L’héritage de Shimon Peres: “Aucun rêve n’est impossible”

Tsvia Walden-Peres. (Lidia Bagnara Photo)

La vie exceptionnelle de Shimon Peres, décédé le 28 septembre 2016 à l’âge de 93 ans, se confond avec l’histoire d’Israël.

Dans les semaines précédant sa mort, l’ancien président d’Israël a dicté un livre-témoignage relatant des épisodes majeurs de sa vie.

Ce livre passionnant, qui sera traduit en une trentaine de langues, est paru récemment en français, aux Éditions Baker Street, sous le titre Aucun rêve n’est impossible.

La version anglaise de cet ouvrage, No Room for Small Dreams, a été publiée l’automne dernier chez Harper Collins Publishers.

Dans une entrevue exclusive qu’elle a accordée au Canadian Jewish News, la fille de Shimon Peres, Tsvia Walden-Peres, psycholinguiste renommée et professeure à l’Université Ben Gourion du Néguev, qui a prefacé ce livre avec ses deux frères, Yoni et Cheni Peres, évoque le parcours insolite de son père, sa vision audacieuse et son optimisme inébranlable.

Tsvia Walden-Peres parle couramment le français.

 

Pourquoi Shimon Peres a-t-il écrit ce livre au crépuscule de sa vie?

Aucun rêve n’est impossible n’est pas un livre autobiographique, mais un livre-testament conçu comme un message à l’adresse de la nouvelle génération d’Israéliens et de Palestiniens. C’est un livre de transmission dans lequel mon père parle beaucoup de l’avenir. C’est un vibrant plaidoyer pour la paix.

Mon père relate six épisodes marquants de sa vie —l’épopée de la création de l’État d’Israël, son combat solitaire pour doter Israël de l’arme nucléaire, le redressement miraculeux de l’économie israélienne, l’Opération Entebbe, les accords d’Oslo, la quête inlassable de la paix— mettant en lumière ses convictions coriaces et ses principes d’action, selon lesquels il ne faut jamais capituler face à l’adversité de l’Histoire.

Dans cinq de ces épisodes clés de l’histoire d’Israël, mon père a atteint ses objectifs. Quant au dernier épisode, le plus important à ses yeux, la poursuite de la paix, il n’a pas pu le voir se réaliser de son vivant. Ce sera à la nouvelle génération d’Israéliens et de Palestiniens d’accomplir ce grand rêve de Shimon Peres.

Un des chapitres les plus fascinants de ce livre est celui consacré à l’Opération Entebbe, dans laquelle Shimon Peres a joué un rôle déterminant.

L’intrépide Opération Entebbe, de 1976, qui a permis la libération par une unité d’élite de Tsahal de plusieurs centaines d’otages détenus en Ouganda par des terroristes palestiniens, a été certes l’un des épisodes fondamentaux de sa vie. Alors ministre de la Défense, mon père estimait qu’il était primordial pour Israël de ne pas céder au chantage des terroristes palestiniens. Dans son entourage, on considérait qu’une telle opération militaire n’avait aucune chance de réussir. Il a tenu tête fermement à ceux qui étaient très réfractaires à la mise en œuvre de cette mission de sauvetage. Il s’est trouvé seul à défendre sa position minoritaire. L’Opération Entebbe a été une grande réussite, malgré le décès de son commandant, Yonathan Netanyahou, tué au cours de ce raid de sauvetage spectaculaire.

Un des plus rudes combats que Shimon Peres a menés au cours de sa longue carrière politique a été certainement celui de convaincre le gouvernement de David Ben Gourion de faire entrer Israël dans le club très select des nations possédant l’arme nucléaire.

Dans les années 50, mon père a mené un combat homérique pour convaincre David Ben Gourion et ses collaborateurs qu’il était impératif de doter Israël de l’arme nucléaire, et ce avec le concours de la France. Les nombreux opposants à ce projet invoquaient, comme justification à leur farouche réticence, la situation économique difficile qui sévissait alors dans le pays. Pourquoi investir des sommes exorbitantes pour acquérir un réacteur nucléaire alors que les nouveaux immigrants, qui arrivaient massivement au pays, peinaient à nourrir décemment leurs familles? arguaient-ils. Mon père s’est battu fougueusement, convaincu que munir Israël de l’arme nucléaire, ce n’était pas un acte belliqueux contre ses voisins arabes mais, au contraire, un gage de paix visant à décourager ceux qui voulaient rayer l’État hébreu naissant de la carte du Moyen-Orient. Il a fini par avoir gain de cause. Il s’est encore une fois battu contre tout le monde.

En matière d’économie, sa vision, décriée à l’époque, s’avéra aussi très bénéfique pour Israël.

Au début des années 80, son entêtement a permis aussi de sauver l’économie israélienne de la faillite. Le chômage et l’inflation avaient alors atteint des niveaux inégalés. En 1985, alors qu’il assumait la fonction de premier ministre dans un gouvernement d’union nationale formé avec le Likoud, mon père a été le principal architecte d’un plan de redressement économique qui allait transformer progressivement l’économie d’Israël déliquescente en une économie prospère axée sur l’innovation technologique. Il a dû se battre contre les nombreux opposants à ce plan de relance économique révolutionnaire.

Nombreux était ceux qui reprochaient à Shimon Peres d’être un rêveur invétéré et naïf. Cette critique acerbe l’offusquait-il?

Pas du tout. Mon père a vu l’impossible se produire. Il a toujours été prisonnier de ses rêves. Très jeune, dans son Shtetl, en Pologne, il rêvait de partir en Palestine pour participer à l’édification d’un État pour le peuple juif. Ce rêve, qui paraissait alors très chimérique, s’est matérialisé une dizaine d’années plus tard. Il a vu l’État d’Israël se battre pour son existence alors qu’une grande partie de sa famille, restée en Europe, avait été exterminée par les nazis. Il a vu sur la Terre d’Israël des survivants de la Shoah fonder de nouveaux foyers, élever des enfants et surmonter les difficultés les plus incommensurables. Des décennies plus tard, il a participé à l’impensable: la signature, avec Yitzhak Rabin et Yasser Arafat, des accords d’Oslo, la conclusion du traité de paix israélo-jordanien. La naissance de l’État d’Israël, qu’il considérait comme un grand et vrai miracle, l’a doté d’un extraordinaire optimisme. Il aimait répéter cette maxime: “Les pessimistes et les optimistes meurent en même temps, mais les optimistes vivent beaucoup mieux”. Il a pratiqué l’optimisme quotidiennement. C’est ce qui lui a permis, durant toute sa vie, de relever les défis les plus titanesques.

Pour Shimon Peres, rêver était une qualité humaine de base.

Oui. Pour lui, aucun rêve n’était impossible. Il a toujours combiné sa capacité inouïe de rêver, et d’avoir une vision ambitieuse, avec une forte dose de réalisme, c’est-à-dire avoir les pieds sur terre, pour accomplir les rêves les plus fous. C’est cette combinaison du ciel et de la terre, de la vision et de l’action, qui lui a permis de devenir l’un des plus grands leaders de notre temps.

Shimon Peres était résolument convaincu qu’à défaut d’aboutir à la paix par la négociation, on pourrait y parvenir par le truchement de l’innovation technologique.

Pour mon père, l’innovation était une forme d’espoir. Elle a été le principal catalyseur de la grande réussite économique et technologique d’Israël, un petit pays dépourvu de ressources naturelles. Il disait toujours: “Aujourd’hui, l’importance du territoire, comme source principale des moyens de subsistance, a diminué, cédant la place à la science. Contrairement au territoire, la science ne connaît ni frontières, ni barrières”. Il considérait que la technologie moderne permettait à des peuples d’échanger des messages et des idées, sans passeport, en ignorant les frontières. Il était aussi conscient des capacités néfastes des nouvelles technologies. C’est pourquoi il ne cessait de nous mettre en garde contre les dérives des techno-sciences. Pour lui, la technologie était une source importante de progrès pour l’humanité, à condition qu’elle soit morale et utilisée uniquement pour bâtir un futur meilleur.

En 1996, votre père a fondé le Centre Peres pour la paix, dont la mission principale est de faire avancer la paix dans les sociétés civiles israélienne et palestinienne. L’innovation occupe une place centrale au sein de cette institution.

En 2016, un grand projet axé sur l’innovation technologique a été lancé au Centre Peres pour la paix, qui porte désormais l’appellation de Centre Peres pour la paix et l’innovation. Grâce aux programmes et aux initiatives parrainés par le Centre Peres, plus de 12 000 enfants palestiniens ont bénéficié de traitements médicaux qui leur ont sauvé la vie, 300 médecins palestiniens ont suivi des stages, d’une durée de deux à cinq ans, dans des hôpitaux israéliens, quelque 20 000 enfants ont joué au soccer dans des équipes mixtes israélo-palestiniennes…

Israël excelle en matière d’innovation technologique. Depuis le début des années 2000, Israël est devenu l’une des plus importantes Startup Nations. Mon père croyait fermement que l’innovation était un puissant vecteur pour faire avancer la paix et rapprocher des peuples antagonistes. Il rêvait de faire participer le peuple palestinien et les pays arabes du Moyen-Orient au grand projet en matière d’innovation technologique mis en branle par le Centre Peres.

Shimon Peres a été l’un des principaux artisans des accords israélo-palestiniens d’Oslo. Force est de reconnaître que ces accords se sont avérés un échec.

Il ne faut pas éluder le fait que les accords d’Oslo sont un point de non-retour à partir duquel les relations israélo-palestiniennes ont connu une nouvelle dynamique. Le grand acquis de ces accords: la reconnaissance mutuelle entre Israéliens et Palestiniens. Un événement révolutionnaire, et sans précédent, dans les annales de la douloureuse histoire du conflit israélo-palestinien centenaire. La contribution des accords d’Oslo à l’Histoire est fondamentale. Ces accords devaient être mis en œuvre par étapes. Mais, malheureusement, ces étapes n’ont pas été suivies comme il avait été convenu. On a mis en œuvre la première étape, la seconde à moitié, et on n’a pas continué. Les accords d’Oslo n’ont pas encore été réalisés entièrement. Ils sont un demi-échec. Nous devons absolument explorer de nouvelles voies pour parvenir à une paix fonctionnelle entre Israéliens et Palestiniens.

Les enquêtes d’opinion son unanimes: une majorité d’Israéliens ne croient plus à la possibilité d’une paix avec les Palestiniens. Cette réalité abrupte taraudait-elle votre père?

Aujourd’hui, beaucoup d’Israéliens sont dépités parce qu’ils considèrent qu’ils n’ont pas en face d’eux un interlocuteur palestinien crédible avec qui négocier. Mais les Israéliens qui connaissent plus intimement les Palestiniens, qui négocient avec eux, qui comprennent l’arabe, qui voient et écoutent la télévision et la radio palestiniennes savent qu’il y a des Palestiniens qui aspirent aussi à la paix. Il n’y a pas une autre alternative. La paix est une condition à l’existence de notre région. Quand on voit la situation effroyable qui sévit en Syrie et au Liban, ça n’augure rien de prometteur pour l’avenir du Moyen-Orient. Les Israéliens et les Palestiniens ont compris depuis longtemps que les accords de paix sont une condition incontournable pour que le Moyen-Orient cesse de s’engouffrer dans un chaos meurtrier et destructeur.

Shimon Peres n’appartenait-il pas à une génération d’hommes d’État courageux et visionnaires qui fait aujourd’hui cruellement défaut dans les pays démocratiques?

Certainement. Pour faire la paix, il faut avoir énormément de courage et être prêt à payer un prix élevé. Anouar el-Sadate et Yitzhak Rabin ont payé de leur propre vie ce prix. La paix requiert des leaders d’envergure et courageux ayant des convictions inébranlables. Il faut que l’engagement envers la paix soit mutuel, sinon ça ne peut pas marcher. Je suis convaincue que, dans un futur proche, des leaders valeureux, et résolus à surmonter les nombreux écueils qui jalonnent le chemin vers la paix, émaneront de la nouvelle génération d’Israéliens et de Palestiniens pour rompre le cycle des confrontations et des guerres entre nos deux peuples. Je suis sûre que ces leaders sont déjà près de nous.

Comment Shimon Peres aurait-il accueilli la décision du président américain Donald Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël?

Israël n’avait pas besoin de Donald Trump pour rappeler au monde cette réalité historique et politique irrécusable: que Jérusalem est sa capitale depuis 1948. Depuis plusieurs millénaires, les Juifs ne cessent de répéter, trois, et même quatre fois, par jour: L’Shana Haba’ah B’Yerushalayim —”L’année prochaine à Jérusalem”—. La vraie et seule question qui se pose aujourd’hui est: va-t-on partager Jérusalem? Les Palestiniens réclament que Jérusalem soit reconnue à la fois comme la capitale d’Israël et la capitale du futur État de Palestine. Cette question épineuse devra être l’objet de négociations dans le cadre des prochains pourparlers de paix entre Israël et les Palestiniens. Si Trump veut contribuer à faire de Jérusalem une cité harmonieuse où la paix régnera, il faut impérativement qu’il nous aide à relancer les négociations avec les Palestiniens au lieu de faire des déclarations unilatérales qui ne mènent nulle part. Le résultat déplorable de son initiative est qu’il n’est plus crédible aux yeux des Palestiniens, qui ne veulent plus lui parler, ni retourner à la table des négociations.

Partagez-vous l’indécrottable optimisme de votre père?

Tout comme lui, je suis optimiste, par hérédité et par choix, parce que les Israéliens n’ont pas une autre option. On ne veut plus vivre dans un pays en guerre permanente. Les Israéliens aspirent à vivre dans la paix et à mener une vie normale. Ils ne veulent plus élever leurs enfants pour qu’ils fassent la guerre. On ne peut pas continuer à payer ce prix horrible, tant du côté israélien que du côté palestinien. Dans la tradition juive, quand il y a un désaccord, ou un malentendu, qu’on appelle Mahloquet, on arrive à le résoudre par le biais du dialogue et du compromis.

Je suis fort optimiste pour l’avenir parce que je suis Juive, parce que je suis la fille de Shimon Peres, parce que je suis une femme et parce que j’ai 70 ans, comme l’État d’Israël. Israël, en tant qu’État où les Juifs sont majoritaires, a une obligation morale de vivre en paix. La paix, c’est un message fondamental que nous avons hérité de nos prophètes, qui est à la base de la justification de la légitimité de l’État d’Israël. Est-ce que ce sera facile d’aboutir à la paix? Non. Est-ce que ce sera long? Oui. Est-ce que ce sera possible? Certainement. C’est pourquoi, mon père, Shimon Peres, ne cessait de clamer: “Aucun rêve n’est impossible!”