Israël face à la menace nucléaire iranienne

Bruno Tertrais

Maître de Recherche à la Fondation pour la Re­cherche Stratégique -un Centre de Recherche indépendant qui réalise des Études pour les Mi­ni­stères français, des Institutions euro­pé­ennes, des Organisations internationales et des Entreprises privées-, Bruno Tertrais est un des meilleurs spécialistes français et européens des questions stratégiques internationales et du Dossier nucléaire iranien. Il est l’auteur de nombreux livres et Études sur les Conflits internationaux, le Terrorisme, la Stratégie américaine, la Prolifération nucléaire, la Dissuasion nucléaire, la Stratégie militaire, les Relations transatlantiques, la Sécurité en Asie…

Bruno Tertrais a été récemment l’invité du Centre Consultatif des Relations Juives et Israéliennes (C.E.R.J.I.). Durant son bref séjour au Québec, il a donné plusieurs conférences, notamment à l’Université de Montréal et à la Congrégation Or Hahayim de Côte Saint-Luc, et rencontré des médias québécois et canadiens, des cher­cheurs universitaires et des décideurs politiques.

Bruno Tertrais nous a livré au cours d’une entrevue ses vues et analyses  sur le Dossier nucléaire iranien.

Canadian Jewish News: L’Iran se dotera-t-il bientôt de l’arme nucléaire?

Bruno Tertrais: Plus le temps passe, plus l’Iran s’approche du seuil nucléaire. Mais, en même temps, il est indéniable que les sanctions dé­cré­tées à l’encontre de l’Iran par les Occidentaux font très mal à ce pays. D’abord, ces sanctions ont eu pour effet de ralentir l’activité d’en­ri­chisse­ment d’uranium parce que celles-ci ont rendu plus difficiles les importations par l’Iran d’un certain nombre de composantes et de matériaux dont les ingénieurs et les techniciens iraniens ont absolument besoin pour fabriquer des centrifugeuses. Ce n’est sûrement pas par altruisme que l’Iran est revenu depuis le mois de mars à la table de négociations, en acceptant de discuter de son Programme nucléaire sans conditions. Les sanctions y sont pour quelque chose. En effet, les sanctions imposées à l’Iran depuis la fin de 2011 par les Européens et les États-Unis sont vraiment très dures pour l’économie iranienne. Une de ces mesures coercitives s’est avérée très dommageable pour l’économie iranienne: avoir coupé les banques iraniennes du Réseau bancaire international SWIFT. Ces sanctions affectent durement l’économie iranienne dans son ensemble. L’effet psychologique de ces sanctions a été aussi très délétère: la monnaie iranienne s’est effondrée, un grand mécontentement social sévit dans tout le pays…

C.J.N.: Le scénario d’une attaque mi­li­taire israélienne ou américaine contre les sites nucléaires iraniens vous paraît-il plausible?

Bruno Tertrais: Que les États-Unis et Israël réflé­chissent sérieusement à la manière dont une opération militaire contre les sites nucléaires iraniens serait menée, cela ne fait aucun doute, ce n’est pas que du bluff. Mais, la pro­ba­bi­li­té d’une opération militaire israélienne contre les installations nucléaires iraniennes me semble moins forte que la pro­ba­bi­li­té d’une opération militaire américaine contre ces sites névralgiques. Je ne peux pas imaginer non plus une action multilatérale contre l’Iran, dans le cadre d’un mandat de l’ O.N.U., en dehors d’un scénario vraiment extrême: par exemple le retrait de l’Iran du Traité sur la Non-Prolifération des Armes nucléaires (T.N.P.). À mon avis, si les États-Unis et Israël avaient la preuve d’une avancée rapide de l’Iran vers la construction d’un engin nucléaire, le scénario d’une attaque militaire se concrétiserait rapidement. Mais, à ma connaissance, en dépit du fait que l’Iran n’a cessé depuis trente ans de mentir sur son Programme nucléaire, il n’y a aujourd’hui aucune preuve tangible prouvant que le régime de Téhéran est à la veille de se doter de l’arme nucléaire.

C.J.N.: Le gouvernement israélien pourrait-il lancer une opération mi­li­taire contre l’Iran en dépit de l’absence de consensus qui prévaut dans la classe politique et les milieux militaires et du Renseignement israéliens sur cette question capitale?

Bruno Tertrais: Le seul consensus qui compte, c’est celui du Cabinet de Sécurité israélien, c’est-à-dire celui des quelques personnes qui au sein du gouvernement israélien devront donner leur accord pour qu’une opération militaire contre l’Iran soit déclenchée. Mais, dans une démo­cra­tie comme Israël, on ne peut pas imaginer qu’une opération militaire aussi importante soit l’objet d’une décision autoritaire du seul Premier ministre. L’un des paramètres d’une opération militaire aussi complexe sera de pouvoir compter sur un minimum de soutien de l’opinion publique israélienne. Les anciens responsables gouvernementaux, hauts gradés de Tsahal et Chefs du Renseignement qui expriment publiquement leurs points de vue sur cette épineuse question façonnent aussi l’opinion des Israéliens.

Mais, je crois que le problème le plus important n’est pas celui-là. Le problème majeur auquel les dirigeants d’Israël font face aujourd’hui, c’est que les experts gouvernementaux militaires et du Renseignement israéliens ne peuvent garantir au gouvernement israélien qu’une seule chose: gagner quelques années dans le Dossier nucléaire iranien. J’imagine mal un gouvernement israélien prendre un risque aussi grand seulement pour gagner deux ou trois ans. Aujourd’hui, une action militaire israélienne est moins pro­bable parce que je pense que c’est une décision extrêmement difficile à prendre pour aboutir en fin de compte à un résultat incertain. Est-ce que ce que je dis sera encore valable dans six mois? Je ne le sais pas.

C.J.N.: Nombreux sont les experts des questions politiques iraniennes et géopolitiques moyen-orientales qui af­firment qu’une attaque israélienne ou américaine contre l’Iran aurait pour effet de renforcer la légimité politique du régime de Mahmoud Ahmadinejad: le peuple iranien serait alors enclin à constituer un front commun avec le régime de Téhéran pour faire face à toute éventuelle attaque contre le territoire national iranien. Partagez-vous ce point de vue?

Bruno Tertrais: Il faut faire la différence entre une éventuelle attaque israélienne contre les installations nucléaires iraniennes et une éventuelle attaque américaine contre ces sites. Je crois qu’une attaque israélienne, souhaitée par certains dirigeants iraniens, permettrait à l’Iran de se présenter comme la victime de l’“entité sioniste”. Une attaque américaine aurait une autre connotation, d’autant plus que celle-ci est souhaitée, et serait même approuvée in facto, par les pays arabes sunnites de la péninsule arabique, qui se considèrent aussi très menacés par le Projet nucléaire iranien. Quant à l’effet politique qu’une attaque militaire aurait sur l’opinion publique iranienne, nous avons assisté depuis quelques années à une radicalisation du pouvoir politique iranien qui a rendu peu plausible le scénario d’un peuple iranien faisant corps autour de ses dirigeants. Par ailleurs, un tel scénario a rarement été corroboré par l’Histoire. La vérité c’est que per­sonne ne sait ce qui se passera. Mais, affirmer d’emblée qu’une attaque contre l’Iran serait une opération contre-productive sur le plan politique parce que celle-ci pousserait les Iraniens à se rallier au régime d’Ahmadinehad, me paraît être une conjecture extrêmement audacieuse.

C.J.N.: Quelles seront les conséquences au niveau régional de la crise avec l’Iran?

Bruno Tertrais: Un échec iranien dans le Dossier nucléaire rendrait plus difficile l’application d’une stratégie du régime de Téhéran visant à consolider son hégémonie au Moyen-Orient. Il est indéniable que la possession de l’arme nucléaire par l’Iran renforcerait l’hégémonie de ce pays au Moyen-Orient. Aujourd’hui, l’Iran est dans une position régionale très différente de celle qu’il occupait il y a seulement deux ans. La position régionale de l’Iran s’est con­si­dé­rable­ment affaiblie. Depuis que les “Prin­temps arabes” ont essaimé au Moyen-Orient, l’Iran n’est plus en position de se présenter comme le champion des déshérités et des malheureux dans la région. Désormais, l’Irak, qui est aujourd’hui dans une démarche de souveraineté, a fait comprendre à l’Iran que son influence est un peu excessive sur le territoire irakien. La Syrie est à feu et à sang. Or, le régime de Bashar el-Assad est le seul vrai grand allié de l’Iran dans la région. Pour toutes ces raisons, je crois que l’influence politique et idéologique de l’Iran au Moyen-Orient s’est amoindrie depuis deux ans. Par ailleurs, le Hezbollah a fait aussi comprendre au régime de Mahmoud Ahmadinejad qu’il ne souhaite pas être un jouet ni un pion dans la stratégie iranienne dans la région. Depuis le mois de septembre, il y a eu aussi un tournant dans l’attitude de la Turquie à l’endroit de l’Iran, en particulier à cause de la question syrienne. Depuis, les relations entre Téhéran et Ankara se sont considérablement détériorées. Cet affaiblissement de la position de l’Iran au Moyen-Orient pourrait inciter le régime de Mahmoud Ahmadinejad à accélérer son Programme nucléaire.

 

Bruno Tertrais, senior research fellow at the Fondation pour la recherche stratégique in France, analyses the issues related to Iran’s ­nuclear capability.