Le nouvel antisémitisme en France

Georges Bensoussan (credit: Claude Truong, Wikimedia Commons photo)

Depuis le début des années 2000, les actes antisémites n’ont cessé de se multiplier en France.

Aujourd’hui, beaucoup de Juifs français en plein désarroi se posent des questions sur leur avenir dans leur pays.

L’historien Georges Bensoussan nous a livré, au cours d’une entrevue, ses réflexions sur la montée de l’antisémitisme en France et ses conséquences sur les plans social et politique.

Ses analyses sur cette question sulfureuse lui ont valu deux procès retentissants, intentés par des organisations islamistes.

Georges Bensoussan est l’auteur de plusieurs livres remarqués sur l’histoire de la Shoah, l’histoire d’Israël et l’exode forcé, au début des années 50, des Juifs des pays arabes.

En 2002, il a dirigé un livre collectif choc, Les Territoires perdus de la République, dans lequel un groupe de professeurs racontent l’antisémitisme, le sexisme et l’islamisme qui déferlent alors dans les collèges et les lycées de la région parisienne.

Georges Bensoussan signe un texte percutant dans l’ouvrage collectif Le nouvel antisémitisme en France, paru ce printemps aux Éditions Albin Michel.

Seize intellectuels français, juifs et non-juifs, renommés, dont Georges Bensoussan, Pascal Bruckner, Luc Ferry, Élisabeth de Fontenay, Daniel Sibony, Éric Marty… ont contribué à cet ouvrage. Ils ont décidé de se mobiliser pour rendre hommage à Sarah Halimi, une Juive de soixante-cinq ans rouée de coups et défenestrée par un islamiste, et dénoncer son meurtre barbare.

En 2016, des organisations islamistes de France vous ont intenté un procès en justice. Que vous reprochaient-elles?

J’ai été poursuivi par le Parquet pour “provocation à la haine raciale” sur dénonciation d’une organisation islamiste, le Collectif contre l’islamophobie en France (CICF). Ce qu’on m’a reproché: les propos tenus en 2015, lors de l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut, sur France Culture. J’évoquais alors l’antisémitisme dans les familles arabes en reprenant un constat du sociologue français d’origine algérienne, Smain Laacher. Ce dernier a déclaré au cours d’un film (auquel j’ai participé moi-même) diffusé, en octobre 2015, à la télévision française: “Cet antisémitisme, il est déjà proposé dans l’espace domestique et il est quasi naturellement déposé sur la langue, déposé dans la langue… Une des insultes des parents à leurs enfants, quand ils veulent les réprimander, il suffit de les traiter de Juifs. Bon, mais ça… toutes les familles arabes le savent. C’est une hypocrisie monumentale que de ne pas voir que cet antisémitisme, il est d’abord domestique. Il est comme dans l’air qu’on respire”.

J’ai dit la même chose, mais en utilisant une autre métaphore: “Dans les familles arabes, l’antisémitisme, on le tète avec le lait de sa mère”.

Évidemment, le phénomène que j’ai décrit n’avait rien de génétique, ce que les juges ont compris. Quant aux parties civiles, elles avaient oublié de citer Smain Laacher, ce sociologue qui demandera un droit de réponse à France Culture (qui le lui accordera), qui parlera d’”ignominie” à mon propos et ne sera, pour sa part, jamais inquiété pour les mots dont il a usé dans le film de Georges Benayoun. D’ailleurs, à ce jour (et c’est heureux évidemment), personne n’a porté plainte contre lui.

Vous avez remporté deux victoires claires en justice.

J’ai subi deux procès. J’ai été relaxé deux fois. Lors du premier procès, plusieurs organisations se sont jointes au CICF: la LICRA, la Ligue des droits de l’Homme, SOS Racisme, le MRAP —Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples—. Lors du deuxième procès, en appel, la LICRA et SOS Racisme se sont retirés. Ce fut un épisode difficile et violent de ma vie qui n’est d’ailleurs pas tout à fait terminé puisque mes détracteurs se sont pourvus en cassation. Après deux ans et demi de procédures, et deux procès, il m’est difficile de considérer comme une victoire le fait que la justice ait reconnu qu’il fait jour à midi. Disons seulement que l’on a empêché une défaite.

Cette saga judiciaire m’a laissé une grande fatigue morale. Comment voir une victoire dans ce gâchis, cet étalage de la bêtise des uns et de la lâcheté des autres? Comment éviter tout pessimisme pour ce qui a trait à l’avenir de la France, où le déni de réalité est orchestré par cette bien-pensance culturelle qui verrouille une partie des médias?

Quels enseignements avez-vous tirés de ces deux procès?

Ces deux procès ont donné lieu à la mise en lumière de la violence des islamistes, dont la stratégie consiste à épuiser et faire peur, à intimider et museler la parole. Difficile de ne pas concéder que sur ce plan-là, ils ont réussi. Tant de gens, aujourd’hui, à la lumière de mes procès et de ceux de tant d’autres, craignent d’en être victimes à leur tour s’ils se mettaient à parler.

L’objectif des islamistes est d’ailleurs moins de me dissuader de parler que de faire peur aux autres. Dans leur stratégie de conquête, ils n’hésitent pas à porter plainte à tire-larigot. On se demande d’ailleurs d’où viennent leurs fonds qui semblent inépuisables. Les frais de justice, on le sait, et pas seulement les honoraires d’avocats, sont onéreux. Or, ces gens multiplient les procès sans compter.

À ce premier vecteur d’intimidation, vous devez ajouter le chantage moral qui consistera, pour cause d’”islamophobie”, à faire de vous un “raciste”. Autrement dit un pestiféré de type médiéval. Aujourd’hui, on dirait un “infréquentable”. Les “idiots utiles du gauchisme” prendront vite le relais (comme ils l’ont fait avec moi) en se chargeant de vous déconsidérer, en vous enfermant dans la “fachosphère”, l’enfer des mal-pensants comme jadis l’enfer de l’Église catholique réservé aux âmes pécheresses. Ostracisé, les colonnes des journaux vous seront interdites, et les micros plus encore. Prenez mon exemple: depuis cette pantalonnade, il y a presque trois ans déjà, France Culture, en dépit de son “esprit d’ouverture” (c’est son slogan officiel), ne m’a jamais plus invité. Je ne suis pas le seul dans ce cas: tout un pan de la pensée française n’y a pas droit de cité tant s’y pratique l’entre-soi des gens culturellement bien-pensants.

Songez-vous à quitter la France?

La tentation de l’exil a été forte, comme je l’ai dit lors du premier procès. Elle le demeure. Moins pour ce qui m’est arrivé personnellement que pour l’état d’un pays que j’aimais jadis de toute mon âme. Mais quand une grande partie des élites médiatiques, culturelles et politiques parvient à ce niveau d’automystification qui balance entre ridicule et veulerie, l’envie vous gagne de vous en éloigner.

J’ai beaucoup pensé ces derniers temps à Georges Bernanos quittant la France en 1938, passant d’un exil espagnol à un exil brésilien, las de cette lâcheté générale qui s’étalait sous ses yeux.

L’une des deux passions de ma vie, “Ma France”, comme chantait Jean Ferrat, a été entamée par cette affaire en dépit de très nombreux soutiens et d’une défense juridique remarquable, celle de Maître Michel Laval, pas un avocat comme un autre, mais un combattant qui partage le même amour d’une France qui s’évanouit sous nos yeux. Nous n’avons pas à le déplorer. Ni à geindre. Seulement à en tirer les conséquences. Ou à combattre.

Lors du premier procès, Alain Finkielkraut, l’historien Yves Ternon et la philosophe Elisabeth de Fontenay ont plaidé ma cause à la barre. Au second procès, ce fut le tour de Philippe Val, ancien directeur de Charlie Hebdo, de l’historien Joël Kotek et de la magistrate Noëlle Lenoir, ancienne membre du Conseil constitutionnel. Ces hommes et ces femmes vous donnent une autre image que celle de la bêtise massifiée des “mutins de Panurge”, comme disait Philippe Muray.

Vous êtes donc pessimiste pour la suite des choses?

La cassation constitue la dernière étape judiciaire. Nous verrons. Le pessimisme m’importe peu. C’est le tragique qui est essentiel. Ceux qui oublient la dimension tragique de l’Histoire sont condamnés à aller de déconvenue en déconvenue. Le tragique, lui, est paradoxalement la condition première de l’espérance.

Le procès a beaucoup mobilisé au sein de la “communauté juive”. Les soutiens ont été nombreux du côté de la “rue juive”, c’est-à-dire des communautés juives de base. Les institutions juives ont été conformes en tous points à leur nature d’institution: pour la plupart, elles ont gardé courageusement le silence. S’en étonner revient à ne pas comprendre que toute institution, au moins généralement, est vouée à trahir, peu ou prou, sa mission d’origine. Bref, ma parole semblait commencer à gêner.

Êtes-vous inquiet pour l’avenir de vos enfants?

Mes deux enfants ont dépassé la trentaine. Ma fille cadette vit en Israël. Cela posé, il m’est impossible de donner à quiconque le moindre conseil car l’émigration demeure une violence même quand il s’agit, pour un Juif, de l’Alya vers l’État d’Israël. Certes, si j’étais père de jeunes enfants, je me poserais quelques questions sur leur avenir dans ce pays.

Vous êtes l’un des rares intellectuels français à avoir mis en garde, depuis le début des années 2000, le gouvernement et le public français contre les répercussions néfastes de la banalisation du nouvel antisémitisme.

Depuis novembre 2003, en France, seize Juifs ont été tués “parce que Juifs”. Du jamais vu depuis la Libération alors que plusieurs vagues antisémites avaient depuis lors balayé le pays: en 1954 lors de l’élection de Pierre Mendès France, en 1961, dans le contexte du procès Eichmann, en 1969, avec la “rumeur d’Orléans” —on avait alors accusé les propriétaires juifs de magasins de lingerie d’avoir séquestré des jeunes femmes pour les prostituer à l’étranger—.

Pour la première fois, nous avons affaire à des meurtres, voire à des assassinats. Tous, sans exception, commis par des Musulmans. Et la plupart, citoyens français. Cet antisémitisme qu’on dit “nouveau” (mais pour qui? Pour ceux qui le découvrent aujourd’hui?) avait été diagnostiqué dès le début des années 2000 à la suite de la seconde Intifada palestinienne. Et, en réalité, depuis plus longtemps. Qu’on se rappelle l’affaire Kelkal à Lyon, à l’été 1995 —Khaled Kelkal a été le principal responsable de la vague d’attentats commis en France à l’été 1995—. Il y a 23 ans déjà: une génération!

En 2002, après quelques autres, un groupe d’enseignants, dont je faisais partie, a tiré la sonnette d’alarme. Pour autant, notre constat, l’existence dans une partie de l’immigration maghrébine, ou de ses enfants, d’une haine des Juifs parfois obsessionnelle, fut partiellement ignoré par les pouvoirs publics, les médias et les élites intellectuelles, en particulier de gauche. Ce que nous décrivions contrevenait tellement à leur vision du monde que c’est la réalité qui, in fine, ne pouvait qu’avoir tort.

Ce phénomène s’est évidemment accentué comme toute maladie grave non traitée. Dès le début des années 90, au moment de la première Guerre du Golfe, des journalistes, mais aussi quelques chercheurs, ont décelé dans certaines banlieues françaises l’existence d’une violence verbale antisémite. Ils n’ont guère été entendus parce que, comme le disait jadis Bergson, “l’œil ne perçoit que ce que l’esprit est prêt à comprendre”. Et pour des raisons trop longues à expliquer dans le cadre de cet entretien, l’esprit n’était alors visiblement pas prêt.

Le traitement policier, judiciaire et médiatique du lâche assassinat de Sarah Halimi est plutôt troublant. On a l’impression qu’on a voulu passer sous silence cette affaire scabreuse dont le motif antisémite est plus qu’avéré.

Début avril 2017, un silence de plomb s’est vite abattu sur ce meurtre antisémite et crapuleux. Aucune mobilisation médiatique dans un premier temps à l’exception de quelques rares journalistes, comme Noémie Halioua, qui a dû œuvrer dans une grande solitude. Rares furent ses confrères à se pencher sur cette affaire abjecte, tentés pour beaucoup, paresseusement, de n’y voir que des “affrontements intercommunautaires”.

Mais cette indifférence n’est pas un fait isolé, elle fait partie d’une longue tradition française dès lors que l’antisémitisme n’offre pas le visage hideux de l’hitlérisme ou de la Collaboration. Sarah Halimi a eu la malchance de ne pas être assassinée par un fasciste d’extrême droite. Si ç’avait été le cas, on aurait pu sortir la panoplie des manifestations monstres.

L’antisémitisme dit “nouveau” ne fait pas recette. Il gêne. C’est le fait, dit-on, de pauvres gens qu’il ne faut pas accabler plus encore. En revanche, l’antisémitisme du Front National, des identitaires musclés, des mânes de Rebatet et de Coston, vieilleries hideuses de la “France profonde” d’hier, celle qui a alimenté les camps d’internement de Pithiviers, de Noé, de Gurs, des Milles et de Drancy et qui, in fine, a aidé à Auschwitz, celui-là, oui, on est prêt à le combattre. À Carpentras, en mai 1990, quand le cimetière juif de la ville fut profané par des militants d’extrême droite, cette exaction a donné lieu à une immense mobilisation à laquelle même le président de la République d’alors, François Mitterrand, a participé. Une première.

Seize ans plus tard, lors du meurtre, à la dimension antisémite avérée, d’Ilan Halimi, il n’y avait plus grand monde dans la rue. C’est que l’agresseur était un Musulman, un Noir, un parfait voyou et tortionnaire à ses heures. Il n’avait pas le bon profil pour mobiliser la rive gauche. Les pauvres restaient avec les pauvres. Ce dimanche de février 2006, majoritairement, il n’y avait guère que des Juifs pour affronter le froid coupant de ce jour. Et quelques amis non-Juifs aussi, courageux, comme hier, d’être là.

Comment expliquer le silence des médias français autour du meurtre antisémite de Sarah Halimi?

Les médias français sont largement formatés par des écoles de journalisme dont le conformisme demeure évidemment un impensé absolu. Le gauchisme culturel, où la politique se réduit souvent au moralisme, qui domine dans ces milieux, les rend peu à même d’entendre un “nouvel” antisémitisme qui les gêne parce qu’il contrevient à leur vision d’un monde, celui où l’antisémitisme se cantonne à l’extrême droite.

Il faut ajouter à cela que la gauche française, qui culturellement domine encore le paysage médiatique, porte sur ses épaules la mauvaise conscience de la guerre d’Algérie. Les “Arabes” étant par définition, à ses yeux, des colonisés et des dominés. Or, un colonisé ne pouvant être raciste, il demeure impossible d’imaginer qu’un Arabe, qui peut être lui-même victime de racisme, puisse être raciste à son tour. Une partie des médias français, formatés par ce conformisme, raisonnent donc selon un schéma qui donne de l’opprimé une image de vertu, incapable de voir en lui la possibilité d’être aussi un oppresseur. Pourtant, dans le même temps, chacun constate autour de soi la présence de tant d’hommes opprimés, sinon humiliés dans leur vie de travail, et qui peuvent aussi, comme par compensation, être des pères brutaux et des maris violents.

Par ailleurs, les immigrés d’origine arabe étant déjà en position d’infériorité, beaucoup estiment que pointer du doigt l’antisémitisme d’un certain nombre d’entre eux ne ferait que les déconsidérer davantage. C’est ce que l’on a vu lors des violences sexuelles commises en Allemagne fin 2015. Début 2016, sur le plateau de la chaîne franco-allemande de télévision ARTE, un journaliste du quotidien Libération reconnaissait que lorsque les agresseurs étaient d’origine étrangère, on s’efforçait de modifier leurs prénoms. Pour ne pas ajouter à la “stigmatisation” dont ils souffraient déjà. Plutôt que de compassion, il vaut mieux parler ici d’un mépris mâtiné d’irresponsabilité.

Enfin, les mêmes ajoutent que souligner cet antisémitisme “ferait le jeu” d’une extrême droite tout entière “vouée à sa haine de l’étranger”.

Paradoxalement, en Occident, la mémoire de la Shoah loin de protéger les Juifs, les aura peut-être fragilisés. Parce que la culpabilisation permanente que cette mémoire a entretenue à raison a fini, hélas, par induire le regard occidental, plus ou moins consciemment d’ailleurs, à s’en débarrasser. Celui-ci tend à minimiser ce “nouvel” antisémitisme tout en diabolisant, dans le même temps, l’État “raciste” d’Israël. En revanche, dès qu’il s’agit de l’antisémitisme d’extrême droite, médias et milieux de gauche se mobilisent, l’ennemi étant ici conforme à celui qu’on attendait.

Le public français n’est-il pas plus conscient des conséquences néfastes du nouvel antisémitisme depuis janvier 2015, quand il a dû subir aussi les affres de la violence djihadiste?

Les choses ont sans doute légèrement bougé à partir des attentats de janvier 2015, et surtout de novembre 2015, quand la majorité de la population française a été directement affectée par la violence djihadiste. On a assisté alors à un frémissement. Sans plus. En effet, lors de la grande manifestation du 11 janvier 2015, dédiée à la mémoire des victimes assassinées quelques jours plus tôt par des terroristes djihadistes, on notait la présence de nombreuses pancartes: “Je suis un policier”, “Je suis un journaliste”, “Je suis Charlie”… Et parfois aussi, mais plus rarement, “Je suis un Juif”. S’il n’y avait eu, en janvier 2015, que la tuerie perpétrée au magasin Hyper Cacher, la mobilisation aurait été plus mince. De fait, il y avait peu de monde dans la rue après le meurtre de Sarah Halimi. J’étais à la marche organisée à sa mémoire un dimanche d’avril 2017. Nous étions peu nombreux, quelque 500 personnes, majoritairement des Juifs.

Par ailleurs, je ne suis même pas certain que ce frémissement se confirme. Parce que si des troubles éclatent à propos des Juifs, ces derniers seront perçus comme ceux par lesquels le scandale arrive, qui bousculent la “paix civile” et mettent la France à nu.

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En France, depuis les attentats de janvier 2015, au lieu de décroître, les actes antisémites se sont multipliés. Comment expliquer ce paradoxe?

L’antisémitisme ne vaccine pas contre l’antisémitisme. Tout au contraire, il l’encourage comme le montre la période post-Shoah en Pologne où l’on s’attendait, après les grands massacres, à un recul de la haine. Et, à fortiori, à une éradication des pogroms. C’est le contraire qui s’est produit: la violence antijuive s’y est déchaînée, plus terrible que celle d’avant-guerre. Près de 2000 Juifs ont été assassinés par des Polonais en 1945 et 1946. Jamais avant 1939 on avait connu un tel niveau de violence. Telle est la naïveté des raisonnements de type compassionnel: penser que l’horreur vaccine alors qu’elle s’enkyste au contraire dans l’inconscient collectif des sociétés.

C’est aussi pourquoi, en France, ceux qui se disent convaincus qu’un enseignement efficace, et répété, de l’histoire de la Shoah nous débarrassera de ce “nouvel antisémitisme” s’avèrent être de piètres politiques. Ils reproduisent mécaniquement un schéma obsolète. Les assassins djihadistes sont tous passés par le collège, et tous ont bénéficié d’une scolarité qui, à deux reprises au moins, leur a fait toucher du doigt l’histoire de la Shoah (à l’école primaire et au collège). À Mohammed Merah, aux frères Kouachi, à Coulibaly, comme aux autres, on a raconté Auschwitz. En quoi cela a-t-il jugulé leur antisémitisme maladif?

Donc, l’éducation n’est pas un antidote efficace pour endiguer l’antisémitisme et le fanatisme islasmiste.

L’éducation demeure essentielle si elle est apprentissage de la pensée, parce que c’est la pensée seule qui désapprend la barbarie. Pour autant, si l’éducation n’est pas un antidote radical, imaginer qu’elle serait vaine en tous points serait une erreur symétrique. Ni trop d’attentes, ni trop d’indignités non plus.

L’enseignement demeure un impératif quand il s’agit de faire accéder les élèves qui ont atteint l’âge de raison à une réflexion de nature politique. Pour autant, il serait vain d’en espérer des miracles pour tous quand les préjugés antisémites sont si profondément ancrés. On peut faire bouger les lignes chez quelques-uns, mais pour le grand nombre, contre la passion pulsionnelle de l’antisémitisme, la tâche sera bien plus rude parce que c’est à l’inconscient le plus archaïque que vous vous heurterez. L’éducation s’adresse à la raison alors que l’antisémitisme puise dans un fonds paranoïaque imperméable à la raison. Il est difficile de se l’avouer, mais au risque de se mentir, disons-le tout net: on ne connaît pas de solution à la peste antisémite. Il y a un siècle, en 1903, au soir de sa vie, le grand historien allemand Theodor Mommsen en faisait le constat. Vingt ans plus tôt, en 1882, l’un des pères du sionisme russe, Léon Pinsker, en était arrivé lui aussi à la même conclusion.

Aujourd’hui, en France, nombreux sont ceux qui établissent une équation entre l’antisémitisme et l’islamophobie. Ce parallèle vous surprend-il?

L’antisémitisme, c’est la haine contre un groupe de personnes. L’islamophobie, si l’on prend le terme au pied de la lettre, est le rejet d’une religion, l’islam, et non des Musulmans. On peut parler de “racisme anti-arabe” ou de “rejet des Musulmans”. Mais dans ce cas, le terme d’islamophobie est inadéquat. Car l’islamophobie, comme concept, c’est-à-dire la critique de la religion musulmane, n’est en rien un délit. En France, la critique de la religion est légitime. Le blasphème a été aboli dans ce pays il y a plus de deux siècles. L’islamophobie n’y a donc aucun droit de cité. Il est ici loisible à chacun, à condition de ne pas insulter les personnes, de critiquer le judaïsme, le christianisme, l’islam, comme toutes les autres croyances.

En mêlant antisémitisme et islamophobie, on cherche à faire passer la critique de la religion musulmane pour un rejet des Musulmans. C’est un tour de passe-passe sémantique assez grossier qui vise à délégitimer toute critique de l’islam. Intellectuellement, tout cela est dérisoire.

Récemment, l’ancien Premier ministre, Manuel Valls, est monté au créneau pour dénoncer fougueusement la recrudescence de l’antisémitisme en France. Le gouvernement français s’est aussi mobilisé pour lutter avec fermeté contre ce regain d’antisémitisme. Ça vous rassure?

Manuel Valls a été en France l’un des rares politiques à parler clair sur ce sujet. Pour le reste, vous avez beaucoup d’effets d’annonce et de slogans lénifiants répétés à l’envi, tels que “La France sans les Juifs n’est plus la France”. Ces proclamations font peut être de l’effet sur les plateaux de télévision ou dans les meetings, mais elles sont vaines. Pour autant, et à l’évidence, l’État lutte contre l’antisémitisme. Mais si pour protéger les Juifs, il faudra demain mettre en danger ce qu’on appelle par antiphrase la “paix sociale”, je doute que la part juive de la nation pèse lourd dans la balance. Ne l’oubliez pas: les élites politiques de ce pays savent, plus ou moins confusément, qu’elles vivent sur un volcan. La sauvegarde des Juifs de France ne sera pas leur priorité.