“L’antisémitisme fait partie de l’ADN des djihadistes”

David Thomson

Pendant quatre ans, le journaliste David Thomson a recueilli, à leur retour en France, les témoignages d’une cinquantaine de jeunes Français et Françaises partis faire le djihad en Syrie et en Irak aux côtés des miliciens de l’État islamique —Daech en arabe.

Il a consigné leurs récits dans un livre terrifiant, Les Revenants. Ils étaient partis faire le djihad, ils sont de retour en France (Éditions du Seuil/Les Jours), qui mêle enquête et analyse.

Un document exceptionnel, et des plus troublants, qui plonge le lecteur dans l’univers glauque des djihadistes français.

Ce livre-enquête a valu cet automne à David Thomson le prestigieux Prix Albert-Londres, qui récompense les meilleurs journalistes de la presse écrite et de l’audiovisuel.

David Thomson nous a accordé une entrevue lors de son récent passage au Québec, où il a été l’un des invités du congrès annuel de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ).

La haine d’Israël et des Juifs occupe-t-elle une place prépondérante dans les propos que vous ont tenus les jeunes “revenants” djihadistes que vous avez interviewés?

Oui. L’antisémitisme fait partie de l’ADN des djihadistes. Ces derniers ont deux ennemis principaux: Israël et l’Arabie saoudite. Leur obsession est de tuer un maximum d’Israéliens et de Saoudiens, et d’attaquer en priorité, partout dans le monde, les intérêts d’Israël et de l’Arabie saoudite. Évidemment, ces fanatiques obscurantistes ne font aucune distinction entre un Israélien et un Juif. Pour eux, les deux constituent la même cible par excellence à abattre. Leur rhétorique judéophobe est à des années-lumière du discours antisémite classique. Ils appellent ouvertement à tuer les Juifs. Cependant, ce qui est important de noter, c’est qu’à aucun moment la question de la Palestine n’est revenue au cours des entretiens que j’ai eus avec des jeunes ayant rejoint des groupes djihadistes en Syrie ou en Irak. La question palestinienne fait partie de la matrice initiale de la génération précédente, celle de l’époque d’Al-Qaida. Cette question est inexistante dans le discours et la propagande des djihadistes d’aujourd’hui, ceux qui combattent dans les rangs de l’État islamique. C’est assez frappant. Mais cela n’enlève rien à leur antisémitisme obsidional.

Quel est le principal enseignement que vous avez tiré des vos entretiens avec ces jeunes Français partis servir Daech?

Que la majorité d’entre eux sont revenus déçus de leur expérience, tout en demeurant fidèles à l’idéologie djihadiste. Certains sont encore dans une radicalité violente et assumée. Ils continuent à affirmer ouvertement être favorables à la perpétration de nouveaux attentats terroristes en France. J’ai rencontré aussi des jeunes femmes parties faire le djihad. Celles-ci étaient tout aussi fanatiques, sinon plus, que les hommes. Je me suis aussi entretenu avec des couples de djihadistes dont l’épouse était plus radicale que le mari. Ceux qui se sont dépêtrés de la nasse idéologique de l’islamisme radical sont très minoritaires. Personne n’a de solution magique pour endiguer la radicalité violente de ces jeunes.

Aujourd’hui, les jeunes séduits par le djihadisme peuvent-il quitter aisément le territoire français pour aller en Syrie ou en Irak?

Tout a changé depuis l’été 2016, quand la Turquie a modifié radicalement sa politique à l’égard de l’État islamique et est entrée en guerre contre ce groupe terroriste dans le nord de la Syrie, notamment dans la ville d’Al-Bab. Le dernier poste-frontière que la Turquie partageait de façon officielle avec l’État islamique, établi dans la ville de Djarabulus, a été repris à ce moment-là. Immédiatement, on a constaté un tassement des départs et des retours de jeunes Français et Françaises ayant adhéré à l’idéologie spécieuse de l’État islamique. Depuis, il n’y a quasiment eu aucun départ, et très peu de retours. L’itinéraire pour ces jeunes Français résolus à s’enrôler dans les rangs de Daech est désormais plus compliqué parce qu’ils doivent franchir des lignes ennemies. Aujourd’hui, en France, et dans les autres pays européens, le problème est endogène. Le logiciel terroriste a été inséré dans l’esprit de beaucoup de jeunes Français après plusieurs années de propagande djihadiste de l’État islamique très sophistiquée et très efficace. Le taux de pénétration de l’idéologie djihadiste est très fort chez les jeunes habitant dans les quartiers populaires. Désormais, le péril n’est plus en Syrie ou en Irak, mais dans les prisons françaises, où des jeunes reclus sont victimes quotidiennement d’un processus de radicalisation jusqu’au-boutiste.

Ceux qui reviennent sont-ils systématiquement emprisonnés par les autorités françaises?

Dès qu’un djihadiste retourne en France, il est arrêté et emprisonné. En général, ceux qui reviennent, et qui ne sont pas judiciarisés, rentrent pour commettre un attentat. C’est le cas de plusieurs membres de la cellule souche du commando qui a perpétré les attentats du 13 novembre 2015 à Paris. Ces jeunes ont fait impunément plusieurs allers-retours entre la France et la Syrie avant de commettre leurs exactions barbares. Mais aujourd’hui, les retours clandestins sont devenus hasardeux. Ce qui explique que le flux de revenants a tendance à se tasser. Au premier semestre de 2016, seulement douze retours de djihadistes français ont été recensés, contre vingt-cinq le semestre précédent.

En France, et aussi dans les autres pays d’Europe, le contexte socioéconomique ardu dans lequel vivotent les jeunes arabo-musulmans des banlieues chaudes est-il la principale cause du puissant attrait exercé par le djihadisme auprès de ces derniers?

C’est vrai que des jeunes non issus de milieux défavorisés ont été aussi fortement séduits par les sirènes du djihadisme. Je relate dans mon livre ma rencontre avec un couple de médecins qui est allé chercher son fils en Syrie et est parvenu à le ramener en France. Ce jeune a grandi dans un milieu éduqué et très aisé financièrement, mais il a été élevé dans la religion musulmane. Ces cas-là existent, mais sont exceptionnels. La grande majorité des djihadistes, et je pense que ce constat vaut aussi pour la majorité des djihadistes des autres pays —j’ai observé dernièrement ce phénomène en Tunisie —, sont issus des quartiers populaires et, souvent, de familles dysfonctionnelles. De 2014 à 2016, le gouvernement français n’a cessé de claironner: “Cela peut arriver à tout le monde”. C’est faux. Cela n’arrive pas à n’importe qui!

Donc, la sociologie du djihadisme est assez claire sur ce point.

Oui. Les groupes minoritaires, les milieux populaires et les quartiers sensibles sont surreprésentés dans le phénomène du djihadisme français. Sans surprise, l’épicentre de celui-ci est niché dans la Seine-Saint-Denis, un département situé au nord-est de l’agglomération parisienne, où, depuis 2012, il y a eu une centaine de départs vers la Syrie et l’Irak. De façon empirique, on estime qu’environ 70 % des acteurs concernés sont issus de l’immigration arabo-musulmane ou subsaharienne. Les 30 % restants sont des convertis venus du christianisme qui étaient souvent pratiquants. Ils sont pour la plupart issus de milieux prolétaires et, au moins dans la moitié des cas, de minorités non arabo-musulmanes.

La France n’a-t-elle pas vécu pendant trop longtemps dans un profond déni de réalité. Vous-même, avant que ne soient commis les attentats très meurtriers de novembre 2015, avez mis en garde à plusieurs reprises les autorités françaises contre la menace lancinante djihadiste qui pesait sur votre pays. On ne vous a pas du tout pris au sérieux.

Dans toutes les sociétés où, lors de mes enquêtes, j’ai vu émerger l’État islamique ou le djihadisme, en l’occurrence la Libye, la Tunisie et la France, j’ai constaté un déni de réalité très fort qui empêchait les élites médiatique, politique et sécuritaire de prendre conscience de la mesure de ce phénomène, et donc de la menace qui planait sur ces pays. J’ai été confronté à ce déni de réalité effarant, parfois de façon humiliante, sur des plateaux de télévision. En France, ce n’est qu’après les attentats de l’automne 2015 qu’on est passé à l’extrême inverse. Il y a eu alors une réelle, mais très tardive, prise de conscience, après plus de 250 morts. Depuis un an et demi, la situation sécuritaire s’est beaucoup détériorée, on est sur un rythme de quasiment une attaque terroriste déjouée, ou ratée, chaque mois.

En France, la menace djihadiste ne s’est donc pas atténuée.

Aujourd’hui, l’État islamique a disparu sous sa forme territoriale, mais, en France, et aussi dans les autres pays européens, la menace demeure. Celle-ci est désormais triple: 1-le retour de jeunes djihadistes formés militairement et missionnés pour commettre de nouveaux attentats; 2-des “revenants” déçus mais non repentis, capables de passer à l’acte individuellement à n’importe quel moment; 3-des sympathisants restés en France et obnubilés par le discours des djihadistes. Je termine mon livre avec une phrase tirée de la propagande de l’État islamique martelée, à l’été 2016, en pleine déroute militaire, après que cette organisation terroriste ait perdu la ville de Manbij, en Syrie: “Nous avons perdu une bataille, mais nous avons gagné une génération qui désormais connaît son ennemi”. Je crois que tout est résumé dans cette phrase.