lycées. Au contraire, j’ai été accueilli très poliment.

 

Vos films ont-ils une finalité pédagogique? Essayez-vous de transmettre des messages par le truchement de ceux-ci?

 

Shoah n’est pas un film sur la Shoah, c’est autre chose. Il y a désormais un avant et un après Shoah. Ce film ne recèle aucun message. Le film Shoah est une œuvre d’Art. Quand je cherchais de l’argent pour financer Shoah, j’ai fait plusieurs voyages de fundraising aux États-Unis. Les Américains me demandaient alors : “Quel message voulez-vous transmettre par le biais de votre film?” J’étais incapable de répondre à cette question. Mon seul message, c’était le film.

 

La recrudescence de l’antisémitisme dans la société française vous préoccupe-t-elle?

 

Non. Les Gouvernements français ne sont pas antisémites. Les Institutions publiques françaises ne sont pas non plus antisémites. En France, les Juifs occupent des places importantes dans tous les domaines: les Sciences, les Lettres, les Arts, la Télévision… Dire que les Juifs sont marginalisés, non respectés ou maltraités dans la société française d’aujourd’hui, c’est un grand mensonge!

 

In an interview, French filmmaker Claude Lanzmann talks about his latest film, Le Dernier des Injustes, about Austrian Rabbi Benjamin Murmelstein, the only surviving head of a Jewish council in a concentration camp during World War II. Rabbi Murmelstein held that position in Theresienstadt.