Corneille, ‘Là où le Soleil disparaît’

Corneille

Le 15 avril 1994 fut indéniablement le jour le plus funeste de la vie du célèbre chanteur québécois d’origine rwandaise Corneille.

Une nuit effroyable, qui restera gravée de manière indélébile dans sa mémoire, au cours de laquelle il assista impuissant, caché derrière un canapé, au massacre impitoyable de toute sa famille -ses parents, ses deux petits frères et sa petite soeur-, de leur domestique et de leur cuisinier par des soldats membres du Front patriotique rwandais, pro-Tutsis. Il avait alors 16 ans.

Corneille relate le récit terrifiant de l’horreur qu’il a vécue pendant le génocide rwandais dans un livre autobiographique bouleversant, porté par une écriture d’une rare poésie, Là où le Soleil disparaît, qui vient de paraître aux Éditions XO.

Une leçon de survie et de vie magistrale et très poignante.

Pendant plusieurs années, Corneille, qui était devenu le symbole de la résilience, disait que tout allait bien, qu’après avoir vécu des moments terrifiants qui ont profondément chambardé sa vie, celle-ci avait repris un cours presque normal.

“C’était une imposture de ma part. C’était plus simple de me présenter en rescapé qui s’en est sorti plutôt qu’en survivant qui souffrait encore. La réalité était tout autre. Je culpabilisai de ne pas avoir pu sauver ma famille. Je ne suis pas sûr que mon processus de résilience achève un jour. La survie est une étape absolument nécessaire pour moi. J’essaye toujours aujourd’hui d’accéder à la vie après la survie. Pour pouvoir entrer dans la chair de la vie, il faut sortir de la survie en continuant à garder sa colonne vertébrale debout”, confie Corneille en entrevue.

web-corneille-bookEst-ce le Devoir de Mémoire qui l’a motivé à livrer ce témoignage de première main sur l’une des plus abominables tragédies de la fin du XXe siècle, le génocide au Rwanda ?

“Pour être honnête avec vous, c’est surtout la peur d’oublier ces moments noirs de ma vie qui m’a incité à écrire ce livre. Les mémoires traumatiques ont tendance à s’enfuir avec le temps. Déjà, les mémoires heureuses ne sont pas éternelles, alors imaginez les souvenirs qui sont douloureux. Ce sont nos souvenirs qui nous construisent. Je commençais à craindre que mes souvenirs s’effilochent progressivement sans avoir eu l’opportunité de les raconter. Je tenais absolument à léguer mon témoignage à mes enfants. L’écriture de mon histoire m’a mené à conclure que je devais le meilleur de ma vie au pire de mon existence.”

Il y a dix ans, Corneille a rencontré un grand témoin des tragédies qui ont ensanglanté la dernière partie du XXe siècle, Martin Gray, survivant de la Shoah.

Une rencontre qui l’a “profondément ému et marqué”, dit-il.

“L’Holocauste aura marqué l’Histoire des abominations et des absurdités humaines à tout jamais. J’avais 12 ans et j’habitais encore au Rwanda lorsque j’ai vu en vidéo le film Au nom de tous les miens -basé sur le livre autobiographique de Martin Gray. C’est un film qu’on visionnait souvent à la maison, puis on discutait tous ensemble de la fatalité. Je ne sais pas à quel point je m’identifiais au personnage central de ce film, Martin Gray, mais les images sont restées vivantes en moi. Après le génocide, tout a pris, évidemment, une autre dimension.”

Pour Corneille,  Martin Gray était le “visage de l’Holocauste et de la résilience humaine”.

“J’ai eu l’auguste privilège de converser humblement avec Martin Gray, un vrai survivant de la pire tragédie du XXe siècle, qui incarnait avec force l’idée qu’on peut traverser le pire puis le dépasser. Le parcours insolite de cet homme hors normes m’a persuadé qu’on a tous en nous le pouvoir de défier le destin, d’aller sans cesse de l’avant. L’accumulation des épreuves atroces que Martin Gray a traversées m’a aidé à ne pas prendre les choses pour acquises. Cette force, je l’ai exprimée dans une chanson, Tout va bien, qui commence par: “Au nom de tous les miens”.”

Les survivants de la Shoah, “je ne pense pas qu’il en reste beaucoup”, dit Corneille, ont chacun un récit différent, spécifique à eux, très singulier.

“J’aurais aimé que chaque survivant écrive un livre que chacun de nous aurait pu lire, pour en faire une somme et qu’on puisse se dire: finalement, il y a autant d’histoires sur l’Holocauste qu’il y a de victimes.”

Le négationnisme de certains génocides, notamment la Shoah et le génocide rwandais, l’inquiète-t-il?

“C’est un phénomène dangereux. Le négationnisme, c’est peut-être une façon pour certains peuples de gérer leur culpabilité. Parfois, on se sent coupable par association et par solidarité avec les nôtres, qui ont pourtant commis des actes infâmes. Le travail des victimes d’un génocide, dont je fais partie, n’est pas facile, ni évident. Celui-ci consiste aussi à rester à l’écoute, à ne pas condamner trop vite et à essayer de comprendre pourquoi certains essaient de donner des versions de l’Histoire qui ne correspondent pas aux expériences que les survivants d’un génocide ont vécues dans leur chair.”

D’après Corneille, aujourd’hui, “révisionniste” et “négationnisme” sont devenus des “mots galvaudés” ressassés à tort et à travers.

“Ce n’est pas parce qu’on pose des questions sur un génocide qu’on est forcément un “négationniste”. Mais quand on commence à nier des faits irrécusables de l’Histoire, on bascule souvent dans un délire mensonger. Il est important de comprendre ce qui pousse un être humain dans cet acharnement à nier des faits réels de l’Histoire. Même si ce qu’on entend de leur bouche est complètement aberrant et une insulte à notre Mémoire, je crois qu’à un moment donné, il faut trouver la force pour écouter ce que ces négationnistes disent. C’est certainement très difficile, mais le rejet systématique de ces gens-là n’aide pas notre cause, et parfois même confère plus de force à leur rhétorique fallacieuse.”