David Grossman la conscience d’Israël

David Grossman [Dan Porges photo]

Salué comme un chef-d’oeuvre lors de sa parution en Israël, puis dans le monde anglophone, le magistral et très bouleversant roman du grand écrivain israélien David Grossman, Une femme fuyant l’annonce -la version française de ce livre, ma­gni­fique­ment traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen, a été publiée cet automne par les Éditions du Seuil-, s’est mérité plusieurs Prix littéraires internationaux très prestigieux.

Récipiendaire du très prisé Prix littéraire français Médicis, Catégorie “Meilleur roman étranger”, et élu meilleur livre de l’année 2011 par le Magazine littéraire français Lire, Une femme fuyant l’annonce est parmi les six livres finalistes du Prix des Libraires du Québec 2012, Catégorie “Roman hors Québec”, qui sera décerné ce printemps.

Construit comme une tragédie antique, Une femme fuyant l’annonce est un roman très poignant où David Grossman semble prophétiser la mort de son propre fils, Uri, tué à l’été 2006, à l’âge de 20 ans, dans un blindé durant les dernières heures de la Guerre du Liban. L’écrivain israélien était en train de mettre la touche finale à ce livre quand il a appris cette terrible et dévastatrice nouvelle.

“À l’époque, j’avais le sentiment que les pages que je rédigeais protégeraient Uri. Après la semaine de deuil, je me suis remis à écrire. Le roman était presque achevé. Ce qui a changé surtout, c’est l’écho de la réalité dans lequel la version finale de ce livre a vu le jour”, raconte David Grossman dans la postface d’Une femme fuyant l’annonce.

Dans ce roman grave et majestueux aux allures de parabole biblique, David Grossman, qui dé­ploie toute son intelligence de l’esprit et de l’âme, relate l’histoire d’Ora, “une boule de sensibilité”, une femme aux abois qui décide soudainement de quitter Jérusalem pour sillonner les sentiers millénaires de la Galilée en compagnie d’Avram, son amour de jeunesse. Ora fuit son foyer parce qu’elle est convaincue que tant que le messager de malheur trouvera la porte de sa maison close, son fils Ofer, qui termine son service militaire alors qu’une “Opération d’envergure” se prépare au Liban, vivra. L’angoisse d’un “désastre imminent” la taraude jour et nuit. Ora a le pressentiment que son fils sera tué, ce fils adoré qui est sa “Mémoire vivante” et le “dépositaire de tous ses secrets”. Pour le protéger, elle ne lui reste qu’une alternative existentielle: fuir loin de sa demeure. Ainsi, il n’y aura pas d’annonce funeste… Ora incarne avec force les tourments et les peurs qui affligent chaque jour des milliers de femmes Israéliennes qui attendent aussi désespérément que leurs rejetons retournent sains et saufs du front.

À l’instar d’une majorité de ses concitoyens, David Grossman, qui est l’un des romanciers les plus fins et les plus talentueux d’Israël, a toujours été obsédé par la mort d’un de ses proches. À l’automne 2003, une période sinistre où les Israéliens étaient victimes d’abominables attentats suicides perpétrés par des terroristes palestiniens, qui se faisaient sauter dans des autobus, des cafés, des restaurants de Tel-Aviv, de Jérusalem… l’auteur de cet article a eu l’auguste privilège d’interviewer à Jérusalem l’auteur du Vent jaune et du Livre de la Grammaire intérieure. Sur un ton grave, David Grossman, dont l’oeuvre a été traduite en 35 langues, me rappela que les Israéliens ont toujours été hantés par “le spectre de l’anéantissement” -cf. l’entrevue avec David Grossman publiée dans l’édition du Canadian Jewish News du 1er décembre 2003.

“Les Israéliens sont porteurs d’une culture de la mort. Son ombre insupportable plane et l’incertitude pèse toujours sur le futur, me confia alors David Grossman. Beaucoup de couples Israéliens vous le diront: nous aurons trois enfants car si l’un d’eux meurt, il nous restera deux. Cette Mémoire de la mort est très ancrée dans le subconscient collectif du peuple israélien. L’avenir est un terme que les Israéliens ne s’autorisent pas à prononcer. C’est pourquoi je sou­haite si ardemment la paix. Les Israéliens sont confrontés au paradoxe pourri d’une nation qui, pendant toute son Histoire, a survécu pour pouvoir vivre et qui aujourd’hui vit afin de pouvoir survivre. Israël peut et doit être critiqué. Mais, bon nombre de ces critiques sont foncièrement antisémites. Les Israéliens vivent l’Histoire, pas la vraie vie. Ils n’ont pas des rapports naturels avec la réalité, avec un quotidien fait de compromis et de concessions. Nous vivrons la vraie vie le jour où nous cesserons de nous sentir menacés. Quand la vague d’attentats suicides était à son paroxysme, je n’envoyais pas mes enfants à l’école à la même heure. De sorte qu’ils n’empruntaient pas le même autobus. Ce genre de calcul odieux me rend fou!”

Alors que le terrorisme palestinien battait son plein, David Grossman me fit part de l’“immense désespoir” qui affligeait à ce moment-là le peuple israélien.

“Quand vous ne savez pas si vous serez vivant à la fin de la journée, il est très difficile d’avoir confiance en l’avenir. Les Israéliens passent leurs journées à prendre des décisions, pouvant paraître anodines au com­mun des mortels, qui s’avèrent sou­vent fatales: quel autobus nos enfants devraient-ils prendre ce matin? Devrions-nous aller à ce café ou à celui-là, à ce cinéma plutôt qu’à tel autre…? Quand vous vivez tous les jours dans une réalité aussi funeste, où vous voyez la chair vivante déchiquetée d’enfants, de femmes, de vieillards, victimes innocentes d’effroyables attentats terroristes, il est vraiment très difficile de continuer à croire en quelque chose. Depuis que la seconde Intifada palestinienne a éclaté, les Israéliens assistent impavides à la désintégration d’une certaine couche de culture, indispen­sable pour nourrir les illusions nécessaires au maintien d’une structure de vie plus ou moins supportable.”

C’est cette “culture de la mort” qu’Ofra, l’héroïne d’Une femme fuyant l’annonce, s’escrime aussi à exor­ciser. Son objectif existentiel: ne jamais céder devant la fatalité. Ainsi, grâce à son opiniâ­treté inébranlable, Ofra luttera de toutes ses forces pour que la mort annoncée de son fils Ofer soit une mort sans cesse différée.

 

Award-winning Israeli author David Grossman’s latest novel, Une femme fuyant l’annonce (To the end of the land, in English), about a mother who leaves her home to avoid the possiblilty of receiving a message that her son is dead, was translated into French from Hebrew this fall.