Une entrevue avec le Professeur Henri Atlan

Henri Atlan, Croyances. Comment expliquer le monde?

Médecin, biologiste, philosophe et exégète des textes talmudiques, Henri Atlan, qui est l’un des pionniers des théories de la complexité et de l’auto-organisation du vivant, est l’auteur de nombreux travaux en biologie cellulaire, en intelligence artificielle, en biophysique et en éthique de la biologie. Il a aussi à son actif une importante oeuvre de réflexion philosophique et talmudique.

Né à Blida, en Algérie, cet éminent scientifique franco-israélien est professeur émérite de biophysique de l’Université Hébraïque de Jérusalem et de l’Université de Paris-VI, directeur du Centre de recherche en biologie humaine de l’Hôpital universitaire Hadassah de Jérusalem, qu’il a fondé au début des années 80, et directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris.

Il partage sa vie entre Jérusalem et Paris.

Henri Atlan, qui a été, de 1983 à 2000, membre du Comité consultatif national d’éthique français pour les sciences de la vie et de la santé, poursuit une réflexion critique inspirée de sa pratique scientifique.

Ses travaux, qui font autorité dans les cénacles scientifiques et universitaires internationaux, interrogent la nature complexe des relations entre la science et l’éthique, de même que la compatibilité entre une pensée scientifique préoccupée souvent déterministe et la compréhension des complexités, source continue d’indéterminismes. La pensée de Henri Atlan contribue à éclairer les questions de société épineuses que soulèvent le clonage reproductif, dont il est l’un des grands spécialistes mondiaux, les découvertes sur les prions, la biologie du développement…

Dans son dernier livre, Croyances. Comment expliquer le monde?, paru récemment aux Éditions Autrement, Henri Atlan décline avec brio les nombreuses facettes des croyances et propose des pistes pour résister au dogmatisme et au relativisme qui sévissent à notre époque, où les confusionnismes sont légion. Un essai remarquable et iconoclaste dans lequel ce fin connaisseur des méthodes scientifiques les plus avancées, des grands oeuvres philosophiques et des textes sacrés revisite la notion de “croyance” en développant une pensée très originale.

À la lecture de votre livre, on constate que la “croyance” est une notion très galvaudée qui nourrit de grandes confusions. C’est ce qui vous a motivé à revisiter cette notion difficile à cerner?

La croyance est le plus souvent associée à la foi religieuse alors qu’il existe beaucoup d’autres sortes de croyances. La croyance religieuse apparaît le plus souvent comme une sorte de certitude plus ou moins mêlée de doute sur la vérité de dogmes révélés, qui tire son origine des mystères de la Foi. Mais la religion ou “le religieux” fondé sur des croyances énoncées dans des articles de foi est un phénomène relativement récent et localisé dans l’histoire de l’humanité, qui semble s’être développé autour de la Méditerranée quelques siècles après la naissance du christianisme. Projeter cette notion sur des cultures et des civilisations antiques ou sur des populations actuelles ni christianisées ni islamisées est à la fois anachronique et ethnocentrique. L’anthropologie et la critique de l’historiographie des religions ont commencé à faire éclater cette vision simplificatrice de la notion de “croyance religieuse”. 

Vous distinguez dans votre livre quatre sortes de croyances: les scientifiques et trois autres souvent réunies, à tort selon vous, dans la catégorie “religieuses”. Pourquoi cette classification des “croyances” est-elle importante à vos yeux?

Quand on observe ce qui s’est passé dans l’humanité et dans la plupart des sociétés humaines au cours de l’histoire, on s’aperçoit qu’il n’y a que deux phénomènes qu’on peut vraiment qualifier de religieux, c’est-à-dire fondés sur des professions de foi: le christianisme et l’islam. Ça n’a aucun sens de dire que quelqu’un est Chrétien et athée ou Musulman et athée. La condition d’entrée dans le christianisme et dans l’islam est d’adhérer à un credo: le credo chrétien ou la Chehada musulmane. Sans cette adhésion à un credo, on ne peut pas être un fidèle du christianisme ou de l’islam.  Toutes les autres sociétés, animistes, hindouistes, bouddhistes… les sociétés de l’Antiquité, qu’on appelle les religions grecque et romaine, et aussi ce qu’on appelle à tort la religion talmudique, ne reposent pas sur des professions de foi, ce sont des croyances que j’appelle “pratiques”. Ce sont des phénomènes où ce qui est important ce n’est pas une croyance énoncée, mais des rituels, des comportements, des habitudes, qui en réalité expérimentent des représentations collectives de différentes sociétés. Des récits ayant des formes diverses -des mythes, des légendes, des traditions à moitié historiques et à moitié mythologiques- nourrissent les comportements et les rites de ces groupes humains, mais n’en sont pas les origines ni les justifications théoriques. C’est ce qui les différencie des religions proprement dites qui reposent sur des professions de foi.

Vous affirmez que, contrairement à une idée reçue, le judaïsme n’est pas la première religion monothéiste mais la troisième, après le christianisme et l’islam. Expliquez-nous pourquoi?

L’histoire du judaïsme le prouve. Tout d’abord, dans la Bible, la notion de monothéisme n’existe pas. On mentionne plutôt une lutte contre l’idolâtrie au nom de la supériorité du Dieu d’Israël sur les autres dieux. Les autres dieux ne sont pas niés dans leur existence. Il n’est dit nulle part dans les récits bibliques que les autres dieux n’existent pas. La Bible affirme tout simplement que le Dieu d’Israël est le plus grand et le plus fort. Dans les récits bibliques, il est tout à fait normal que les autres peuples aient chacun leur dieu. Plus tard, il y a eu une tentative de monolâtrie, c’est-à-dire de réunir les cultes de tous les autres dieux sous la houlette d’un seul culte, celui du Dieu d’Israël, dans un seul sanctuaire, celui de Jérusalem. Cette tentative n’a été réalisée qu’à moitié à partir du retour de l’Exil à Babylone, au Ve-VIe siècles avant l’Ère chrétienne.  Après la destruction du Temple de Jérusalem, qui entraîna la disparition du Royaume de Juda, le mouvement rabbinique et talmudique forgea une conception du monothéisme plus intériorisée. Pour arriver à leur fin, les rabbins ont inventé de nouveaux noms qui n’existent pas dans la Bible et qu’on a pris l’habitude de traduire par Dieu: Hakadosh Baroukhou, Ribono Chel Holam, Hamakom, c’est-à-dire le “Lieu”… Le même phénomène s’est produit aussi chez les philosophes grecs, qui étaient également monothéistes.

Le judaïsme talmudique s’est-il développé aussi dans ce contexte socio-historique?

Oui. À cette époque-là, il n’y avait pas d’acte de foi, ni de profession de foi, à faire pour entrer dans le judaïsme ou pour en sortir. Quand on lit dans le Talmud la description des cérémonies de conversion au judaïsme, qui étaient très exigeantes puisque le judaïsme n’a jamais eu une mission prosélyte, on constate qu’on ne demandait pas à ceux qui voulaient adhérer au peuple juif de croire en telle ou telle chose. On leur demandait simplement de partager l’histoire et le destin du peuple d’Israël.

Selon vous, le christianisme a été la première religion monothéiste.

Ce sont les Chrétiens au IVe siècle -et non pas les premiers Chrétiens-, en particulier Saint-Augustin, qui ont créé la notion de religion à profession de foi. C’est à partir de cette époque que le christianisme fut considéré comme une religio vera, c’est-à-dire comme une “vraie” religion. On ne peut être Chrétien que si on adhère au credo énoncé par le christianisme. À partir de ce moment-là, la notion de religion à profession de foi s’est imposée et a fini par dominer la théologie chrétienne. L’islam, en rivalité avec le christianisme, a adopté aussi la notion de religion à profession de foi. Les communautés juives qui vivaient en terre d’islam ont été aussi très influencées par cette notion forgée par les Chrétiens et empruntée ensuite par les Musulmans.

D’après vous, Maïmonide fut le premier grand penseur et législateur Juif à inaugurer dans l’histoire du judaïsme une réflexion théologique, qui se veut en même temps “scientifique”, inspirée des oeuvres des grands philosophes grecs, notamment Aristote, et à considérer le judaïsme comme une religion fondée sur des croyances énoncées dans des articles de foi.

Avant Maïmonide, un autre grand érudit juif, Saadia Gaon, fut le premier penseur et rabbin dans le judaïsme à énoncer un certain nombre d’articles de foi. Quelques siècles plus tard, Maïmonide a aussi, dans les mêmes conditions socio-historiques dans lesquelles Saadia Gaon a vécu -Maïmonide était aussi nourri de culture, de philosophie et de théologie musulmanes tout en étant fortement inspiré par la philosophie grecque, en particulier par celle d’Aristote-, énoncé des articles de foi pour le judaïsme. Mais la grande originalité de Maïmonide a été non seulement d’énoncer des articles de foi, mais de prétendre que ceux-ci étaient un commandement de la Torah. Il a présenté ces articles de foi comme objets de Mitzvah.

Cette vision de Maïmonide de la foi dans le judaïsme a été très contestée par divers courants du judaïsme, particulièrement dans les milieux orthodoxes.

Cette vision de Maïmonide de la croyance religieuse dans le judaïsme n’a pas été suivie par plusieurs courants du judaïsme qui l’ont durement critiquée sur la base de raisonnements philosophiques évidents dont Maïmonide était au fait. On ne peut pas vous demander de considérer comme un commandement, ou comme un ordre, le fait de croire en une chose. On peut vous donner l’ordre de faire quelque chose, mais certainement pas de croire ou de ne pas croire en quelque chose.

Selon vous, l’énonciation par Maïmonide d’articles de foi repose sur un grand malentendu.

Maïmonide était nourri de philosophies grecque et musulmane. Il adhérait totalement à ces deux grandes philosophies qu’il considérait comme une vérité scientifique démontrée. Ce qu’on a appelé après les “articles de foi”, et que Maïmonide désignait aussi avec ce terme, n’étaient pas pour lui l’objet de croyances religieuses, mais l’objet de connaissances scientifiques démontrées scientifiquement. Donc, pour Maïmonide, on n’avait pas besoin de faire appel à la foi pour croire que Dieu existe, qu’Il est Un et qu’Il n’est pas corporel puisque ces réalités, à ses yeux irrécusables, ont été corroborées scientifiquement. Pour Maïmonide, ces articles de foi étaient validés et légitimés par une connaissance scientifique. Conscient que la majorité du peuple juif n’avait pas accès à la logique d’Aristote et aux démonstrations qui permettaient de considérer ses énoncés d’articles de foi comme une vérité scientifique, Maïmonide estimait que tous ceux qui n’avaient aucune connaissance de la philosophie aristotélicienne devaient considérer la croyance en ces énoncés comme un commandement de la Torah et faire entièrement confiance aux Maîtres de la Torah, qui eux avaient accès à la connaissance scientifique. Mais, moins d’un siècle après Maïmonide, la philosophie d’Aristote ne fut plus considérée par l’ensemble des philosophes comme une vérité scientifique indépassable et définitivement démontrée.

La pensée de Maïmonide sur la question fondamentale de la foi dans le judaïsme est-elle aujourd’hui vétuste et incongrue?

Je n’aurais pas l’outrecuidance de contester que Maïmonide est le plus grand penseur dans l’histoire du judaïsme, aussi bien du point de vue scientifique que du point de vue traditionnel juif.  Simplement, il faut replacer Maïmonide et sa gigantesque oeuvre philosophique dans son temps. Ce qui était considéré comme scientifique au temps de Maïmonide ne l’est plus depuis très longtemps: la physique et la métaphysique d’Aristote. Les élèves qui ont suivi les enseignements de Maïmonide après sa mort ne pouvaient plus accepter l’idée que les articles de foi qu’il a énoncés étaient des vérités scientifiquement démontrées. C’est pourquoi ces adeptes de la pensée maïmonidienne ont considéré qu’on ne pouvait adhérer à ces articles de foi qu’à travers la foi religieuse, comme un credo, à l’instar du credo chrétien et de la Chehada musulmane. C’est ainsi que ces notions capitales énoncées par Maïmonide sont devenues des articles de foi dans la religion juive.

Comment se positionne le judaïsme orthodoxe face à la pensée de Maïmonide sur la question de la foi dans le judaïsme?

L’orthodoxie juive accepte les oeuvres halakhiques de Maïmonide mais conteste une bonne partie de l’un de ses principaux ouvrages, Le Guide des Égarés, où il expose ses visions philosophiques et scientifiques. Nombreux sont ceux qui croient encore aujourd’hui que les penseurs juifs qui se sont opposés à Maïmonide contestaient son approche scientifique et rationnelle du judaïsme parce qu’eux prônaient au contraire une approche mystique, obscurantiste ou magique qui serait notamment exprimée dans la Kabbale. Ça, c’est une vision complètement déformée de la réalité parce que les kabbalistes étaient tout aussi philosophes que Maïmonide sauf qu’ils n’étaient pas aristotéliciens, il étaient des adeptes d’autres philosophies, en particulier des philosophies néoplatonicienne et stoïcienne. Des oeuvres de Kabbale ont répondu au grand défi philosophique lancé par Maïmonide.

Qu’est-ce qui différencie principalement une “croyance scientifique” d’une “croyance religieuse”?

 Les croyances scientifiques ne sont que des croyances provisoires. Les mécanismes de la croyance scientifique opèrent à deux niveaux: d’une part, au niveau des hypothèses -quand on formule une hypothèse, on y croit suffisamment pour lui consacrer du temps et de l’argent et essayer de la prouver ou éventuellement de la réfuter. Ensuite, cela peut déboucher sur une loi ou une théorie. Les lois et les théories scientifiques sont toujours ouvertes à la critique et susceptibles d’être réfutées ou modifiées par de nouvelles découvertes. Autrement dit, dans la pratique scientifique, la croyance fonctionne toujours avec un statut provisoire, en attendant d’être transformée, ou non, en savoir plus ou moins certain, à l’aide de la raison et de l’expérimentation.

Au contraire, les croyances religieuses reposent sur une adhésion qui n’a pas besoin d’être justifiée par la raison. Pour certains, il est même parfois préférable qu’une croyance religieuse soit irrationnelle. Ils lui accordent une valeur d’autant plus grande quand elle n’est pas démontrée. Le philosophe Ludwig Wittgenstein, qui a beaucoup réfléchi sur le phénomène des croyances, est arrivé à la conclusion que la croyance religieuse est en réalité une utilisation unique et incompréhensible du mot “croire”. On a pris l’habitude de penser que quand on dit “croire”, ça signifie une “croyance religieuse”. C’est un grand leurre.

Y a-t-il une contradiction entre la foi et la science. Un chercheur scientifique peut-il être réellement un fervent croyant en Dieu?

Être scientifique et résolument croyant en Dieu, c’est tout à fait respectable et possible. Un scientifique croyant en Dieu prendra conscience, comme n’importe quel autre scientifique, que la science n’explique pas tout, peut-être pour le moment. Il existe un tas de phénomènes, en particulier des événements dans notre existence, qui ne se produisent qu’une fois. Ces phénomènes ne peuvent pas être soumis à l’expérimentation scientifique.  En outre, notre vie intérieure est pleine d’expériences pour lesquelles la méthode scientifique n’est pas adaptée. Plusieurs attitudes sont alors possibles. Une d’entre elles est l’adhésion à une croyance religieuse qui va, en principe, donner un sens à notre existence. Mais ce n’est pas la seule attitude. Je préfère quant à moi d’autres chemins, qui s’appuient sur des traditions de pensée, où la raison, associée à nos expériences existentielles, garde toute sa place.