La littérature et la politique en Israël

PARIS — “Pour moi, l’identité est dans la langue. Je suis avant tout un écrivain qui écrit en hébreu. Je suis un écrivain hébreu avant d’être un Israélien, un habitant du Moyen-Orient ou un citoyen du monde.”

Figure de proue de la littérature israélienne contemporaine, Amos Oz, dont l’imposante oeuvre littéraire a été traduite en quarante-deux langues, récuse la “politisation” du labeur littéraire d’un écrivain.

“En ce qui concerne la ligne qui existe entre la politique et la littérature, je dois vous dire que moi j’écris au stylo, je n’écris pas à l’ordinateur. Sachez que sur mon bureau, il y a toujours deux stylos, un noir et un bleu. J’utilise le stylo noir quand je veux dire à mon gouvernement: “Allez au diable!”. À ce moment-là, j’écris un article, le gouvernement le lit, mais, malheureusement, il ne va pas au diable! L’autre stylo, le bleu, je l’utilise pour écrire de la littérature, des récits… Je n’ai jamais écrit des romans ou des nouvelles pour faire passer un message politique. Quand j’ai un message politique à faire passer à mon gouvernement, j’écris un article”, a expliqué Amoz Oz au cours d’un débat passionnant sur la littérature et la politique auquel ont pris part deux autres illustres représentants des lettres israéliennes, les écrivains David Grossman et Avraham B. Yehoshua.

C’était la première fois que ces trois icônes de la littérature israélienne étaient réunis en France autour d’une même table. Cette causerie littéraire très attendue, qui a eu lieu dans le cadre du Salon du Livre de Paris, a été organisée par le mensuel Philosophie Magazine et l’Ambassade d’Israël en France.

Cet événement a eu lieu dans une salle archicomble. Plusieurs centaines de personnes ont été contraintes de suivre ce débat dans un espace jouxtant cette salle, par le truchement d’un grand écran de télévision.

“Nous avons l’auguste privilège d’avoir avec nous la “sainte trinité” de la littérature israélienne. Je ne sais pas qui est le père, qui est le fils et qui est le Saint-Esprit! Amos Oz, David Grossman et Avraham B. Yehoshua ont plutôt un rapport d’amitié, de fraternité. Ce sont trois immenses écrivains, pas seulement Israéliens, mais de la littérature mondiale, traduits dans le monde entier”, rappela lors de sa présentation introductive Martin Legros, rédacteur en chef adjoint de Philosophie Magazine.

“Nous accueillons aujourd’hui non seulement trois écrivains éblouissants, porteurs de lumière, mais aussi trois farouches partisans et artisans de la paix en Israël et au Proche-Orient. Trois écrivains qui défendent l’indépendance de la littérature par rapport à l’engagement moral et politique d’un écrivain à travers l’idée que la création romanesque a une fonction de révélation de certaines vérités, mais qu’il faut prendre le grand détour de la création pour atteindre et trouver ces vérités enfouies”, ajouta l’animatrice de cette table ronde, l’écrivaine et critique littéraire Clémence Boulouque.

Amos Oz et David Grossman ont parlé en hébreu -leurs propos ont été traduits en français par une excellente traductrice, Marius Ishter-. Avraham B. Yehoshua étaya ses réflexions en français, une langue qu’il parle couramment.

Pour David Grossman, il faut établir une distinction entre le statut d’un écrivain et sa nationalité. Surtout, insista-t-il, il ne faut pas entremêler ces deux “notions identitaires”.

“Je ne peux pas prétendre que j’écris en tant que Juif et que je suis avant tout un écrivain israélien. Je pense que je suis tout d’abord un écrivain. Un écrivain est d’abord écrivain avant que l’on parle de sa nationalité, dit-il. Je pense que ce qui fait qu’un écrivain est écrivain, c’est qu’il a envie de comprendre profondément ce que c’est qu’être l’Autre. C’est-à-dire explorer et découvrir l’Autre de l’intérieur. Quand un écrivain écrit une histoire, c’est pour rendre le plus fidèlement, et de la manière la plus détaillée possible, ce que c’est qu’être cet Autre. Moi, j’ai la chance de vivre en Israël, où tout ce qui arrive, ou n’importe quel événement que l’on vit, est toujours teinté de la grande Histoire, c’est-à-dire marqué par les problèmes politiques, l’extrémisme… par l’existence même d’Israël. Pour un être “normal”, c’est tout à fait invivable, insupportable, mais pour un écrivain, c’est un vrai paradis.”

D’après Avraham B. Yehoshua, pour un écrivain, la question de la nationalité est directement liée au contexte social et politique dans lequel ce dernier vit et évolue.

“Le contexte social et politique est capital. C’est dans ce contexte que vous pouvez faire le bien et le mal. Mais, en Israël, le “contexte moral” a une signification existentielle très particulière, et très différente de la signification que ce contexte peut avoir dans d’autres pays. On peut parler ad vitam aeternam des pauvres, des affamés en Inde, de la guerre en Irak, des Américains, que vous les aimiez ou les détestiez, du populisme d’Hugo Chavez et de ses incidences sur la situation politique en Amérique latine… Mais, pour nous, Israéliens, les mots, les propos, les réflexions politiques ont une force quasi existentielle. La guerre et la paix dépendent de ces mots, de ces propos. Nous sommes responsables de ce qui se passe avec les Palestiniens. C’est dans le contexte dans lequel on vit qu’on peut faire quelque chose de concret et s’impliquer moralement. C’est dans ce contexte que je peux prendre la responsabilité de toutes les composantes de ma vie. Un écrivain israélien vit et respire dans ce contexte, souvent noir et asphyxiant. Ce contexte influence grandement le travail littéraire des écrivains israéliens.”

Pour Avraham B. Yehoshua, un écrivain israélien ne peut pas dissocier son travail littéraire de son engagement politique. À ses yeux, ces deux “actes identitaires” forment une “osmose inextricable”.

“Je connais Amos Oz depuis plus de cinquante ans. Nous nous parlons au téléphone deux fois par semaine, à 7h du matin. Je peux vous assurer qu’Amos Oz n’a pas deux stylos pour écrire, mais un seul. La question morale, la relation entre les Israéliens et les Arabes, l’épineuse question de l’identité juive… se retrouvent aussi dans le stylo bleu qu’Amos utilise pour écrire ses romans, dit-il. Les questions morales et les questions politiques sont omniprésentes dans les oeuvres littéraires des romanciers israéliens. Elles le sont aussi dans les oeuvres de Dostoïevski, de Tolstoï, de Roger Martin du Gard… Les questions politiques ne sont pas séparées du monde littéraire, mais, au contraire, sont au coeur de ce monde. On retrouve aussi cette “osmose” dans les oeuvres de David Grossman. Sa littérature n’est pas une littérature épurée de la politique et de l’idéologie.”

David Grossman met constamment en garde ses lecteurs contre les “manipulations sémantiques” de nos gouvernants politiques.

“La première chose qu’un gouvernement, les politiciens ou les médias font quand nous sommes confrontés à une guerre ou à une grave crise politique, c’est de manipuler les mots et le langage. Les médias ont souvent tendance à ne pas appeler les choses par leur nom. Et, quand on n’appelle pas les choses par leur nom, on utilise alors des procédés pour éviter d’appeler les choses par leur nom. Jadis, on appelait ça la “langue de bois”. Moi, j’appelle ce phénomène pernicieux “la langue lavée de toutes ses “impuretés””. Au lieu de parler d’une situation qui est atroce, terrible, effrayante, eh bien on se contente de ressasser des clichés éculés. L’écrivain, lui, doit toujours éviter d’employer les clichés qu’utilisent à tort et à travers les médias. Si l’écrivain utilise la langue intime, la langue de l’émotion, il parvient à éveiller l’écoute du lecteur. Les clichés, ça ne veut pas dire grand-chose, on ne peut pas les entendre. Par contre, une langue intime émotionnelle suscite l’attention du lecteur. Ce dernier peut alors être amené à repenser sa position politique ou idéologique.”

Un point de vue entièrement partagé par Amos Oz qui estime que la “manipulation” des mots est au coeur des stratégies politiques, médiatiques, et même militaires, des gouvernements israéliens.

“Il est très difficile de trouver deux Israéliens qui sont d’accord entre eux. Il est même difficile de trouver un seul Israélien qui est d’accord avec lui-même! Nous, Israéliens, sommes très ambivalents. Je suis tout à fait d’accord avec David Grossman. Combien de luttes dans le passé, de combats ont été liés à l’utilisation d’un seul mot. Rappelez-vous après la guerre des Six jours de 1967. On a commencé à parler dans la presse israélienne de “Territoires libérés”. J’ai pris alors mon stylo noir pour écrire un article pour rappeler au gouvernement israélien de l’époque et à mes compatriotes que des Territoires ne peuvent pas être libérés. Un homme, une femme, peuvent être libérés, mais on ne peut pas libérer des Territoires, écris-je alors.”

En 1982, pendant la première guerre du Liban, Amos Oz a écrit d’autres articles incisifs dès qu’il a entendu qu’on appelait cette guerre: “Guerre pour la paix en Galilée.”

“J’ai repris mon stylo noir et j’ai écrit un article pour rappeler qu’on ne peut pas appeler une guerre “Guerre pour la paix”. Une guerre peut être juste, on peut avoir raison, ou non, de la mener. La guerre du Liban de 1982, j’estimais qu’elle n’était pas juste car elle avait des objectifs idéologiques. Appeler une guerre “Guerre pour la paix”, c’était utiliser un langage qui nous rappelait “1984” de George Orwell. Avec certains mots, on peut manipuler les esprits en temps de guerre.”

Israeli writers Amos Oz, Avraham B. Yehoshua and David Grossman spoke about literature and politics, at a round table held during the recent Paris book fair.