‘La pauvreté est un grand défi pour Israël’

En ce début du XXIème siècle, l’État d’Israël est confronté à des défis de taille qui ne sont pas uniquement d’ordre politique et militaire, mais aussi sociaux et économiques, rappelle en entrevue l’économiste et chercheur franco-israélien Jacques Bendelac.

Détenteur d’un Doctorat d’État en Économie de l’Université de Paris, Jacques Bendelac est chercheur en sciences sociales à Jérusalem, où il vit depuis 1983. Il a enseigné dans les universités françaises et israéliennes.

Ce spécialiste reconnu de la société civile israélienne est l’auteur de plusieurs essais remarqués, notamment La Nouvelle Société israélienne (Éditions Page après Page, 2006) et L’Économie palestinienne (Éditions L’Harmattan, 1999). Il vient de publier aux Éditions Autrement Les Arabes d’Israël. Entre intégration et rupture.

Canadian Jewish News: À la veille de la célébration du 60ème anniversaire de la création de l’État d’Israël, quel est, selon vous, le plus grand défi auquel la société israélienne est confrontée?

Jacques Bendelac: Si on se limite aux aspects intérieurs, je dirais que le principal défi auquel la société israélienne doit faire face en 2008 est celui de la pauvreté et des inégalités criantes. Il n’est pas acceptable qu’après 60 ans de développement économique et social, il y ait 1,7 million d’Israéliens qui vivent en dessous du seuil de la pauvreté, c’est-à-dire un Israélien sur cinq. Parmi les enfants, la pauvreté est encore plus forte puisque 805000 petits Israéliens vivaient dans des familles pauvres en 2007, soit un enfant sur trois. Il est inacceptable que des malades doivent renoncer à acheter des médicaments, que des enfants aient faim en allant se coucher le soir et que la majorité des rescapés de la Shoah vit dans le dénuement le plus complet. Et lorsque les pauvres s’appauvrissent et que les riches prospèrent, les écarts se creusent inéluctablement. En 2007, 10% des Israéliens les plus riches percevaient 30% du revenu national alors que 10% des plus pauvres se partageaient seulement 2% du revenu national.

Dans l’Israël de 2008, la pauvreté devient un engrenage qui happe des générations entières. On peut même dire que l’on naît pauvre et que la pauvreté se transmet de père en fils. Et s’il n’existe pas de malnutrition ni de famine, c’est grâce à la générosité des Israéliens et à l’action des associations de bénévoles. C’est pourquoi la principale priorité de la société israélienne dans sa septième décennie devra être la recherche d’une plus grande justice sociale et créer des chances de réussite égales pour tous.

C.J.N.: Depuis sa fondation, l’État d’Israël a accompli des grandes prouesses au niveau social et économique. L’économie socialiste des premières années de l’État hébreu naissant a cédé progressivement sa place à une économie très dynamique et fort compétitive, où le high-tech occupe une place très importante. Pourtant, comme vous venez de le rappeler, depuis quelques années, la pauvreté et le chômage n’ont cessé de gagner du terrain, surtout dans les villes de développement du sud du pays. Comment expliquer ce paradoxe?

J. Bendelac: La pauvreté a toujours existé en Israël, mais elle s’est particulièrement étendue depuis le début des années 2000. En fait, c’est la logique néolibérale inaugurée en 2003 qui a aggravé le phénomène. Pour des raisons purement idéologiques, l’État s’est déchargé progressivement de ses responsabilités sociales, abandonnant à eux-mêmes les individus les plus défavorisés. Cette politique s’est traduite par une baisse des dépenses publiques, des coupes dans les budgets sociaux, un allégement de la fiscalité (qui favorise les plus riches), l’équilibre budgétaire à tout prix, la privatisation de certains services publics… Aujourd’hui, l’État privatise tout: les prisons, la poste, les centres pour handicapés… Même Tsahal a commencé à privatiser ses cantines et son service médical! L’État démissionne de toutes ses fonctions et s’en remet au secteur associatif. Or, celui-ci n’a pas toujours les moyens de le remplacer. L’État-providence a été totalement balayé et les garde-fous, qui auraient dû permettre de subvenir aux besoins élémentaires des plus démunis, les pauvres et les chômeurs, ont été réduits au minimum. Pour ne prendre qu’un exemple, entre 2002 et 2005, les allocations familiales ont été réduites en moyenne de 45%. Il ne faut donc pas s’étonner si, en 2007, 60% des familles nombreuses vivaient en dessous du seuil de la pauvreté.

Aujourd’hui, la croissance en Israël est forte (5,3% en 2007), mais elle ne profite pas à tous les Israéliens de la même façon. Sur le front de l’emploi, le constat est le même: le chômage est à la baisse mais, en contrepartie, les emplois créés sont précaires, à temps partiel et intérimaires. Le symptôme le plus fort de ce paradoxe: la montée en force des “travailleurs pauvres”, c’est-à-dire des Israéliens qui travaillent mais qui gagnent un salaire très bas. En 2007, 45% des Israéliens pauvres étaient des actifs. Autrement dit, le travail en Israël ne permet plus d’éviter la pauvreté. Ce paradoxe est le résultat d’une politique de type libéral qui a consolidé l’économie, mais au prix d’un émiettement de la société et d’un accroissement des inégalités socioéconomiques.

C.J.N.: En dépit d’un taux de croissance économique assez vigoureux, les villes de développement, majoritairement peuplées de Juifs orientaux originaires des pays arabes, sont toujours aux prises avec un taux de chômage élevé, une kyrielle de problèmes sociaux, le phénomène de la délocalisation industrielle… On a l’impression que ces villes ont peu bénéficié de l’embellie économique qu’Israël a connue durant la dernière décennie?

J. Bendelac: C’est vrai qu’en Israël, on distingue toujours le “centre” de la “périphérie”. Les disparités entre le nord du pays, le centre et le sud sont criantes et ne semblent pas se réduire avec le temps. Certaines villes du Néguev, comme Ofakim, Dimona ou Arad, n’ont jamais connu de démarrage économique. Par contre, les localités du centre, qui ont toujours été plus attrayantes, ont bénéficié d’un développement accéléré. Le gouvernement israélien a tenté à maintes reprises de réduire les écarts géographiques en favorisant les investissements dans certaines zones qualifiées de “prioritaires”, mais sans grand succès. Aucun investisseur n’ira installer une usine de high-tech dans le Néguev s’il n’est pas sûr d’y trouver une main-d’œuvre qualifiée. Il préférera implanter cette usine à Herzlia ou à Haïfa, même sans avantages fiscaux.

L’embellie de ces dernières années n’a pas favorisé les villes de la périphérie car les infrastructures n’ont pas suivi. Il y a toujours en Israël des retards dans les liaisons ferroviaires, qui permettraient de rapprocher les villes périphériques du centre du pays. Le réseau scolaire est moins efficace dans la périphérie que dans le centre parce que les bons enseignants refusent de s’y installer. Les industries de main-d’œuvre (comme le textile) ont délocalisé ailleurs, y compris en Égypte et en Jordanie, où les coûts du travail sont extrêmement bas.

Résultat: les “villes de développement” en Israël n’en finissent pas de se “développer”! Ce qui est préoccupant, c’est qu’il y a toujours un lien entre le niveau socioéconomique des villes israéliennes et l’appartenance ethnique de leurs populations. Ce n’est pas seulement vrai si l’on compare les villes juives aux villes arabes, les écarts restent aussi importants parmi la population juive. Dans le groupe des villes les plus défavorisées, on observe encore une forte proportion de Sépharades, d’immigrants d’Éthiopie et d’ultra-orthodoxes. En 2008, ces villes restent à la traîne du pays en matière d’éducation, de réussite au baccalauréat, au chapitre du chômage et, au mieux, on trouve des salariés à bas salaires qui ont du mal à s’en sortir.

 C.J.N.: Y a-t-il toujours un “problème social sépharade” dans les villes de développement du sud d’Israël?

J. Bendelac: Le “Second Israël” existe toujours mais il n’est plus forcément sépharade. Il me semble que les inégalités et discriminations dont étaient victimes les Sépharades il y a quelques décennies tendent à s’estomper. Il est vrai qu’en 2007, le salaire d’un Ashkénaze était supérieur de 36% à celui d’un Sépharade. C’est beaucoup, mais cet écart tend à se réduire puisqu’il était de 46% en 1997. Les différences dans les chances de réussite professionnelle se réduisent aussi: en 2006, il y avait 28% des bacheliers sépharades qui étudiaient à l’université contre 36% de bacheliers ashkénazes. Ce n’est pas un écart énorme.

Le “problème sépharade” s’estompe avec le temps. Les nouvelles générations de Sépharades ont davantage de chances de réussir que leurs parents. D’ailleurs, certaines vagues plus récentes d’immigrants ne réussissent pas mieux à s’intégrer que les Sépharades, notamment les immigrants d’Éthiopie et certaines communautés de l’ex-Union soviétique. Vu de Jérusalem, le clivage social dans l’Israël de 2008 n’apparaît plus sur une base ethnique. Aujourd’hui, la société israélienne est plutôt divisée entre riches et pauvres, religieux et laïcs, centre et périphérie, voire droite et gauche. Ces lignes de fracture transcendent les divisions traditionnelles entre Sépharades et Ashkénazes

C.J.N.: L’“ethnicisation” et la “balkanisation” de la société israélienne -les Sépharades, les Russes, les Arabes… revendiquent des droits par le truchement des partis politiques les représentant- semblent être des phénomènes sociaux inéluctables?

J. Bendelac: Israël est, par nature, un pays d’immigration qui a accueilli des Juifs en provenance d’une centaine de pays différents. Sans compter la minorité arabe qui était là en 1948 et dont les membres sont devenus des citoyens israéliens. Chaque communauté possède son patrimoine culturel, sa langue, ses habitudes religieuses, vestimentaires, alimentaires… Fondre toutes ces communautés dans un melting pot social n’a jamais vraiment réussi. Aujourd’hui encore, le sentiment d’appartenance à un groupe social, sur une base culturelle, linguistique ou religieuse, semble plus fort que le sentiment d’adhésion à la société israélienne. Les points de friction entre les Russes, les Éthiopiens et les Arabes sont encore vivaces.

Chaque communauté défend ses intérêts, même au prix d’une entorse à l’intérêt collectif.

  On peut même dire que la multiplication des partis politiques “communautaristes” entretient cette division sociale. Regardez les dernières élections législatives de 2006: entre les partis russophones, arabes, sépharades et même celui des Vieux, je ne vois pas la division ethnique s’atténuer. Au contraire, cette division semble s’accentuer. La société israélienne devra continuer à chercher un modus vivendi qui permette à tous les citoyens israéliens de vivre ensemble malgré leurs particularismes culturels.

C.J.N.: Votre dernier livre est consacré aux Arabes israéliens. Soixante ans après la création de l’État juif, expliquez-vous, les Arabes d’Israël se trouvent encore dans une position ambivalente: “La société israélienne ne les a pas vraiment intégrés et eux-mêmes hésitent encore entre une israélisation forcée et une palestinisation croissante”. Ayant pris le goût à la démocratie israélienne, ces derniers ne seront-ils pas, tôt ou tard, contraints de prendre leur distance à l’égard d’une société palestinienne qui s’est sensiblement radicalisée, cette dernière étant de plus en plus influencée par la mouvance islamiste, incarnée aujourd’hui avec force par le Hamas?

J. Bendelac: Il est vrai que quand on entend les élites arabes s’exprimer, leur discours est très dur. La plupart prônent la fin de l’État juif et sa transformation en un État binational judéo-palestinien. Or, il existe un fossé de plus en plus large entre les dirigeants arabes et les citoyens qu’ils sont sensés représenter. Il est indiscutable que l’immense majorité silencieuse des Arabes d’Israël a pris goût à la démocratie israélienne, à sa liberté d’expression, à son niveau de vie, à sa société de consommation… Leur solidarité avec les Palestiniens reste très symbolique. D’ailleurs, tous les sondages montrent que les Arabes israéliens préféreraient rester des citoyens de l’État d’Israël plutôt que de devenir des citoyens d’un État palestinien à venir.

Ces derniers se plaignent des discriminations dont ils sont victimes, mais ils ne renonceraient pas à leur passeport israélien! Une enquête réalisée en janvier dernier a révélé que 75% des jeunes Arabes israéliens sont favorables à un service civil volontaire, à la place du service militaire. C’est un symbole très fort de leur volonté croissante de s’intégrer à la société israélienne. Les Arabes devront finalement choisir. Je crois que la création éventuelle d’un État palestinien devrait les aider dans leur choix. Ils pourront enfin se consacrer à l’amélioration de leur sort en Israël plutôt que de militer pour une Palestine indépendante.

C.J.N.: La récente décision controversée -elle a suscité l’ire des groupes juifs israéliens ultra-nationalistes- du gouvernement d’Ehoud Olmert de construire une nouvelle ville pour les Arabes en Galilée, est-ce une initiative pour favoriser leur intégration dans la société israélienne? Comment les Arabes israéliens ont-ils accueilli cette décision?

J. Bendelac: Depuis la création de l’État d’Israël il y a 60 ans, la population arabe a été multipliée par 10 alors qu’aucune ville nouvelle n’a été créée pour eux. C’est même le contraire qui a été fait: les Arabes ont subi des réquisitions de terres, des destructions de constructions considérées comme illégales (puisque les autorités israéliennes leur accordent des permis de construire au compte-goutte), sans parler de la non-reconnaissance des villages bédouins du Néguev… Il s’agit donc de réparer les erreurs du passé, ce qui contribuera à renforcer le sentiment d’appartenance de la minorité arabe à la société israélienne. Si l’on veut que les Arabes s’identifient davantage à l’Etat d’Israël, il faut les convaincre de la bonne volonté des pouvoirs publics à leur égard.

Du côté des Arabes, les réactions à cette décision ont été mitigées. Il y a ceux qui refusent toute initiative officielle car ils pensent qu’il faudrait un plan d’ensemble pour combler le retard dans le développement urbain du secteur arabe. C’est la position de l’élite politique des Arabes, notamment de leurs représentants à la Knesset, qui regardent d’un œil suspect toutes les décisions gouvernementales les concernant. C’est vrai que les Arabes d’Israël représentent 20% de la population israélienne, mais le budget de l’État pour 2008 ne leur consacre que 4% des dépenses d’investissement. Il en faudrait bien plus pour rattraper le retard accumulé après des années durant lesquelles l’État a totalement ignoré les besoins de la communauté arabe.

D’un autre côté, il y a ceux qui ont salué cette décision, notamment parmi les élus arabes locaux, qui y voient un signe de bonne volonté des pouvoirs publics et peut-être le début d’une nouvelle ère dans les relations tendues que les Arabes entretiennent avec les autorités de l’État israélien.

C.J.N.: L’historien israélien Tom Segev nous a dit dernièrement au cours d’une entrevue que “les jeunes Israéliens ne croient plus à la paix”. Partagez-vous ce point de vue pessimiste?

J. Bendelac: La situation politique actuelle est complexe. Il est vrai qu’après le retrait de la bande de Gaza à l’été 2005, un vent d’optimisme avait envahi le pays et redonné l’espoir de la paix, notamment aux jeunes. Mais depuis, il ne s’est rien passé qui aurait permis de faire avancer le processus de paix, au contraire. Le Hamas a pris le pouvoir à Gaza et les tirs incessants de roquettes dans le sud du pays ont fait retomber tous les espoirs. Le gouvernement palestinien de Ramallah semble trop faible pour démanteler les bases terroristes et le gouvernement d’Ehoud Olmert hésite à prendre les mesures réclamées par la communauté internationale: la réduction des barrages routiers en Cisjordanie, le démantèlement des implantations illégales…

Seul le “mur de séparation” offre, pour l’instant, un semblant de sécurité aux civils israéliens, mais ce n’est qu’une situation temporaire. Malgré les engagements internationaux, il est peu probable qu’ Israël et l’Autorité palestinienne parviennent à un accord d’ici à la fin 2008. L’horizon semble donc plus ou moins bouché, mais je crois quand même que l’opinion des jeunes Israéliens est moins tranchée. L’espoir subsiste toujours de voir les intenses efforts diplomatiques actuels se traduire en de grandes avancées vers la paix dans le courant de cette année. La société israélienne a montré par le passé ses capacités à résister à ses divisions internes et à s’unir dans les moments difficiles. On a vu récemment les mouvements de solidarité spontanés des Israéliens avec les habitants de Sdérot, soumis aux pluies de roquettes palestiniennes. Face à la décomposition sociale et aux dangers extérieurs, la résistance de la société civile devrait redonner de l’espoir aux jeunes générations d’Israéliens.

In an interview, Israeli French economist Jacques Bendelac talks about the challenges of poverty in Israel.