‘Adolf Hitler était mon voisin à Munich’

Edgar Feuchtwanger, à gauche, à Munich en 1933, âgé de 9 ans, et, à droite, aujourd’hui, à Winchester, en Angleterre, âgé de 88 ans.  [Photo: Edgar Feuchtwanger]

“N’oublions pas que le fanatisme raciste, populiste et démagogique d’Adolf Hitler s’est imposé progressivement dans un cadre politique démocratique, l’Allemagne de Weimar des années 30. L’Histoire funeste de la seconde moitié du XXème siècle nous a légué des leçons tragiques que nous ne devrions pas éluder.”

À 88 ans, le réputé historien britannique Edgar Feuchtwanger n’a rien oublié. Né en 1924 à Munich dans une famille aisée et intellectuelle de la bourgeoisie juive allemande, ce témoin inopiné de l’ascension fulgurante du nazisme observa de 1929 à 1939, depuis la fenêtre de sa chambre, un voisin étrange, nommé Adolf Hitler, qui était en voie de devenir le Maître incontesté du IIIème Reich. La maison des Feuchtwanger était située au deuxième étage du 38 Grillparzerstrasse, une rue cossue de Munich. Edgar Feuchtwanger n’avait que 5 ans lorsque le futur Führer a emménagé dans l’immeuble situé en face de son domicile familial.

Edgar Feuchtwanger, qui vit depuis 1939 à Winchester, en Angleterre, raconte ses souvenirs d’enfant Juif à Munich dans un livre-témoignage bouleversant et très captivant, Hitler mon voisin. Souvenirs d’un enfant Juif (Éditions Michel Lafon, 2013), traduit déjà en plusieurs langues, qu’il a co-écrit avec le journaliste français Bertil Scali. Un Document historique exceptionnel qui arrive à point nommé à une époque morose où la Mémoire historique des hommes s’ef­fi­loche alors qu’on commémore cette année le 80ème anniversaire de l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir.

Le témoignage capital d’Edgar Feuchtwanger est une ode vibrante à la dignité humaine et une sérieuse mise en garde contre l’amnésie et les dérives pernicieuses des hommes. Hitler mon voisin. Souvenirs d’un enfant Juif devrait être inclus dans le Curriculum pédagogique de toutes les écoles secondaires. Un livre-­té­moignage très interpellant que tous les jeunes devraient lire incessamment.

Nous avons conversé avec Edgar Feuchtwanger, via Skype, depuis sa résidence de Winchester.

Canadian Jewish News: Dans votre livre, vous décrivez l’atmosphère sociale et politique putride qui régnait dans l’Allemagne des années 30 à travers le regard de l’enfant ingénu que vous étiez.

Edgar Feuchtwanger: J’ai voulu raconter Hitler, dont j’ai été le voisin de 1929 à 1939, avec mes yeux d’enfant, le démythifier pour rappeler sa folie meurtrière. Mon récit suit de façon rigoureuse l’ordre chro­no­lo­gique des principaux événements qui se sont produits durant cette période capitale de l’Histoire de l’Allemagne, dont j’ai été le témoin privilégié: la conquête du pouvoir par Hitler; la répression antisyndicaliste et des communistes; le départ vrombissant des SS la nuit des longs couteaux; la promulgation des lois antisémites; la grande liesse qui s’empara des Allemands le jour de l’Anchluss -annexion- de l’Autriche; les visites que Benito Mussolini et Neville Chamberlain effectuèrent à la résidence munichoise d’Hitler jouxtant notre maison… Bien sûr, à cette époque-là, personne ne pouvait encore ima­gi­ner qu’Hitler allait se transformer en un monstre meurtrier, que toute l’Europe serait bientôt à feu et à sang et que l’humanité était déjà au bord de l’abîme.

C.J.N.: L’accession d’Adolf Hitler au pouvoir, en 1933, augurait pour votre famille et les Juifs d’Allemagne la fin du monde paisible dans lequel vous viviez et le début d’une époque ter­rifiante.

Edgar Feuchtwanger: Les Feuchtwanger étaient des Juifs allemands très assimilés, qui ne pratiquaient pas le Judaïsme. Pour ma famille, le Judaïsme n’était pas une confession religieuse mais une vieille tradition historique et intellectuelle. Nous étions avant tout de fervents patriotes Allemands. Mon oncle, Lion Feuchtwanger, était un écrivain très célèbre, auteur d’un grand best-seller, Le Juif Süss, un livre qui a eu autant de succès que Mein Kampf. Il était un proche ami d’écrivains très renommés: Bertol Brecht, Thomas et Heinrich Mann, Franz Werfel… Mon père, Ludwig Feuchtwanger, était un éditeur munichois très respecté, ami de Thomas Mann et d’autres grandes figures de la Littérature germanique. C’est l’antisémitisme de mes camarades de classe qui me fit prendre conscience de mon identité juive. À neuf ans, soit trois mois après l’accession d’Hitler au pouvoir, j’ai commencé à être victime de l’irrépressible propagande nazie. Ma maîtresse d’école me faisait dessiner des croix gammées sur mon cahier d’écolier -je possède toujours ces dessins, qui ont été reproduits à la fin de mon livre. Il y a beaucoup de choses que je ne comprenais pas alors: pourquoi ma nounou, Rosie, que j’adorais, nous a quittés soudainement un jour -dès septembre 1935, les Lois de Nuremberg interdisent aux Juifs d’employer du personnel de sang allemand âgé de moins de 45 ans; pourquoi mon meilleur ami, Ralph, ne m’adressait plus la parole… Le monde d’insouciance et de grande aisance dans lequel les Feuchtwanger et les autres membres de la bourgeoisie juive allemande vivaient s’est brusquement effondré sur nous.

C.J.N.: Des esprits mal intentionnés, notamment les négationnistes de la Shoah, vous reprocheront certainement qu’à 88 ans la mémoire d’un homme est très lacunaire, donc qu’on peut douter de la véracité de votre récit.

Edgar Feuchtwanger: Que les négationnistes se détrompent! Il est vrai que je ne me souviens plus du menu exact que ma mère me préparait chaque jour, de la température qu’il faisait le 8 août 1933, le 11 septembre 1935 ou le 22 mars 1938 ou du motif de la cravate choisie par mon père ces matins-là. Mais il y a des événements et des moments dans une vie qui vous marquent profondément à tout jamais et dont le souvenir demeurera pour toujours enfoui dans les tréfonds de votre mémoire. En dépit de mes 88 ans, je me souviens encore parfaitement de certains épisodes de mon enfance qui m’ont révulsé: l’atmosphère lugubre et de terreur qui s’installa peu à peu à Munich après l’arrivée d’Hitler au pouvoir; le matin où mon père fut arrêté par la Gestapo; le sentiment de tristesse qui s’empara de ma famille lorsqu’on nous annonça que les Juifs venaient d’être déchus de leur nationalité allemande; lorsqu’un jour que je me promenais avec ma nounou, Rosie, aux abords de l’immeuble où résidait Hitler, ce dernier sortit subitement de l’édifice, s’arrêta un moment, me regarda droit dans les yeux, sans sourire. Je n’oublierai jamais son air austère, la prunelle bleu métal de ses yeux perçants, l’impression de puissance qu’il dégageait… Je n’ai jamais oublié ces moments graves de ma vie.

C.J.N.: La Nuit de Cristal du 9 novembre 1938 fut un événement tra­gique qui vous bouleversa profondément.

Edgar Feuchtwanger: Le souvenir de cette nuit terrifiante de pogroms ignominieux est toujours vivace dans ma mémoire. Je ne pourrais jamais oublier cette nuit de l’infamie et de la barbarie, où, dans toutes les villes d’Allemagne, et à Vienne aussi -l’Autriche venait d’être annexée par l’Allemagne hitlérienne-, des hordes d’Allemands et d’Autrichiens dé­chaî­nées, encouragées et secondées par des unités militaires et policières nazies, détruisirent des Synagogues, pillèrent les magasins appartenant à des Juifs, assassinèrent cruellement une centaine de Juifs, rouèrent lâchement de coups des femmes, des vieillards et des enfants Juifs, profanèrent les cimetières juifs… Je me rappelle très bien de cette nuit morbide du 9 novembre 1938. Le ciel, d’une couleur orange vive, était enflammé. Nous étions barricadés dans notre maison. Mon père ferma la porte à clé, éteignit toutes les lumières de la maison et nous intima d’aller nous coucher. Seul dans ma chambre, je n’arrivais pas à m’endormir. J’entendais de mon lit des hurlements dans la rue, des explosions, des bruits effrayants de verres cassés… Le ciel enflammé éclairait les rideaux de la fenêtre de ma chambre. J’ai fini par m’endormir. Je me rappelle très bien d’avoir fait un horrible cauchemar ce soir-là: des nazis frappaient à la porte de ma chambre…

C.J.N.: Quelques heures plus tard, votre cauchemar se transforma en réalité.

Edgar Feuchtwanger: Oui. Au petit matin du 10 novembre 1938, il faisait nuit encore, des agents de la Gestapo firent irruption brusquement dans notre domicile. Des soldats nazis en uniforme se mirent à hurler. Ils arrétêrent mon père. Ce dernier fut interné pendant six semaines au Camp de concentration de Dachau. Le lendemain, les sbires de Goebbels sont revenus chez nous pour emporter cette fois-ci tous les livres de l’immense Bibliothèque de mon père. Heureusement, et par un pur miracle, mon père fut libéré du Camp de Dachau au bout de six semaines. Il est revenu à la maison à la veille de Noël, très amaigri, les yeux enfoncés dans des orbites sombres, le visage grisâtre tacheté de marques violacées.

Quel­ques jours après, mon père nous annonça sa ferme décision: nous allions quitter définitivement l’Allemagne, notre pays que nous adorions, mais qui nous avait trahis et où les Juifs étaient devenus des êtres exécrés et indésirables. Mon père nous avait dit aussi qu’il voulait fuir “le salaud” qui vivait en face de chez nous, Adolf Hitler. Des années plus tard, quand je suis devenu historien, j’ai découvert qu’en 1938, les nazis envoyaient des Juifs au Camp de Dachau pour les effrayer et les inciter à fuir l’Allemagne. C’est probablement ce qui explique la libération inattendue de mon père. S’il avait été arrêté en 1943 ou en 1944, les nazis l’auraient très probablement déporté vers un camp d’extermination.

C.J.N.: Vous êtes-vous réconcilié avec l’Allemagne?

Edgar Feuchtwanger: Je vis en Grande-Bretagne depuis 1939. Ce pays très généreux m’a donné la possibilité de rebâtir une nouvelle vie. Je n’ai aucune rancoeur à l’égard de l’Allemagne d’aujourd’hui. On ne peut pas blâmer les nouvelles générations d’Allemands, nées après 1945, pour les crimes abominables que leurs grands-parents et parents ont perpétrés pendant la dernière Grande Guerre. Mais, en dépit des nombreuses années que j’ai consacrées à étudier le nazisme et ses con­sé­quences délétères sur la société allemande des années 30 et 40, il y a une chose que je n’ai toujours pas com­pris: comment un peuple aussi éduqué, comme l’étaient les Allemands au début des années 30, a-t-il pu adhérer aussi aveuglément au fanatisme meurtrier d’Hitler? Per­sonne n’a encore trouvé la réponse à cette question lancinante. Presque 70 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les fantômes du nazisme continuent à hanter l’Allemagne. Pour les Allemands, le nazisme est un nuage lourd qui ne s’est jamais dissipé.

C.J.N.: Votre témoignage est indéniablement un sévère camouflet pour tous ceux qui s’escriment à nier la Shoah, l’actuel Président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, étant le Chef de file de ce mouvement négationniste.

Edgar Feuchtwanger: Ceux qui nient sans ambages aujourd’hui la véracité de la Shoah, sont des êtres détraqués animés par un objectif macabre: assassiner la Mémoire du peuple juif. Ce qui m’attriste beaucoup et me trouble profondément, c’est de constater que 70 ans après la Shoah, un Chef d’État maladivement antisémite martèle, sans la moindre gêne et en toute impunité, du haut de la Tribune des Nations Unies -une Organisation internationale qui a été créée après la dernière Grande Guerre pour combattre les racismes- que la Shoah n’est qu’“un mensonge grotesque inventé par les Juifs sionistes”. C’est une allégation fallacieuse et ignoble. Le négationnisme d’État, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui tous azimuts en Iran, est une fielleuse attaque pas seulement contre les Juifs mais aussi contre les valeurs humaines.

C.J.N.: Avez-vous écrit ce livre surtout pour les jeunes?

Edgar Feuchtwanger: Je serais ravi si des jeunes lisent aussi mon livre. Je tiens à transmettre à ces derniers un seul message: n’oubliez jamais que la Mémoire et les chapitres les plus noirs de l’Histoire sont les meilleurs antidotes contre la barbarie humaine qui, malheureusement, sévit toujours au XXIème siècle.

 

In an interview from his home in Winchester, England, historian Edgar Feuchtwanger talks about his experience growing up with Adolph Hitler as his neighbour, the subject he addresses in his latest book.