Le judaïsme selon Armand et Éliette Abécassis

“Le judaïsme n’est pas seulement une religion, c’est aussi une vision du monde, de l’homme et de l’Histoire”, affirment Armand et Éliette Abécassis dans l’anthologie magistrale qu’ils viennent de consacrer aux grands textes de la culture juive -Le livre des Passeurs. De la Bible à Philip Roth, trois mille ans de littérature juive (Éditions Robert Laffont, 2007)-.

Philosophe, spécialiste renommé de la pensée juive et du christianisme, auteur de nombreux essais sur le judaïsme et les relations judéo-chrétiennes encensés par la critique, le philosophe Armand Abécassis est reconnu comme l’un des grands penseurs contemporains du judaïsme. Sa fille, Éliette Abécassis, normalienne, agrégée de philosophie, est, à 38 ans, une écrivaine chevronnée. Sa trilogie romanesque, Qumran, Le Trésor du Temple et La dernière Tribu (Éditions Albin Michel), a connu un succès mondial retentissant.

On ne peut que conseiller la lecture de cette anthologie littéraire à la fois éducative, instructive, enrichissante, passionnante… et très audacieuse.

Entretien croisé avec deux brillants intellectuels juifs briseurs de tabous.

Canadian Jewish News: Qu’est-ce qui vous a motivés à vous lancer dans un projet littéraire aussi ambitieux?

Éliette Abécassis: À travers cette anthologie, qui rassemble des textes de toutes tendances, toutes époques, toutes obédiences, et ce, depuis l’origine du judaïsme jusqu’à nos jours, nous avons voulu témoigner de la richesse et de la diversité de la tradition juive. C’était important pour nous de montrer à quel point le judaïsme s’est exprimé au fil des siècles d’une façon polymorphe, variée, contradictoire, différente, ouverte.

C.J.N.: C’est la première fois que sont réunis et commentés dans un livre des extraits de textes aussi divers que ceux de la Genèse, du Talmud ou de la Kabbale, qui côtoient des écrits sur Jésus, de Spinoza, de Freud ou de Philip Roth, en passant par Maïmonide, Montaigne, Gershom Scholem ou Albert Cohen.

Armand Abécassis: Nous avons souhaité, par cette entreprise inédite, réunir des textes remarquables sur le judaïsme, qu’ils soient religieux ou profanes, anciens ou modernes, pour ou contre, littéraires ou philosophiques, drôles ou sérieux, académiques ou subversifs, historiques ou prophétiques, mais toujours des témoignages d’un peuple vivant, qui n’est ni tout à fait le même ni tout à fait un autre.

C.J.N.: Ce que vous montrez très éloquemment dans cette anthologie littéraire, c’est que le judaïsme n’est pas une entité monolithique, mais qu’un Juif peut exprimer et vivre sa judéité de diverses manières.

Armand Abécassis: Ce livre repose sur un postulat sur lequel moi et Éliette étions d’accord dès le début de ce projet littéraire: il faut arrêter de considérer le judaïsme uniquement comme une religion. Nous aurions commis une faute grave si nous n’avions retenu que des textes religieux. Il y a des Juifs qui n’étaient pas religieux, ni pratiquants, qui n’ont jamais mis les pieds dans une synagogue, qui ne mangeaient pas casher, mais dont on ne peut pas nier leur apport extraordinaire à l’histoire et à la tradition juives. Il n’y avait aucune raison de les exclure. La définition du “Juif” doit être élargie.

C.J.N.: Qu’est-ce qu’être Juif pour vous?

Armand Abécassis: Le judaïsme n’est pas seulement une religion, ni une nationalité -on peut être Juif tout en n’étant pas citoyen d’Israël. La thèse que nous défendons dans ce livre est que le judaïsme est une vision du monde, de l’homme et de l’Histoire, qui peut être réalisée, témoignée sur plusieurs champs d’activités selon l’envergure de chaque Juif. Les Juifs religieux font un travail formidable pour la tradition juive. Les Juifs non religieux contribuent eux aussi, à leur manière, à pérenniser la tradition juive.

C.J.N.: Cette anthologie réhabilite des Juifs non religieux, dont certains furent même exclus de leur Communauté à cause des idées “subversives” qu’ils ont défendues avec opiniâtreté.

Armand Abécassis: Il y a aujourd’hui beaucoup de Juifs non religieux qui envoient leurs fils en Israël. Beaucoup de ces jeunes Juifs meurent pour défendre Israël. On ne peut pas dire que ces Juifs non pratiquants ne méritent pas le paradis dans le langage religieux. Leurs enfants ne sont pas morts pour les Zoulous, ni pour les Américains, mais pour le peuple d’Israël, qui est un élément constitutif du peuple juif. Il n’y a pas de raison de les exclure des Passeurs du judaïsme.

Il y a un certain nombre de romanciers, de poètes, de philosophes juifs qui, tout en n’étant pas religieux, n’ont jamais nié leur appartenance au judaïsme, c’est le cas de Freud et d’Einstein. Ces Juifs, qui se définissaient souvent comme agnostiques, ont contribué d’une manière notoire au judaïsme et à l’essor de l’humanité.

C.J.N.: Qu’est-ce qu’ un Passeur dans le judaïsme?

Éliette Abécassis: Dans la tradition juive, lire le texte, c’est, pour ainsi dire, l’écrire en le vocalisant. C’est enfin entrer en alliance avec lui et par sa médiation entrer en dialogue et en alliance avec les autres lecteurs. Les Rabbins appellent l’univers de l’interprétation “Torah orale”, grâce à laquelle l’écrit passe à l’oral et ne se clôt pas sur lui-même. C’est l’interprétation qui fait l’unité de la diversité des textes que nous présentons dans cette anthologie. Ce passage, cette transmission d’une qualité d’existence d’une génération à une autre, est la clef de voûte du judaïsme. C’est grâce aux Passeurs authentiques que l’Histoire véritable de l’homme triomphe de toutes les impasses qui la menacent toujours. Chaque texte présenté dans ce livre est une face du prisme juif, dont le centre n’appartient à personne. Son auteur est un Passeur qui la fait resplendir.

Nous considérons que des Juifs ayant vécu à la marge, et ayant toujours refusé d’assumer leur judéité, comme Spinoza ou Karl Marx, sont aussi des Passeurs.  Même s’ils ont passé leur culture sur le mode du rejet, ils ont transmis quelque chose qui reste dans la flamme du judaïsme, même si c’est une flamme contestataire.

C.J.N.: Pourquoi avez-vous catonné dans un chapitre intitulé “Hors-Texte” ces Juifs intellectuels de rupture, qui ont vécu en lisière de leur Communauté et parfois en opposition violente avec elle?

Armand Abécassis: Ce sont des Juifs qui se sont carrément dressés contre le judaïsme. On a commencé par Elicha Ben Abouyah, qui est le patron à tous ces Juifs rebelles. Ce grand Maître de la Torah est devenu agnostique. Les événements qu’il a connus de son vivant -la destruction du Temple, l’échec des guerres menées par les Juifs contre les légions romaines, l’exil…- le désespérèrent de la vision du monde juive. Mais ce qui est merveilleux, c’est que même s’il s’est révolté contre le judaïsme, ses enseignements ont continué à être transmis dans le Pirké Avot, entre Pessah et Chavouoth, et dans la Guémara. Un autre Juif “Hors-Texte”: Marcel Proust. Bien qu’il n’ait jamais critiqué ou attaqué le judaïsme, Proust vivait complètement en dehors de celui-ci. Il ne connaissait pas le judaïsme, il ne le pratiquait pas. Pourtant, ses thèmes sont extraordinairement juifs.

C.J.N.: Il y a des écrivains et des intellectuels juifs que vous avez délibérément exclus de cette anthologie. Pourquoi?

Éliette Abécassis: Il y a un grand écrivain français qui a catégoriquement refusé de faire partie de cette anthologie sur le judaïsme, Patrick Modiano.  Nous avons délibérément décidé de ne pas inclure dans ce livre des textes d’écrivains qui fustigent le judaïsme avec véhémence, c’est le cas du Français Edgar Morin, de l’Américain Noam Chomsky et de l’Israélien A.B. Yehoshua. À nos yeux, ces derniers ne sont pas des Passeurs ayant le souci de pérenniser le message juif. Par contre, nous avons inclus l’écrivain américain Philip Roth, qui ne cesse de questionner dans son oeuvre son identité juive. Ce dernier dit qu’il est “Juif parmi les goy et goy parmi les Juifs”. Même si c’est sur le mode du questionnement, on retrouve chez Philip Roth une volonté, un désir de transmettre une certaine tradition juive.

C.J.N.: Les Juifs orthodoxes seront sans doute ulcérés quand ils apprendront que vous considérez Jésus comme un Passeur de la tradition juive.

Armand Abécassis: Jésus était Juif et respectait les lois de sa Communauté. Les critiques qu’il fait aux Pharisiens sont exactement les mêmes que celles que l’on trouve dans le Talmud, qui est la Bible pharisienne! On ne peut en aucune façon, ni historiquement ni métaphysiquement, introduire une discontinuité entre l’enseignement de Jésus et la morale pharisienne ou même essénienne. Les évangélistes font de Jésus un Chrétien, ce qui est anachronique: Jésus était Juif, de sa naissance à sa mort. Les Chrétiens en ont fait le fondateur d’une nouvelle religion. Ils en ont le droit et doivent être respectés pour cela. Mais ils doivent bien distinguer le Jésus de la théologie chrétienne du Jésus juif venu pour “les brebis égarées”, c’est-à-dire pour les Juifs qui quittaient le troupeau d’Israël régi par la loi de Moïse.

Contrairement à ce que lui font dire les évangélistes, je crois que les critiques formulées par Jésus visaient les Sadducéens, ces notables fondamentalistes qui tenaient le Temple et avaient tout intérêt à ce que l’occupation romaine se poursuive. L’histoire et l’existence quotidienne de Jésus ne se sont jamais séparées du judaïsme, ou plus précisément de l’un ou l’autre des judaïsmes. Le christianisme est né d’une interprétation des faits, gestes et paroles de Jésus, qui prenaient sens au sein de son peuple

C.J.N.: Ce livre sur les Passeurs juifs est aussi une réflexion sur la question de la transmission dans le judaïsme. Un thème fondamental qui vous préoccupe beaucoup.

Éliette Abécassis:  Ce livre est dédié à tous les petits-enfants de mes parents, donc à mes enfants. Quand j’ai commencé à coécrire cette anthologie avec mon père, il y a quatre ans, j’étais enceinte de ma première fille, qui a aujourd’hui trois ans et demi. J’ai eu ensuite un petit garçon, qui a maintenant un an et demi. Pendant que j’écrivais ce livre, j’ai eu deux enfants. Effectivement, je pense beaucoup à la transmission, à ce que je vais transmettre à mes enfants, à la génération future.

Aujourd’hui, le passage de la tradition juive se fait beaucoup plus difficilement parce que j’ai l’impression qu’il y a une radicalisation dans le judaïsme. Nous sommes dans les extrêmes: soit des Rabbins très orthodoxes transmettent un judaïsme ultra-rigoriste dans certains cercles restreints, soit alors le judaïsme se perd. Je me pose beaucoup de questions sur la transmission du judaïsme aux futures générations. Beaucoup d’entre nous sommes issus de générations de gens très érudits. Certains d’entre nous sommes fils et filles de Rabbins sépharades, eux-mêmes descendants d’une dynastie rabbinique. Or, on se rend compte aujourd’hui que dans notre génération, tout d’un coup, il n’y a plus rien. Il y a quelque chose qui s’est arrêté. Quand on lit tous ces textes que nous avons consignés dans cette anthologie, je me dis que nous devons absolument tout faire pour que cette merveilleuse tradition, plusieurs fois millénaire, continue.

C.J.N.: L’éducation n’est-elle pas le moyen le plus efficace pour perpétuer la tradition juive à une époque où la mondialisation culturelle bat son plein?

Armand Abécassis: L’éducation juive ne consiste pas à embrigader des jeunes dans la religion, comme on le fait aujourd’hui dans les écoles juives orthodoxes. C’est injuste et injustifiable. Moi, ce qui m’intéresse, c’est que mes enfants aient une conscience juive et qu’ils participent à leur manière au judaïsme. Je n’ai pas à les embrigader, à leur laver le cerveau avec des bondieuseries. On ne peut pas transmettre le judaïsme à nos jeunes n’importe comment, en leur racontant n’importe quoi. C’est incroyable les infantilismes que beaucoup de Rabbins orthodoxes racontent sur le judaïsme. Il est temps que ces derniers comprennent, d’une manière lucide, que le judaïsme, ce n’est pas de la mystique, du dogmatisme, ni un mystère insondable. Il y a aujourd’hui des Rabbins miraculeux qui parcourent le monde pour faire des miracles. On n’est pas chez les Zoulous! Le judaïsme ne m’oblige pas à mourir idiot!

Le judaïsme, c’est l’étude, la réflexion et la capacité d’apporter des réponses claires à celui qui pose des questions: “Pourquoi les Juifs doivent manger casher? Pourquoi doivent-ils observer le Shabbat? Pourquoi doivent-ils mettre les Téfilim tous les jours?” Je n’ai pas à lui expliquer avec une arrière-pensée qu’il faut qu’il le fasse impérativement, et que s’il ne le fait pas il est un mauvais Juif, un racha. Il faut que l’Autre puisse savoir d’une manière réfléchie que je ne le manipule pas, que je lui propose un certain nombre de significations pour qu’il puisse simplement les comprendre, pas pour qu’il les admette. Si un Rabbin vous enseigne la signification du Shabbat pour vous convaincre que vous devez absolument faire le Shabbat, la transmission est faussée.

C.J.N.: Comment envisagez-vous l’avenir du judaïsme?

Armand Abécassis: Je suis très pessimiste, notamment en ce qui a trait à l’avenir du judaïsme en Israël et en France. Dans ces deux pays, il y a aujourd’hui un judaïsme qui divise, qui dresse un Juif contre un autre. C’est une manière de se définir! On comprend que pendant 2000 ans nous étions condamnés à cela. Mais depuis 1948, c’est fini. Cette manière de se définir contre l’Autre, c’est de l’infantilisme. C’est l’enfant de huit ans qui se définit contre son camarade de classe. On n’a plus huit ans! Il faut se définir avec l’Autre et tenir compte de lui, quelles que soient son opinion et sa religion. Ce dernier a le droit d’exister autant que moi. Donc, j’ai le devoir de protéger son existence même si elle n’est pas la mienne. C’est ça le judaïsme. Ce retour à l’orthodoxie noire en France et en Israël, ce n’est pas le judaïsme, c’est un phénomène pernicieux qui relève de la pathologie, de la psychologie.


In an interview, French philosopher Armand Abécassis and his daughter, author Eliette Abécassis, talk about the book they recently published, an anthology of texts that demonstrate the evolution of Jewish culture over the millennia.