La France est-elle antijuive?

Pierre-André Taguieff
Pierre-André Taguieff

 

La France est-elle antijuive?

C’est la question lancinante qui est au cœur du dernier livre du philosophe, politologue et historien des idées Pierre-André Taguieff –Une France antijuive? Regards sur la nouvelle configuration judéophobe (CNRS Éditions, 2025).

Dans cet essai brillant et iconoclaste, Pierre-André Taguieff explore et analyse les formes les plus récentes de la haine antijuive, portée par un antisionisme radical mâtiné de complotisme et une islamisation croissante de la cause palestinienne.

Cet intellectuel non-Juif, directeur de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique de France (CNRS) et auteur de plus d’une trentaine d’ouvrages, est l’un des meilleurs spécialistes français de l’analyse des discours antisémites, antisionistes et islamistes.

  Il vient de publier aussi un excellent livre sur l’antisémitisme dans la prestigieuse Collection “Que sais-je?” des Presses Universitaires de France (PUF).

  Pierre-André Taguieff nous a accordé une entrevue.

La France de 2015 est-elle antijuive?

Je répondrai d’une façon nuancée à cette question. La France n’est pas devenu ou redevenue antijuive, mais il y a une France antijuive dans la France contemporaine. Il ne s’agit pas d’une renaissance, ni d’une résurgence, mais d’une réinvention, d’une nouvelle naissance, offrant au regard socio-historique plus de discontinuités que de continuités, plus de différences que de ressemblances.

Ce qui reste stable, c’est la puissance du rejet, de la haine et du ressentiment, mais aussi du mépris et de la peur, passions négatives qui fusionnent dans la diabolisation, mode de construction de l’ennemi chimérique, dont “le Juif” reste le paradigme et l’emblème. Mais le contexte de la nouvelle configuration antijuive n’est plus national ni européen ou occidental, il est devenu planétaire. L’erreur d’interprétation majeure de l’actuelle vague antijuive consiste à la réduire à un phénomène franco-français, à la penser sur le mode d’une répétition de l’Affaire Dreyfus, ou comme un “retour des années trente” ou à la période 1940-1944.

Selon vous, on peut distinguer aujourd’hui trois France qui sont à la fois étrangères les unes aux autres, séparées et mutuellement hostiles.

Il y a la France urbaine des élites mondialisées, la France périphérique des classes populaires (comprenant une partie importante des classes dites moyennes) et la France des banlieues (des “quartiers populaires” ou des “cités”), où se concentrent les populations issues de l’immigration. Les passions antijuives ont désormais pour foyer principal la population des banlieues de culture musulmane dont la jeunesse est souvent touchée par l’échec scolaire, le chômage et la marginalisation sociale, ce qui la fait basculer parfois dans la délinquance. Cette population est particulièrement sensible à la propagande antisioniste et à l’endoctrinement islamiste, où la haine des Juifs joue un rôle majeur. C’est dans cette troisième France que se trouve le terreau des nouvelles passions antijuives, ainsi que l’armée de réserve du militantisme judéophobe. La “cause palestinienne” y a trouvé ses adeptes les plus inconditionnels, ses militants les plus fanatiques, qui se disent en guerre contre le “sionisme”.

Vous affirmez dans votre livre qu’aujourd’hui en France, la haine antijuive est nourrie par un antisionisme radical. Ça veut donc dire, qu’à vos yeux, le “nouvel antisémitisme” ou la “nouvelle judéophobie” (terme que vous privilégiez dans vos analyses) = l’“antisionisme”?

En effet. Plus précisément, ma thèse est que l’antisionisme radical, dont l’objectif est l’élimination d’Israël en tant qu’État juif, constitue le noyau dur de la nouvelle judéophobie. Encore faut-il définir précisément l’antisionisme que je qualifie de radical, absolu ou démonologique.

Cinq traits permettent de caractériser le style et le contenu du discours des antisionistes radicaux:

1- Le caractère systématique de la critique d’Israël, une critique hyperbolique et permanente faite sur le mode de la dénonciation publique et recourant aux techniques de la propagande (sloganisation, amalgames, etc.).

2- La pratique du “deux poids, deux mesures” face à Israël, c’est-à-dire le recours au “double standard”. Cette pratique systématique de la mauvaise foi, dès qu’il s’agit de l’État juif, conduit à la condamnation unilatérale d’Israël, indépendamment de toute analyse des faits.

3- La diabolisation de l’État juif, traité comme l’incarnation du mal, impliquant une mise en accusation permanente de la politique israélienne fondée sur trois bases de réduction mythiques: le racisme/nazisme/apartheid, la criminalité centrée sur le meurtre d’enfants palestiniens (ou musulmans) et le complot juif mondial (dit “sioniste”), dont la “tête” se trouverait en Israël.

4- La délégitimation de l’État juif, la négation de son droit à l’existence -donc la négation du droit du peuple juif à vivre comme tout peuple dans un État-nation souverain-, ce qui implique d’isoler l’État d’Israël sur tous les plans, en organisant notamment contre lui un boycott généralisé (la campagne BDS -Boycott-Désinvestissements-Sanctions- s’inscrit dans ce dispositif, en tant que visage “humanitariste” donné à une propagande de guerre).

5- L’appel répété à la destruction de l’État juif, impliquant la réalisation d’un programme de “désionisation” radicale, ou plus simplement une guerre d’extermination, où l’Iran nucléarisé jouerait le rôle principal. C’est cet appel à l’éradication qui forme le cœur du programme de l’antisionisme radical, qui, mode de stigmatisation et de discrimination conduisant à la diabolisation de l’État d’Israël, relève du racisme et comporte une claire intention génocidaire.

Aujourd’hui, en France, très nombreux sont ceux qui établissent une analogie entre “islamophobie” et “antisémitisme”. Ce parallèle vous surprend-il?

Il s’agit à la fois d’un argument très élaboré utilisé par les propagandistes antisionistes et d’un cliché désormais installé dans l’imaginaire social. À l’analyse, cette analogie s’avère sans fondement et trompeuse. Mais elle est très répandue dans les milieux politiques et culturels, et fait l’objet de diverses théorisations pseudo-historiques ou pseudo-sociologiques. Sa forme la plus en vogue chez les intellectuels de gauche et d’extrême gauche est ce que j’appelle la “thèse de la substitution”: l’“islamophobie” aurait historiquement remplacé l’antisémitisme en Europe. L’antisémitisme ne serait donc plus qu’un phénomène résiduel, un ensemble de survivances. D’où l’appel de certains “antiracistes” autoproclamés à lutter prioritairement contre l’“islamophobie”, qui serait la forme de racisme dont la montée serait la plus inquiétante. Ce lieu commun, pièce maîtresse de la propagande “antisioniste”, rend aveugle aux évolutions historiques réelles. Car, loin de n’exister qu’à titre de trace d’un passé dépassé, la judéophobie s’est transformée. Elle s’est reconfigurée autour de la diabolisation du “sionisme” et d’Israël.

Selon vous, la “thèse de la substitution” nourrit la confusion entre “islamophobie” et “islamisme radical”.

La “thèse de la substitution” va de pair avec une confusion plus ou moins volontaire ou stratégique, entretenue par les islamistes et leurs alliés gauchistes,  entre le rejet de l’islamisme, même sous ses formes jihadistes, et l’“islamophobie” en tant que “racisme anti-musulman” impliquant la haine de l’islam. C’est confondre ce que j’ai appelé, il y a quelques années, l’“islamismophobie” avec l’islamophobie. C’est aussi considérer abusivement l’islamisme, mal connu et mal compris par nombre d’intellectuels, sous l’angle de l’antiracisme et de la défense de la liberté religieuse. Cette confusion qui sert la propagande islamiste s’articule dans une pseudo-explication sociologique: l’“islamophobie” serait la cause principale de l’islamisme radical. Les jihadistes seraient des révoltés qui se seraient simplement trompés de combat. Dès lors, l’islam n’aurait rien à voir avec le jihadisme et les jihadistes seraient des victimes de sociétés “islamophobes” qui, en les excluant ou les discriminant, les auraient poussés à la délinquance et à l’engagement dans les rangs de Daesh.

Mohammed Merah, Amedy Coulibaly et les frères Kouachi -auteurs d’attentats très meurtriers contre des Juifs et les journalistes de Charlie Hebdo– ont été aussi érigés en victimes d’un “système” impitoyable. En victimes de “l’exclusion”. Ainsi parlent des prédicateurs islamistes ou des militants gauchistes frottés au sociologisme victimaire, dont le discours est relayé par les deux idoles “antisionistes” des “jeunes des quartiers”, Dieudonné et Alain Soral. Cette argumentation implique que les Musulmans n’auraient aucune responsabilité dans le surgissement du phénomène jihadiste.

Expliquez-nous pourquoi, selon vous, “la lutte contre la judéophobie est aujourd’hui indissociable d’une lutte multidimensionnelle contre le terrorisme islamiste, qui ne peut être efficace qu’à la condition d’être menée au plan mondial”.

L’islamisme radical, qui a intégré la cause palestinienne dans sa propagande, est désormais le principal moteur du combat contre les Juifs dans le monde. L’islamisation de la cause palestinienne a atteint un point de non-retour. Le processus enclenché ne peut que se radicaliser et s’étendre. L’impérialisme du Califat mondial est l’avenir de l’islamo-nationalisme palestinien, qui est de moins en moins nationaliste et de plus en plus islamiste. Le jihadisme palestinien n’est plus qu’une variante locale du jihadisme mondial visant les Juifs et les Occidentaux. C’est ce qui explique pourquoi la propagande antisioniste s’est centrée sur la vieille rumeur sloganisée lancée à plusieurs reprises par le “Grand Mufti” de Jérusalem, Haj Amin al-Husseini, au cours des années 1920 et 1930: “Al-Aqsa est en danger”. Cette rumeur persistante d’un complot juif pour détruire l’un des plus symboliques Lieux saints de l’islam explique la centralité et la récurrence de la question de Jérusalem dans le conflit politico-religieux opposant Juifs sionistes et Palestiniens musulmans. On sait que c’est cette rumeur qui a été à l’origine de la seconde Intifada, avant de revenir à l’automne 2015 pour justifier une nouvelle vague d’attaques terroristes contre des Israéliens. Elle présente l’avantage, pour la propagande palestinienne et ses variantes islamistes, de provoquer mécaniquement la sympathie et la solidarité de tous les Musulmans, qu’ils soient sunnites ou chiites. Les islamistes radicaux ont intégré depuis longtemps le thème de l’accusation dans leur discours de propagande pour nourrir un antisionisme radical et démonologique puissamment mobilisateur.

La lutte contre la judéophobie n’est-elle pas un combat plutôt utopique?

La lutte contre la nouvelle judéophobie est devenue une tâche redoutable et complexe, plus difficile que jamais à accomplir avec efficacité. La raison en est simple: la nouvelle judéophobie islamisée se caractérise désormais par sa diffusion planétaire, qui lui fait perdre une grande partie de ses traits nationaux. Il est vain de lui chercher des origines exclusivement nationales comme de lui supposer des objectifs seulement nationaux. Dès lors, il est difficile de définir un programme strictement national de lutte contre les formes nouvelles de la haine des Juifs. La lutte contre la judéophobie doit  être globalisée. La question est de savoir comment dans un monde saisi par une fragmentation conflictuelle?

Le phénomène judéophobe étant l’effet de plusieurs causes ainsi que des interactions de ces dernières, il faudrait pouvoir agir sur la plupart d’entre elles pour espérer au moins limiter les dégâts. Le jihadisme, c’est-à-dire l’ennemi visible, se fonde sur une vision du monde qui s’oppose absolument à la modernité occidentale, en particulier à la sécularisation et au pluralisme caractérisant les sociétés libérales-démocratiques.

La question devient dès lors de savoir pourquoi les sociétés démocratiques occidentales sont rejetées par certains Musulmans qui y vivent, souvent dans de meilleures conditions qu’ailleurs, et sont considérées par ces derniers comme étant intrinsèquement corrompues et corruptrices. C’est la raison pour laquelle la réponse répressive ne suffit pas. La vieille question de la lutte intellectuelle contre le fanatisme à base religieuse revient à l’ordre du jour. Il est encourageant de voir un certain nombre d’intellectuels ou de responsables musulmans prendre des positions claires et courageuses sur la question.

Deux fronts me paraissent devoir être privilégiés: d’une part, lutter contre la progression de l’imprégnation islamiste dans les milieux de culture musulmane et, d’autre part, entraver la diffusion de la vulgate propalestinienne qui s’opère aujourd’hui dans la plupart des milieux sociaux et culturels, avec l’israélophobie qui l’accompagne, relayée par de nombreux médias. La campagne dite BDS jouant un rôle croissant dans la délégitimation d’Israël et son isolement dans l’espace international, c’est sur le caractère démagogique de cette campagne qu’il faut faire porter les efforts d’analyse critique et de démystification.

Comment envisagez-vous l’avenir des Juifs en France?

Il est légitime de s’interroger aujourd’hui sur l’avenir des Juifs en France. La récente flambée de violences antijuives signe-t-elle la fin du “franco-judaïsme” longtemps donné comme l’exemple emblématique du bon fonctionnement de l’assimilation à la française? Annonce-t-elle l’effacement du mythe du “vivre ensemble” que le “creuset républicain” aurait rendu possible? Les Juifs de France, dont les libertés sont menacées tandis que leur sentiment d’insécurité s’accroît après chaque agression, vivent désormais sous la menace d’un terrorisme jihadiste endogène dont les acteurs sont nés en France et possèdent le plus souvent la nationalité française. On observe une montée du pessimisme chez les élites, diagnostiquant un déclin irréversible de la puissance d’intégration de la France républicaine, devenue une mosaïque de communautés séparées, rivales et mutuellement hostiles.

Désormais, les Français Juifs doivent vivre comme une minorité protégée. Certains en concluent que le modèle républicain d’intégration, ébranlé par les récentes vagues migratoires de culture musulmane et les signaux envoyés par la multiplication des actes antijuifs, a fait faillite. L’augmentation récente du nombre de candidats à l’Aliyah, ou au départ vers l’Amérique du Nord, montre que ce diagnostic pessimiste s’est largement répandu. Mais il est loin d’être partagé par la majorité des Juifs de France, qui continuent de se sentir des citoyens français et fiers de l’être, en dépit des menaces qu’ils perçoivent. Un exode massif des Juifs de France, et plus largement d’Europe, signerait la victoire de l’islamo-terrorisme et de ses complices en terres démocratiques. Nous n’en sommes heureusement pas là. Mais l’avenir demeure incertain.