Une entrevue avec Alain Finkielkraut

Alain Finkielkraut

Dans un livre coup de poing d’une très grande érudition, L’Identité malheureuse (Éditions Stock), le réputé philosophe et essayiste  Alain Finkielkraut étaye un vibrant plaidoyer en faveur de l’Identité nationale française, qu’il estime être aujourd’hui “en pleine déliquescence”.

Depuis sa parution cet automne, L’Identité malheureuse, qui trône dans toutes les listes de best-sellers en langue française -catégorie “Essais”-, n’a cessé de susciter des débats virulents en France.

La crise de la Laïcité française, la question du port du voile islamique, les grands défis posés par l’Immigration, l’islamophobie, les failles du Multiculturalisme, l’avenir de la Culture francophone, les défis du “vivre-ensemble”, les égarements de la jeunesse… sont quelques-uns des thèmes majeurs, d’une brûlante actualité, qu’Alain Finkielkraut aborde frontalement avec brio dans ce livre anti-politiquement correct.

L’Identité malheureuse est un livre très salutaire qui intéressera certainement l’intelligentsia québécoise à un moment charnière où un débat tumultueux sur l’Identité nationale enfièvre aussi les esprits dans la Belle Province.

Fils de survivants de la Shoah, Alain Finkielkraut est l’un des plus importants intellectuels français de sa génération.

Depuis 1988, il est Professeur d’Humanité et Sciences sociales à la prestigieuse École Polytechnique de Paris, où il dirige la Chaire de Philosophie -il prendra cette année sa retraite de cette Institution académique.

Alain Finkielkraut est le producteur et l’animateur d’une excellente Émission culturelle, Répliques, diffusée tous les samedis matins sur la Chaîne de Radio française France Culture -www.franceculture.fr/emission-repliques-0. Il commente aussi l’actualité de la semaine tous les dimanches dans une Émission diffusée sur la Radio Communautaire Juive de Paris -R.C.J. 94.8 FM-, L’Esprit de l’Escalier, animée par la journaliste Élisabeth Lévy -www. radiorcj.info/diffusions/lesprit-de-lescalier-8/

Alain Finkielkraut nous a accordé une entrevue. Nous l’avons joint par téléphone à son domicile, à Paris.

Canadian Jewish News: À la lecture de votre livre, on a l’impression que les Français vivent aujourd’hui dans un déni de réalité.

Alain Finkielkraut: Le déni de réalité sévit surtout dans la Gauche française. En effet, la Gauche est obnubilée par la Mémoire du XXème siècle. Elle analyse le présent dans les termes du passé proche et traumatisant. La France connaît une mutation culturelle et démographique très importante. Alors que des Français expriment leur malaise, la Gauche annonce et dénonce en même temps le retour des années 30. Elle couche la réalité sur le lit de Procuste de ces années noires et coupe tout ce qui dépasse, en l’occurrence les Territoires perdus de la République, c’est-à-dire les lycées, les collèges et les quartiers sensibles où se développe un sexisme effarant, un antisémitisme débridé et une francophobie très puissante. La Gauche, ou une partie de la Gauche, refuse de voir ces Territoires perdus de la République parce que ça mettrait en péril tout son système de pensée. La Gauche est sortie de la Deuxième Guerre mondiale avec pour viatique l’antifascisme. Or, cette idéologie s’est infléchie durant les dernières années du XXème siècle, du fait de l’Immigration, en devenant l’antiracisme. Dans l’optique de la Gauche, les immigrés et leurs enfants sont les victimes réelles ou potentielles de la xénophobie française. Ainsi, tout ce qui problématise cette vision du monde est minimisé ou simplement occulté.

C.J.N.: On vous reproche d’être “un intellectuel pessimiste et passéiste viscéralement attaché à une conception surannée de l’Identité française”. Cette critique sévère vous offusque-t-elle?

A. Finkielkraut: Je trouve ce reproche terrible et même barbare. La Culture, qui par essence est passéiste, est un acte de confiance dans les Textes anciens. La Culture regarde derrière elle. On me demande de regarder devant moi, de n’admettre comme temps du verbe que le présent et le futur. Pourquoi ? Parce qu’on veut à tout prix transformer la nation française en un espace pluriculturel. Les hérauts d’une France pluriculturelle nous disent sans ambages: “La France est plurielle aujourd’hui. Son Histoire commence aujourd’hui. La France n’a rien à faire de son passé”. Cette accusation de nostalgie proférée à mon encontre remet en cause, et veut même effacer, l’Héritage des Français. C’est absolument effrayant!

C.J.N.: Mais l’Identité nationale n’est-elle pas un processus social en constante évolution, enrichi avec l’apport successif d’autres Cultures dont les nouveaux immigrants sont porteurs?

A. Finkielkraut: Je suis tout à fait d’accord avec ce que vous dites. Mais, on ne peut pas achever une Identité simplement pour créer quelque chose de neuf. Il faut aussi savoir s’inscrire dans un monde plus ancien que soi. Seul peut dépasser un legs culturel celui qui maîtrise ce legs. Donc, si vous commencez par l’oubli, vous mettez en péril, vous rendez même impossible, toute création véritable.

C.J.N.: Qu’est-ce pour vous être Juif dans la France d’aujourd’hui?

A. Finkielkraut: Moi, je fais mienne cette phrase de Marc Bloch, Juif Français, Patriote et Résistant, fusillé par les Allemands en 1944, écrite en 1940 dans son livre L’étrange Défaite: “C’est un pauvre coeur que celui auquel il est interdit de renfermer plus d’une tendresse”. Je n’ai pas du tout envie, et je n’ai jamais eu envie, de sacrifier une appartenance à une autre. La France d’ailleurs, même dans sa grande période assimilatrice, ne me l’a jamais demandé. Je voudrais aussi rappeler un très beau propos d’Emmanuel Levinas. Ce grand philosophe et penseur Juif disait: “C’est dans la langue française que j’ai ressenti les sucs du sol. En 1940, j’ai même pensé qu’on faisait la Guerre pour défendre le français”. J’ai assimilé une partie de la Culture française, j’en suis reconnaissant à la France, et je ne vois là nulle incompatibilité avec mon Identité juive.

C.J.N.: Comment les Juifs Français vivent-ils le débat sur l’Identité nationale qui fait rage dans l’Hexagone depuis quelques années?

A. Finkielkraut: Je pense qu’aujourd’hui, les Juifs et la France sont dans le même bateau. C’est-à-dire: la francophobie et la judéophobie vont de pair. Ce sont les mêmes qui hurlent “Sales Juifs” qui vocifèrent aussi “Sales Français”. Ces deux injures prospèrent dans les mêmes quartiers. Je suis très inquiet car si la France devient une société multiculturelle et postnationale, les Juifs se sentiront beaucoup moins chez eux que dans la France assimilatrice que j’ai connue.

C.J.N.: N’y a-t-il pas aujourd’hui un profond malaise au sein de la Communauté juive de France?

A. Finkielkraut: Il fut une époque où l’Identité juive était bien portée en France. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Désormais, les Juifs Français doivent répondre des “crimes” d’Israël. Il m’arrive d’être pris à parti à cause de mon amour “viscéral” d’Israël. Je suis pourtant l’un des signataires de l’Appel J CALL -Appel signé par des intellectuels Juifs européens demandant au Gouvernement de Benyamin Netanyahou de cesser la colonisation en Cisjordanie- et je soutiens, depuis 1980, l’option des deux États indépendants, l’un israélien, l’autre palestinien. Mais, aujourd’hui, on ne peut être Juif dans l’espace majoritaire français qu’en s’excusant d’Israël. Or, je critique Israël, mais je ne m’excuse pas d’Israël. Je suis caricaturé à la fois en tant que Juif et en tant que Français. On m’a ainsi affublé d’un hideux sobriquet: “Identitaire”.

C.J.N.: Dans “L’Identité malheureuse”, vous parlez d’une “désintégration nationale”, du sentiment de “devenir étranger sur notre propre sol”. “Plus l’immigration augmente, plus le Territoire national se fragmente”, écrivez-vous. Nombreux sont ceux qui vous reprochent de faire le jeu du Front National en défendant des thèses jusqu’auboutistes qui nourrissent les principaux credos idéologiques de ce Parti d’extrême droite.

A. Finkielkraut: Je ne renforce pas le Front National. Un certain nombre d’intellectuels sont obsédés par ce qu’ils appellent la “Lepénisation des esprits”. En évitant sciemment d’aborder un certain nombre de sujets, ces derniers abandonnent au Front National des thèmes, des secteurs de la réalité et des valeurs qu’ils devraient à tout prix investir. Ceux qui déclarent que l’assimilation, c’est fini, que l’intégration, c’est fini et que la France doit impérativement devenir une société inclusive, où aucune Culture n’aura de l’ascendant sur une autre, font le jeu du Front National. Ce mépris de l’Identité nationale française, exprimé jusque dans les plus hautes sphères par des intellectuels et des fonctionnaires, heurte le sens commun et le sens de l’honneur qui existe encore dans une partie du peuple français. Désespérés, ces Français en mal d’Identité se tournent alors vers le Front National. On peut éviter le politiquement correct sans tomber dans le politiquement abject!

C.J.N.: Depuis quelques mois, un débat identitaire tumultueux sévit aussi au Québec. Vous intéressez-vous à celui-ci?

A. Finkielkraut: Je ne suis pas au jour le jour le débat qui a lieu au Québec. Mais je vois qu’au Québec aussi certains voudraient imposer le Multiculturalisme. Les Québécois font face à un grand paradoxe. L’Amérique anglophone a échoué dans sa volonté d’assujettir, voire d’assimiler, d’absorber, l’Identité québécoise. Mais, peut-être que le Multiculturalisme canadien réussira là où l’impérialisme anglo-saxon a échoué. J’espère que les Québécois sauront démentir ce pronostic.

C.J.N.: L’actuel Gouvernement québécois s’est fortement inspiré des mesures adoptées par la France en matière de Laïcité pour élaborer une Charte des valeurs québécoises. Croyez-vous que le Québec et la France mènent aujourd’hui le même combat pour défendre leur Identité nationale?

A. Finkielkraut: Je pense que ce débat est nécessaire, que toutes les nations occidentales aux prises avec la question de l’Immigration sont confrontées à un véritable problème de définition: Qui sont-elles? Que veulent-elles? Que signifie pour elles l’hospitalité? Toutes ces questions doivent être traitées. Si le Québec s’inspire de la France, c’est bien, et si la France  s’inspire de la ténacité québécoise, c’est bien aussi.

C.J.N.: Pourquoi considérez-vous que le Multiculturalisme est un échec?

A. Finkielkraut: Je ne sais pas si le Multiculturalisme est un échec ou une réussite. Je sais seulement qu’on ne peut pas confondre dans quelque pays que ce soit la Culture nationale et les Cultures venues d’ailleurs. Je sais qu’une asymétrie est absolument nécessaire à la survie de la Communauté nationale et à la réussite du vivre-ensemble. Le Multiculturalisme nie cette asymétrie. Celui-ci est devenu l’idéologie officielle des Institutions européennes. C’est un supplice pour moi de voir les Institutions de l’Union Européenne s’attaquer avec une grande véhémence à la Civilisation européenne.

C.J.N.: Force est de reconnaître que le Modèle d’intégration français est aujourd’hui sérieusement en panne.

A. Finkielkraut :  Le vrai problème n’est pas que le Modèle d’intégration français soit en panne, mais que celui-ci ait été abandonné par ceux qui devraient le mettre en place. Les Rapports s’empilent sur le Bureau du Premier Ministre, Jean-Marc Ayrault, l’incitant à changer de paradigme, à instaurer un nouveau Modèle inclusif en dénigrant tout repli sur le Patrimoine, sur les archaïsmes, sur le Village d’autrefois. N’oublions pas que nous avons une grande dette envers notre passé. S’il est vrai que nous pouvons enrichir la Civilisation dont nous sommes les héritiers et aussi les tributaires, nous n’avons pas le droit de rejeter celle-ci, de la mépriser, de nous en défaire pour nous mettre au goût du jour. C’est malheureusement le chemin que les Français sont en train de prendre.

In an interview from his home in Paris, French author and philospher Alain Finkielkraut talks about his latest book, L’Identité malheureuse (The Unfortunate Identity), which deals with the issues of multiculturalism and national identity.