Une entrevue avec le Rabbin Marc-Alain Ouaknin

Au moment où les professeurs québécois s’évertuent à enseigner à leurs élèves l’Histoire des grandes traditions religieuses, le livre brillant et très éclairant du Rabbin Marc-Alain Ouaknin, La Torah expliquée aux enfants (Éditions du Seuil), arrive à point nommé.

Avec sa profondeur et son humour habituels, cet habile décrypteur des textes bibliques nous propose une introduction totalement inédite, mais vraiment instructive, à la Torah.

Ce fin connaisseur de la tradition juive publie aussi aux Éditions du Seuil une réflexion perspicace sur l’éthique du futur -“le principe de responsabilité”- dans le Judaïsme: Zeugma. Mémoire biblique et déluges contemporains.

Rabbin et Docteur en Philosophie, Marc-Alain Ouaknin est professeur associé à l’Université Bar-Ilan de Ramat-Gan, en Israël. Il est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages sur le Judaïsme et la pensée philosophique juive.

Canadian Jewish News: Qu’est-ce qui vous a motivé à expliquer la Torah aux enfants?

Rabbin M.-A. Ouaknin: Ce petit livre, que j’ai écrit à l’intention des élèves non-Juifs d’un lycée de la région parisienne, a pour but de montrer que le Judaïsme n’est pas seulement une religion mais aussi une riche tradition de lecture. Ce qui fait la particularité du Judaïsme jusqu’à aujourd’hui, me semble-t-il, ce n’est pas le fait que les Juifs ont un Dieu, qu’ils conçoivent d’une certaine façon, mais qu’ils ont des lois qui ne leur ont pas été imposées mais transmises par écrit. Dans le Talmud, ces lois font l’objet de discussions infinies. Je crois que c’est cette capacité à discuter les lois, c’est à-dire cette liberté de l’homme face à l’écrit et cette interprétation des textes sacrés face à la transcendance, qui fait la grandeur du Judaïsme, qui n’est pas une religion qui impose des dogmes mais qui réfléchit sur la possibilité de vivre ensemble. Par exemple, je pense que Spinoza est un très grand philosophe qui a vraiment compris le Judaïsme même si sa lecture des textes juifs n’est pas juste parce que je crois qu’il n’a pas saisi ce que sont les Talmudistes, des hommes de la liberté grâce à leur interprétation des textes toraniques.

C.J.N.: Vous expliquez que la Torah n’est pas seulement un corpus de textes religieux mais aussi une vive tradition de réflexion qui nous aide à mieux saisir les complexités du monde dans lequel nous vivons.

Rabbin M.-A. Ouaknin: Le grand défi, c’est de montrer comment l’étude de la Torah participe à une réflexion générale sur la lecture et sur la compréhension du monde. La Torah n’est pas une exclusion du monde, mais, au contraire, un outil d’analyse et de compréhension de la complexité de celui-ci. Le défi n’est pas de se cloîtrer dans le Judaïsme mais de trouver le langage pour dialoguer de manière réelle avec le monde et sa complexité.

C.J.N.: Beaucoup de Juifs orthodoxes récusent la Philosophie et ses courants de pensée. Cette attitude maximaliste offusque-t-elle le philosophe que vous êtes?

Rabbin M.-A.Ouaknin: Je pense que c’est un anachronisme. Si dans les milieux juifs orthodoxes on est contre la Philosophie, c’est surtout par ignorance de ce qu’est réellement cette discipline très importante. On répète ainsi, de manière ignare, un débat qui a eu lieu au Moyen-Âge avec Maïmonide. Tout en adulant Maïmonide et en le con­si­dé­rant comme le plus grand penseur du Judaïsme, les Juifs orthodoxes ont oublié la grande querelle qu’il y a eu contre cet illustre Maître de la Torah. Les orthodoxes qui récusent aujourd’hui la Philosophie perpétuent l’argumentation martelée il y a plus de 1000 ans par les détracteurs de Maïmonide. La Philosophie, c’est l’intelligence de la pensée, la liberté de penser, la liberté de questionner les textes. La majorité des grands Maîtres de la tradition juive ont été des très grands philosophes tout en étant des Juifs très orthodoxes. Je crois que c’est un débat qui est complètement déplacé.

Si on a la possibilité d’accéder à la Philosophie afin de mieux connaître l’Histoire de la pensée, on sortira au contraire enrichi. Si on a des valeurs qui sont réellement riches, on ne doit pas être gênés, embêtés ou angoissés par ce que la Philosophie peut nous amener, c’est-à-dire une liberté de pensée. Je crois que le Talmud est un des lieux de pensée les plus exigeants, profonds et phi­lo­so­phiques qu’on puisse trouver. Après, c’est une question de formulation. On peut formuler le Talmud en langage ari­sto­té­li­cien, platonicien,  kantien, hégé­lien, spinoziste, lévinassien… Chaque génération a son langage. Il y a beaucoup d’ignorance dans les mondes juifs orthodoxe et laïc. Or, force est de rappeler que la violence est fille de l’ignorance.

C.J.N.: Le clivage entre Juifs religieux et laïcs vous inquiète-t-il?

Rabbin M.-A.Ouaknin: Je pense que nous sommes aujourd’hui dans une situ­a­tion de post-clivage. Dans les années 80 et 90, il y a eu un clivage caractérisé par une séparation très ostensible entre les Juifs qui revenaient au Judaïsme et les Juifs qui devinrent plus libéraux. En fait, de nombreux Juifs sont revenus au Judaïsme, certains de manière orthodoxe et d’autres de manière libérale. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui dans le Judaïsme, c’est à une réconciliation de l’orthodoxie et du libéralisme, c’est-à-dire à un mouvement de l’orthodoxie vers le libéralisme et vice-versa. J’ai l’impression que dans les années à venir on va atteindre un point d’équilibre qui sera très prometteur.

C.J.N.: Par contre, en Israël, les différends entre orthodoxes et laïcs ne cessent de s’accentuer.

Rabbin M.-A. Ouaknin: Je pense qu’Israël s’achemine aussi vers le modèle de cohabitation entre orthodoxes et laïcs implémenté dans la Diaspora, mais est un peu en retard par rapport à celui-ci. Ces dernières années, une grande partie de la population israélienne s’est tournée vers la laïcité parce qu’elle ne comprenait pas l’ultra-rigorisme des Juifs orthodoxes. En Israël, la réconciliation ne viendra pas de l’orthodoxie ni de la laïcité mais peut-être du modèle de coexistence bâti par la Diaspora, qui a réussi à inclure à la fois le laïc et le religieux au sein de la culture juive. Israël doit impérativement aller vers cette tendance sinon on assistera à une séparation radicale et à des conflits acrimonieux entre deux cultures juives aux antipodes l’une de l’autre, la religieuse et la laïque. Mais la société israélienne n’est pas laïque. En effet, la laïcité, si on la comprend telle qu’elle est vécue en France, c’est la séparation de l’Église et de l’État, c’est-à-dire le respect pour chacun d’avoir la tradition religieuse qu’il désire sans porter atteinte à la tradition de l’Autre. Or, en Israël, jusqu’à présent, on a vécu la laïcité comme un anticléricalisme, c’est-à-dire en campant dogmatiquement sur une position foncièrement antireligieuse.

Je crois qu’Israël n’est pas encore arrivé à la compréhension de ce qu’est une société laïque, c’est-à-dire à accepter l’existence du  fait religieux dans un cadre sociétal qui n’est ni religieux ni antireligieux. Par exemple, moi, je suis laïc et pourtant je suis Rabbin. Je considère qu’il y a une culture juive qui se vit dans les synagogues, les maisons, les Centres communautaires… mais au niveau de l’État, de la vie politique, de la vie citoyenne… la religion juive est quelque chose qui ne doit pas être un obstacle à la citoyenneté. Ce qu’on appelle en Israël un Hiloni, ce n’est pas nécessairement un laïc, c’est un Juif qui refuse catégoriquement l’orthodoxie au lieu de faire la synthèse entre la tradition religieuse et la tradition citoyenne. Dans le débat sur la laïcité, Israël a cent ans de retard. Mais il est vrai que le fait qu’Israël soit appelé un “État juif” rend beaucoup plus complexe toute réflexion sur la question de la laïcité.

C.J.N.: Les dérèglements éco­no­miques, sociaux, politiques, écologiques… qui ont cours dans notre monde vous préoccupent beaucoup.

Rabbin M.-A. Ouaknin: Le plus grand dérèglement auquel l’humanité est confrontée aujourd’hui est indéniablement  le déluge d’information, celui des images et des paroles, qui ne permettent plus vraiment de se retrouver “chez soi” et qui submergent l’homme de rumeurs et d’informations à l’infini, noyant l’accès au livre, à la lecture et à l’interprétation, rendant difficile l’imagination créatrice qui ouvre à ce que la Philosophie nommait jadis “transcendance”. Nous sommes noyés par une technologie qui n’est plus maîtrisée, et qui n’est plus maîtrisable, qui propage des plé­thores de rumeurs, d’informations… La communication nous assaille de toutes parts. Le téléphone, le téléphone cellulaire, l’ordinateur, l’ordinateur portable… régissent désormais nos vies.  Chaque fois qu’on téléphone à quelqu’un, on lui demande: “Tu es où?” Comme si on ne pouvait plus être quelque part sans avoir à donner des expli­ca­tions et un compte rendu du lieu où on se trouve. C’est ce que j’appelle une crise de l’intime.

À partir du moment où on est surexposé dans l’information de soi par rapport aux autres, il n’y a plus la possibilité de se retrouver “chez soi” et d’avoir une intimité, ce qu’on appelle en grec l’oikos, qui est le véritable sens de l’écologie. L’écologie c’est le discours, la raison, la pensée de la maison, c’est-à-dire la pensée de l’intime. Or, aujourd’hui, la question de l’intime est absolument dévastée par cette surexposition du sujet qui fait, en fin de compte, qu’il n’y a presque plus de sujet. Dans le passé, le sujet était un “Je” ou un “Je suis”  qui avait la ca­pa­ci­té de se retirer dans un “chez soi”.

C.J.N.: D’après vous, les nouveaux “analphabètes” du XXIe siècle sont des personnes qui savent lire parfaitement et  qui sont souvent lettrées. Expliquez-nous ce paradoxe.

Rabbin M.-A. Ouaknin: C’est très inquiétant, mais je pense que ce phé­no­mène fait partie de toutes les révolutions. Nous vivons désormais ce que l’humanité a vécu aussi en 1492, quand l’imprimerie fut inventée. Nous assistons à une mutation du monde technologique. Aujourd’hui, grâce à Internet et à d’autres outils technologiques de communication très sophistiqués, nous avons accès instantanément à des kyrielles d’informations. Notre grand défi, ce n’est pas d’obtenir des informations, c’est d’apprendre à les hiérarchiser, les contextualiser, les analyser… Donc, aujourd’hui, on a une obligation de retourner à l’apprentissage de la lecture. L’humanité fait face à une nouvelle forme d’analphabétisation. Dans le passé, les analphabètes ne savaient pas lire. Aujourd’hui, les analphabètes savent lire. Tout le monde sait lire mais on est redevenus analphabètes parce qu’on ne sait pas comment lire un texte, c’est-à-dire comment avoir une compréhension réelle de celui-ci. Dans La Torah expliquée aux enfants, j’explique pourquoi la tradition juive est une expé­rience et une pédagogie de la lecture basées sur l’esprit critique, la hiérarchisation et la complexification de la pensée. La Torah offre à l’homme la possibilité de se réconcilier avec la vie et la joie de penser.


In an interview, French Rabbi Marc-Alain Ouaknin talks about his recent book in which he explains the Torah for children.