“Les Marocains doivent se réapproprier leur histoire juive”

De gauche à droite: l’historien Jamâa Baida, Jaâfar Debbarh, directeur du Centre culturel marocain Dar Al Maghrib de Montréal, Charles Barchechath, président du comité “Conférences “ de la Congrégation Or Hahayim, et le Dr Haïm Abénhaim, président de la Congrégation Or Hahayim.

“On ne peut que déplorer le fait que pour la nouvelle génération de jeunes marocains de confession musulmane, le Juif est tout simplement une autre altérité, c’est-à-dire l’étranger que leur présentent quotidiennement la chaîne de télévision Al Jazeera et d’autres médias arabes, qui n’a rien à voir avec l’histoire et la culture marocaines. Pourtant, force est de rappeler que la présence du judaïsme au Maroc est très ancienne puisqu’elle remonte à 2500 ans depuis l’antiquité.”

L’historien marocain Jamâa Baida, directeur des Archives du Maroc depuis 2011 —il a été nommé à ce poste par le roi Mohammed VI— est préoccupé par la grande méconnaissance que les jeunes marocains ont aujourd’hui de la culture juive, qui, selon lui, est “une composante importante de la culture marocaine”.

En effet, la nouvelle constitution marocaine, promulguée en 2011 après que les Marocains l’aient approuvée largement par le biais d’un référendum, mentionne dans son préambule que l’”apport hébraïque est l’un des affluents ayant enrichi l’identité nationale marocaine”.

“Aujourd’hui, beaucoup de jeunes marocains n’ont jamais rencontré un Juif. C’est regrettable. Ceux de ma génération ont joué avec des Juifs lorsqu’ils étaient enfants, les ont fréquentés, commerçaient avec eux… La reconnaissance dans la nouvelle constitution marocaine de l’élément culturel juif pourrait paraître comme une évidence historique, mais c’est loin d’être le cas pour une nouvelle génération de Marocains. Pourtant, cette reconnaissance officielle est lourde de sens parce qu’elle est le fruit de la remarquable évolution politico-historique que le Maroc a connue au cours des soixante dernières années. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que les cinq autres constitutions adoptées par le Maroc depuis son indépendance en 1956, celles de 1962, 1970, 1972, 1992 et 1996, ont complètement passé sous silence l’apport de l’élément juif marocain”, a expliqué Jamâa Baida au cours d’une conférence, intitulée “Le judaïsme au Maroc: d’hier à aujourd’hui”, qu’il a donnée à la Congrégation Or Hahayim de Côte Saint-Luc.

Cette conférence a été organisée en partenariat avec la Communauté sépharade unifiée du Québec (CSUQ) et le Centre culturel marocain Dar Al Maghrib de Montréal.

Charles Barchechath, président du comité “Conférences” de la Congrégation Or Hahayim, présenta le professeur Jamâa Baida et a été le modérateur de la discussion qui a suivi cette conférence.

Membre fondateur et coordonnateur du Groupe d’études et de recherches sur le judaïsme marocain (GREJM), Jamâa Baida est l’auteur de nombreux ouvrages et de plusieurs études sur le judaïsme marocain.

Il brossa une rétrospective historique des relations entre Juifs et Musulmans au Maroc depuis l’indépendance de ce pays.

“Il faut tout raconter en histoire, pas seulement glorifier des pages et fermer les yeux sur d’autres pages.”

La création de la Ligue arabe en 1945, l’avènement de l’État d’Israël en 1948, la révolution nassérienne et l’adoption du panarabisme après l’indépendance nationale du Maroc, en 1956, ont constitué des facteurs qui ont renforcé les tendances dominantes du nationalisme marocain, en particulier celles du parti de l’Istiqlal.  La crise de Suez, en 1956, fut la goutte qui a fait déborder le vase, rappela Jamâa Baida.    

Bien que le roi Hassan II ne cessa, de 1961 à 1999, de multiplier les déclarations et les gestes consacrant le judaïsme marocain comme partie intégrante de l’identité nationale, la réalité était tout autre: le Maroc  s’est vidé progressivement de ses Juifs. La communauté juive marocaine qui en 1948 comptait quelque 250 000 âmes a diminué comme une peau de chagrin. Celle-ci ne compte plus aujourd’hui que quelque 3 500 à 4 000 personnes.

“Depuis 1948, nous avons assisté au déracinement progressif d’une civilisation plusieurs fois millénaire. Les forces politiques marocaines ont souvent préféré l’amnésie et focalisé leur intérêt, par conviction ou opportunisme, uniquement sur la question palestinienne et la solidarité arabe face au sionisme”, expliqua Jamâa Baida.

Mais la vraie réappropriation de la dimension juive de l’histoire et de l’identité du Maroc allait trouver une tribune inopinée à l’université marocaine. Dans le milieu des années 70, c’est dans les cénacles universitaires que commença discrètement un travail dépassionné devant jeter un éclairage nouveau sur le judaïsme marocain.

“Ce changement se manifesta timidement dans la recherche historique lorsqu’une nouvelle génération d’historiens commença à privilégier ce qu’on appelle en historiographie l’”approche monographique” au détriment de ce qu’on appelle communément au Maroc l’”histoire nationaliste”, qui est plus proche de la mémoire que de l’histoire car la mémoire est sélective”, expliqua Jamâa Baida.

Dans l’“approche monographique”, au lieu de célébrer les dynasties, les guerres ou les grands événements, on met l’emphase sur la monographie d’une région spécifique en mettant en lumière ses aspects socioéconomiques. C’est un travail de fourmi effectué à partir de la base.

“Quand le politique essaye de fermer les yeux, ça le regarde. L’historien ne peut pas fermer les yeux car ce sont les archives qui parlent. Or, toutes les recherches menées dans différentes régions du Maroc ont relevé l’importance des communautés juives comme une composante incontournable de l’histoire du Maroc.”

D’après Jamâa Baida,  la recherche académique finira par avoir un impact, même limité, sur la jeunesse  marocaine, aussi bien au sein des universités qu’auprès des ONG.

Par ailleurs, ajouta-t-il, la société civile marocaine est de plus en plus sensible à la “valorisation du patrimoine juif marocain en tant que composante essentielle de l’identité nationale”.

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Le roi Mohammed VI est très sensible au processus de réappropriation de la dimension juive. Lors de ses allocutions, il a souligné à maintes reprises l’attachement du Maroc à son patrimoine pluriel, sans aucune exclusion.

Le souverain alaouite a appelé à la restauration de toutes les synagogues dans les différentes villes du royaume, qu’il considère non seulement comme des lieux de culte, mais également comme un espace de dialogue culturel et de renouveau des valeurs fondatrices de la civilisation marocaine, rappela Jamâa Baida.

“C’est un devoir de mémoire impératif qui interpelle de plus en plus de Marocains. Il était temps que les idéologies cessent de nous imposer des ornières. Aujourd’hui, les enfants marocains n’ont des Juifs que des images réductrices créées sous l’impact des interférences du conflit israélo-arabe. L’histoire du judaïsme marocain est beaucoup plus riche et variée. C’est un patrimoine que chaque Marocain, Juif ou Musulman, doit se réapproprier. Cette réappropration est une opération lente, mais nécessaire pour se réconcilier avec l’autre histoire nationale”, a dit Jamâa Baida.

À ce chapitre, le travail remarquable accompli par la Fondation du patrimoine culturel judéo-marocain est fort encourageant: des milliers d’écoliers marocains visitent chaque année le Musée du judaïsme marocain de Casablanca; la restauration des synagogues, des cimetières et des anciens quartiers juifs, comme le Mellah de Marrakech, dont les ruelles ont été renommées récemment avec leurs noms originaires hébraïques; la production de documentaires et d’oeuvres cinématographiques sur le judaïsme marocain…