Quand les Russes d’Israël redéfinissent la Judéité

Sarah Fainberg

Depuis le début des années 90, l’ Aliya des Juifs de l’ex-URSS a contribué à forger une “nouvelle conception” de la Judéité. Une première dans les annales de l’Histoire d’Israël.

“Les Juifs de l’ex-URSS ont apporté avec eux en Israël un phénomène d’appartenance à la Judéité qui n’est pas religieux, mais ethnique. Cette nouvelle donne identitaire a extrêmement complexifié une question qui était déjà très compliquée: qui est Juif en Israël? Un Israélien Juif par la mère, selon la Halakha? Un Israélien qui se définit comme Juif, qu’il soit Juif ou non selon la Halakha? Un Israélien d’origine ethnique juive par la mère ou par le père, comme le préconise la Loi du Retour? Ces questions très épineuses sont au coeur d’un débat passionnant, et souvent houleux, qui divise depuis longtemps la société israélienne”, explique en entrevue une fine connaisseuse de l’Histoire des Juifs de l’ex-URSS et de la communauté juive russe qui s’est établie en Israël au début des années 90, après l’effondrement du régime communiste soviétique, la politologue Sarah Fainberg.

Docteure en Science politique de SciencesPo-Paris et ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Paris de la Rue d’Ulm -prestigieuse institution d’études supérieures en lettres et en sciences humaines qui a accueilli dans ses bancs des figures marquantes de l’intelligentsia française, dont Jean-Paul Sartre et Raymond Aron-, Sarah Fainberg est une spécialiste reconnue de la politique étrangère de la Russie, des relations entre Israël et les pays d’Europe de l’Est et des rapports entre Israël et les diasporas juives américaine et française.

Sarah  Fainberg est actuellement chercheuse à The Institute for National Security Studies de Tel-Aviv (INSS) -le plus important think tank -groupe d’analyse et de réflexion- indépendant israélien conseillant le gouvernement d’Israël en matière de sécurité et de défense nationale-, professeure associée à l’Université de Tel-Aviv et professeure associée à l’École de Diplomatie de l’Université Georgetown à Washington. Elle a aussi enseigné à l’Université Columbia à New York et à l’Université d’État de Saint-Pétersbourg en Russie.

Sarah Fainberg, qui est polyglotte -elle parle couramment l’anglais, le français, l’hébreu, le russe et l’ukrainien-, est l’auteure d’une vaste et très éclairante enquête sur l’antisémitisme soviétique après l’ère de Staline, publiée en 2015 aux Éditions Fayard sous le titre Les Discriminés.

Elle a fait son Aliya de France il y a trois ans.

Aujourd’hui, il y a en Israël deux définitions de la “Judéité”: celle du Grand Rabbinat, de la Rabbanout Harachit, une définition purement religieuse, halakhique, et une deuxième definition, celle de la Loi du Retour, promulguée en 1950, deux ans après la création de l’État d’Israël, selon laquelle est reconnu comme “Juif” toute personne ayant des origines juives, même lointaines, rappelle Sarah Fainberg.

“La conception de la Judéité telle que définie dans la Loi du Retour est purement ethnique. Cette définition de “qui est Juif?” a été renforcée avec l’arrivée en Israël de presque 1 million de Juifs de l’ex-URSS. Parmi ceux-ci, 350000 n’étaient pas Juifs selon la Halakha. Ces Russes halakhiquement non-Juifs ont apporté en Israël un débat très intéressant sur la séparation de la Synagogue et de l’État.”

Mais, d’après Sarah Fainberg, deux questions fondamentales sont toujours sources de litiges: le mariage et les funérailles.

“En Israël, les citoyens qui ne sont pas Juifs selon les critères de la Halakha mais qui se considèrent comme Juifs ne peuvent pas être enterrés dans un cimetière juif. C’est le cas dramatique des soldats russes ou des victimes d’attentats terroristes russes qui n’ont pas été enterrés à côté de leur pairs dans des cimetières juifs mais dans un carré à part.  Selon moi, les Russes ont fait avancer de manière très positive le débat sur la laïcité qui enflamme la société israélienne depuis de nombreuses années. Ils ont déplacé la ligne de front séparant les positions très rigoristes du Grand Rabbinat de la conception laïque de la Judéité.”

Selon Sarah Fainberg, deux définitions de la “Judéité” s’entrechoquent dans l’État d’Israël du XXIe siècle.

“Ces deux conceptions antinomiques de la Judéité ont des trajectoires historiques très fortes. Les Juifs d’Europe de l’Ouest ou des États-Unis ont été dès le départ catégorisés comme une minorité religieuse, ce qui a fait d’eux un groupe minoritaire défini par une appartenance religieuse et non nationale, voire nationaliste. De l’autre côté, en Europe, surtout de l’Est, on a une définition purement ethnique de la Judéité, qui a été désafiliée des composantes religieuses du Judaïsme. Résultat: une Judéité ethnique a perduré pendant toute la période soviétique puisque les Juifs étaient catégorisés comme “Juifs” sur leur passeport. Cette contrainte discriminatoire leur a permis de préserver leur Judéité. Je pense que sans ce passeport qui les confinait dans une catégorie ethnique très spécifique, l’assimilation des Juifs russes aurait été certainement plus forte.”