Quand Léon Askénazi et André Chouraqui dialoguaient

À l’heure d’Israël (Éditions Albin Michel, 2018)

À l’heure d’Israël (Éditions Albin Michel, 2018) est un grand livre de réflexion sur le judaïsme et les perspectives d’avenir du peuple juif.

Il est le fruit d’une longue conversation entre deux illustres figures du judaïsme francophone, feus Léon Askénazi (1922-1996), plus connu sous le pseudonyme de “Manitou”, et André Chouraqui (1917-2007).

Léon Askénazi et André Chouraqui appartiennent à la même génération et sont nés dans le même pays, l’Algérie. Ils ont tous les deux contribué d’une manière notoire à la reconstruction du judaïsme français après la catastrophe de la Shoah.

Léon Askénazi fut le mentor et le guide spirituel d’une nouvelle élite juive à l’École Gilbert-Bloch de Paris —plus connue sous le nom d’École d’Orsay—, puis, plus tard à Jérusalem, à la Yéchiva sépharade Metitva —établie dans le quartier juif de la vieille ville—, à l’Institut Mayanot, puis au Centre Yaïr.

André Chouraqui s’est fait connaître mondialement par ses traductions magistrales de la Bible hébraïque, du Nouveau Testament et du Coran. Il a été l’un des piliers de l’Alliance israélite universelle et un proche collaborateur du président de cette institution éducative de renommée mondiale, René Cassin, prix Nobel de la paix et rédacteur de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il a aussi été l’adjoint de Teddy Kollek, maire de Jérusalem de 1965 à 1993.

André Chouraqui s’est établi à Jérusalem en 1958, Léon Askénazi dix ans plus tard.

Ces deux grands penseurs et fins connaisseurs des textes sacrés du judaïsme, sionistes invétérés, ont eu une forte influence sur la pensée juive francophone.

L’entretien entre ces deux brillants esprits s’est déroulé sur plusieurs journées, à l’été 1987, au domicile d’André Chouraqui à Jérusalem, à la veille de la célébration du quarantième anniversaire de l’État d’Israël.

L’universitaire israélien Denis Charbit, spécialiste de l’histoire du sionisme et des idées politiques au XXe siècle, signe la longue introduction de cet ouvrage.

Les deux éminents penseurs abordent frontalement une kyrielle de thèmes, dont certains sont toujours d’une brûlante actualité: la résurrection d’Israël, la Shoah, les défis de la société israélienne, les relations entre orthodoxes et laïcs, les tensions entre Sépharades et Ashkénazes, la relation entre Israël et la Diaspora, les défis politiques majeurs que l’État d’Israël devra relever, les relations israélo-palestiniennes, le dialogue judéo-chrétien, le dialogue judéo-islamique, la relation ambiguë entre le messianisme et la politique, la dichotomie entre le nationalisme et l’universalisme…

“Réalisé en 1987, neuf ans avant la disparition de Léon Askénazi et vingt ans avant celle d’André Chouraqui, si leur dialogue n’a été pour l’un et pour l’autre ni leur dernier mot ni leur ultime parole, il constitue un témoignage unique. On n’y trouvera guère le récit de leur cheminement respectif, mais plutôt un bilan de leur réflexion sur les problèmes de l’heure et sur les thèmes de prédilection qui furent au centre de leur œuvre écrite et orale”, explique Denis Charbit dans l’avant-propos du livre.

Deux visions du sionisme s’affrontent: celle d’André Chouraqui, spirituelle et universaliste, et celle de Léon Askénazi, orthodoxe et nationaliste.

“Ce document inédit constitue un témoignage précieux sur la mutation religieuse de la judaïcité française depuis la guerre des Six-Jours de 1967, précise Denis Charbit. Elle rend palpable ce qui a fait l’autorité et la notoriété de Léon Askénazi et d’André Chouraqui: l’expression d’un judaïsme assertif; un judaïsme qui a rompu avec la tâche de prouver sa conformité aux sagesses du monde. Le défi qu’ont relevé Askénazi et Chouraqui, chacun dans leurs sphère et audience, a été de restaurer l’estime de soi d’une génération secouée par l’Histoire, par la Shoah d’abord, puis la décolonisation, et qui trouva ensuite dans les victoires d’Israël de quoi panser ses plaies et redresser son dos voûté.”

D’après Denis Charbit, Léon Askénazi a forgé une nouvelle vision du judaïsme, décomplexée et percutante.

“Léon Askénazi a su extraire le judaïsme de l’univers fermé des Yéchivot dans lequel il aurait pu exceller, mais qu’il n’a pas investi pour réaliser une ambition beaucoup plus importante: ranimer la conscience juive des perplexes et des égarés de son temps. Il a insisté sur une vision du judaïsme qui ne devait rien aux autres cultures, à moins de les appréhender comme de pâles copies du judaïsme ou comme des contre-modèles. Après des siècles durant lesquels doctrines religieuses et philosophiques avaient pensé le judaïsme (et rarement en bien), c’était au tour du judaïsme de dire lui-même ce qu’il était, de se faire entendre et d’exiger impérativement des héritiers de ces doctrines qu’ils fassent leur mea culpa“, écrit Denis Charbit.

À l’heure d’Israël est un livre de dialogue des plus stimulants qui arrive à point nommé, à une époque d’incertitudes où les Juifs continuent à s’interroger, parfois avec angoisse, sur l’avenir de leur identité et de leur destinée dans un monde de plus en plus nébuleux et globalisé.

Les réflexions fécondes de Léon Askénazi et d’André Chouraqui sur des sujets fondamentaux et épineux nous interpellent encore avec force.