Mythes et réalités du Dialogue judéo-musulman

Le réputé islamologue Abdelwahab Meddeb et le grand historien Benjamin Stora, spécialiste renommé de l’Histoire du Maghreb, Professeur à l’Université Paris-XIII et à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (I.N.A.L.C.O.), ont été les Maîtres d’oeuvre d’une grande Encyclopédie historique passionnante et rigoureuse consacrée aux relations entre Juifs et Musulmans -Histoire des relations entre Juifs et Musulmans des origines à nos jours (Éditions Albin Michel, 2013, 1150 pages, 250 illustrations).

Cet imposant ouvrage vise à dissiper les mythes coriaces, à faire oeuvre de pédagogie et à jeter les bases d’un éventuel dialogue constructif entre Juifs et Musulmans. Un ouvrage atypique et indispensable pour mieux cerner l’Histoire tourmentée de ces deux Communautés qui ont maille à partir depuis plus de quatorze siècles.

Le Professeur Benjamin Stora nous a présenté cet ambitieux Projet historiographique au cours d’une entrevue qu’il a accordée au Canadian Jewish News.

Canadian Jewish News: Quel est le principal objectif de cet ouvrage historique collectif que vous avec codirigé avec Abdelwahab Meddeb?

Benjamin Stora: Cet ouvrage collectif est coédité avec l’Université de Princeton, aux États-Unis, qui vient de publier la version anglaise de celui-ci sous le titre A History of Jewish-Muslim Relations: From the Origins to the Present Day. Une version numérique augmentée sera aussi disponible pour les tablettes électroniques. Le premier grand défi, c’était de faire coexister ensemble 120 chercheurs originaires de nombreux pays -Israël, Palestine, France, États-Unis, Angleterre, Suède, Italie, Espagne, Maroc, Égypte, Turquie…-, spécialistes reconnus d’une pléthore de thèmes inhérents à l’Histoire des relations entre Juifs et Musulmans. Le second grand défi, c’était de rassembler dans un même ouvrage les analyses d’historiens réputés israéliens et palestiniens, notamment celles du politologue israélien Denis Charbit et de l’historien palestinien Elias Sanbar, qui n’ont pas le même point de vue sur l’Histoire des relations judéo-arabes et l’Histoire de l’interminable conflit israélo-arabe. La contribution conjointe à cet ouvrage, unique en son genre, d’universitaires et d’intellectuels israéliens et palestiniens reconnus, c’est quelque chose de très important. Il faut se souvenir que jusqu’à présent, en ce qui a trait aux questions très épineuses des relations entre Juifs et Arabes et du contentieux entre Israël et le monde arabo-musulman, il y avait des points de vue antinomiques qui s’affrontaient, qui ne pouvaient pas tenir à l’intérieur d’un même livre. Je pense au Numéro spécial que la prestigieuse Revue intellectuelle Les Temps Modernes, fondée et dirigée par Jean-Paul Sartre, consacra en 1967 au conflit israélo-arabe. Les points de vue israélien et palestinien furent étayés de manière étanche et très séparée. Dans le cas de ce livre collectif, on a un récit du conflit israélo-arabe entremêlé, les articles se chevauchant à l’intérieur de thématiques qui sont à la fois chronologiques et transversales.

C.J.N.: Plusieurs spécialistes des relations judéo-musulmanes qui ont contribué à cette grande Somme historiographique revisitent le mythe tenace de la coexistence idyllique entre Juifs et Musulmans dans l’Espagne médiévale. Nous apprennent-ils quelque chose de nouveau sur ce sujet?

B. Stora: L’article principal sur la question de la fabrication des mythologies, et plus particulièrement sur l’émergence du  mythe andalou, est signé par un grand universitaire et historien américain, Mark Cohen, Professeur à l’Université de Princeton. Ce dernier nous apprend que ce mythe a été forgé de toutes pièces par des historiens Juifs européens à la fin du XIXe siècle qui voulaient croire en une sorte de paradis perdu alors que ces derniers vivaient dans une Europe où les pogroms contre les Juifs se multipliaient. Ce mythe a été ensuite repris de manière inversée par des intellectuels arabes pour démontrer que c’est à cause de l’existence de l’État d’Israël que l’harmonie entre Juifs et Musulmans s’est étiolée. Donc, des mythologies ont été créées dans les deux camps à des époques différentes, fin du XIXème siècle du côté juif et au XXème siècle du côté arabe.

C.J.N.:Donc, ce livre s’escrime à déboulonner le mythe toujours très vivace de la “coexistencia” judéo-musulmane en Terre d’Islam?

B. Stora: Ce travail historique a pour but de restituer ce qui apparaît comme vrai, en s’approchant le plus possible de la réalité historique, et ce qui apparaît comme relevant de représentations et d’imaginaires fabriqués au fil du temps. Il n’en demeure pas moins qu’à cette époque, en Andalousie, comme d’autres auteurs le montrent dans cet ouvrage, il y a eu de grands penseurs Juifs qui se sont notoirement distingués. On pense bien sûr à l’un des plus illustres penseurs de l’Andalousie médiévale, Maïmonide, auteur du Guide des Égarés, livre imposant qu’il a écrit en arabe. Il faut rappeler aussi que lorsque Maïmonide fut persécuté dans le monde musulman, il ne s’est pas exilé dans l’Europe chrétienne, mais a trouvé refuge dans une autre partie du monde musulman, d’abord à Fès, au Maroc, et ensuite au Caire, en Égypte. C’est dire la force de l’entre-soi qui existait à cette époque-là.

C.J.N.: Quel regard ce livre porte-t-il sur le statut de la “Dhimma”?

B. Stora: La notion de “Dhimmitude” est réapparue récemment dans un certain nombre d’articles idéologiques et très polémiques. La “Dhimmitude” est un statut juridique forgé dans les premiers temps de l’Islam. C’est une sorte de pacte juridique unissant les Musulmans aux autres membres de ce que ces derniers appelaient les Religions du Livre, c’est-à-dire le monde juif et le monde chrétien. La question de la “Dhimmitude” impliquait à la fois les notions de protection et de soumission. Protection parce qu’il y avait dans le monde islamique de cette époque la volonté de dire: dans le fond, les Gens du Livre, à la différence de ce qui se passe dans le monde chrétien, sont mieux protégés en Terre d’Islam. Cette protection était de l’ordre de la parole, de la proclamation. En ce qui a trait à la soumission, celle-ci s’est aggravée selon les séquences de l’Histoire et les lieux. La soumission dans le monde islamique se traduisait concrètement par une série d’interdits, dont les principaux étaient d’ordre militaire, par peur de dissidence à l’égard des pouvoirs politiques nationaux: l’interdiction de porter des armes, de monter à cheval… D’autres Sultans ou responsables politiques Musulmans ont étendu la notion de soumission à d’autres catégories, telles que le port de vêtements différenciés, la ghettoïsation des Juifs en créant des Mellah…

C.J.N.: Dans le monde arabo-musulman, la “Dhimma” n’était-elle pas aussi un statut politique?

  B. Stora:  Oui. La complexe question de la “Dhimmitude” doit être contextualisée sur le plan historique. Cette question a été considérée comme une absurdité rétrograde lorsque la notion d’égalité politique est apparue au XIXème siècle, notamment dans le souffle porté par la Révolution française. La question de l’égalité politique rendit alors obsolète la notion de “Dhimmitude”, qui était considérée jusque-là comme progressiste. Tout d’un coup, cette notion fut perçue comme très inégalitaire et oppressante. La “Dhimmitude” était une notion dont l’application dépendait entièrement du bon vouloir du Sultan, du Roi ou du Prince. Au XIXème siècle, apparaît la notion d’individu, donc de liberté politique et de libéralisme politique. Dès lors, la notion de “Dhimmitude” devint surannée pour la plupart des Juifs d’Orient qui portaient leur regard plus vers l’Occident et l’Europe, qui leur promettaient l’égalité politique et juridique, que vers l’Orient, qui est demeuré au stade de la “Dhimmitude”.

C.J.N.: Dans le monde arabo-musulman, des forces politiques ou la société civile ont-elles remis en question le statut de la “Dhimma”?

B. Stora: Oui. Il y a un certain nombre de réformateurs dans le monde musulman qui se sont sérieusement interrogés sur le statut de la “Dhimma”. C’est ce que nous avons essayé de montrer dans cet ouvrage. Par exemple, à la fin du XIXème siècle,  lors de la promulgation de la Constitution tunisienne de 1857 et 1863 et de la formulation des réformes préconisées par les jeunes Turcs, notamment Kémalistes, au moment où l’Empire ottoman s’effondrait, il y a eu des tentatives de réformes visant à favoriser le passage à l’égalité politique et à l’égalité citoyenne. Mais, ces réformes n’ont jamais abouti. D’ailleurs, aujourd’hui, l’inachèvement de ces réformes est une des explications majeures de ce qu’on appelle les “ Révolutions arabes”. Les questions fondamentales de l’égalité politique et de la citoyenneté sont au coeur des problématiques qui  traversent aujourd’hui le monde arabe et musulman.

C.J.N.: Le conflit entre Juifs et Musulmans, qui pendant très longtemps a été de nature politique, ne s’est-il pas progressivement mué en un contentieux d’ordre religieux?

B. Stora: Si le contentieux entre Juifs et Musulmans était uniquement de nature religieuse, on se demande comment ces deux Communautés ont pu cohabiter ensemble pendant 13 siècles? Au XXème siècle, un facteur nouveau est apparu dans ces deux Communautés: le problème des nationalismes. Ce problème a accentué la séparation entre les Communautés juive et musulmane. C’est avec la montée en force du nationalisme arabe d’un côté, du Sionisme de l’autre, et le jeu des puissances coloniales, qui ont exacerbé les rivalités entre les deux camps, que s’engage le processus de séparation entre Juifs et Musulmans. Ce qui est nouveau, c’est l’apparition, d’un côté comme de l’autre, de facteurs religieux, qui sont devenus premiers alors qu’ils étaient seconds pendant très longtemps. Désormais, les facteurs religieux ont tendance à prendre de plus en plus d’importance dans la conduite des Affaires d’État, aussi bien en Israël que dans le monde arabo-musulman. Ainsi, le conflit israélo-palestinien, qui à l’origine n’était pas un conflit religieux, est devenu progressivement un contentieux d’ordre religieux.

C.J.N.: Comment envisagez-vous l’avenir des relations entre Juifs et Musulmans?

B. Stora: Aujourd’hui, nous sommes malheureusement confrontés à une situation très difficile et fort critique. Aussi bien du côté juif que du côté arabe, il y a beaucoup d’opposition à la réconciliation judéo-musulmane et des durcissements communautaires très forts. Il ne faut pas se le cacher. C’est pourquoi l’objectif de cet ouvrage est d’essayer de surmonter les peurs réciproques en restituant la longue Histoire des relations entre Juifs et Musulmans. Nous voulons éviter que les souvenirs communs, qui ont bel et bien existé pendant des siècles en Espagne, en Afrique du Nord et dans l’Empire ottoman, disparaissent. N’oublions pas que pendant très longtemps, le nombre de Juifs vivant en Terre d’Islam était supérieur au nombre de Juifs vivant en Europe. Cette réalité historique capitale a été complètement oubliée. Nous devons essayer de restituer ce fait historique irrécusable pour les jeunes générations de Juifs et de Musulmans qui ont totalement perdu de vue des repères historiques majeurs. Ces derniers ne savent même pas qu’une cohabitation harmonieuse, ou conflictuelle, entre les deux Communautés a existé pendant 13 siècles.

 

In an interview, French historian Benjamin Stora talks about a new book that he co-published with Islamic specialist Abdelwahab Meddeb, translated into English as A History of Jewish-Muslim Relations: From the Origins to the Present Day, an encyclopedic work that looks at the history of Jewish-Muslim relations over the centuries.