Une grande fresque romanesque sur les Juifs du Maroc

Ralph Toledano

 

Ralph Toledano est l’auteur d’une magnifique fresque romanesque sur les Juifs du Maroc des années 70, Un prince à Casablanca, qui vient de paraître aux Éditions de la Grande Ourse.

Un roman très captivant, écrit avec un style élégant et raffiné, qui relate un épisode très marquant de l’Histoire contemporaine du Maroc: la sanglante tentative de coup d’État contre le Roi Hassan II en juillet 1971.

Ce drame inopiné menace la vie idéale menée par Semtob et ses proches. La Communauté juive du Maroc aura-t-elle toujours sa place dans un pays où le Roi ne sera plus là pour la protéger? Un nouveau départ doit-il être envisagé? Les protagonistes contemplent, effrayés, la perspective inéluctable de leur arrachement à la Terre de leurs aïeux. Au cours d’un été où les lambeaux du rideau postcolonial se déchirent à jamais, Semtob, entouré de sa femme et de ses enfants, s’interroge sur les notions universelles d’identité, de foi et de destin…

Ce très beau roman recèle aussi des réflexions perspicaces sur l’avenir de l’identité juive marocaine à une époque de grandes incertitudes marquée par une mondialisation débridée.

Canadian Jewish News: Présentez-vous à nos lecteurs.

Ralph Toledano: Je suis né à Paris en 1953. J’ai grandi à Casablanca dans une famille juive sépharade originaire de Tanger. Je suis Historien d’Art, expert en tableaux anciens, et écrivain. Je partage ma vie entre Paris et Jérusalem. Outre la publication de plusieurs monographies consacrées à l’oeuvre de grands peintres italiens (Michele Marieschi, Antonio Joli…), je suis aussi l’auteur d’un livre sur le Judaïsme marocain intitulé Voyage dans le Maroc Juif  et j’ai collaboré récemment à un recueil intitulé Une Enfance Juive en Méditerrannée musulmane. Dans Un Prince à Casablanca, j’exprime mon attachement à la terre et aux valeurs de mes ancêtres. C’est mon premier roman. 

C.J.N.: Ce roman est-il une oeuvre autobiographique?

Ralph Toledano: Non, ce n’est pas un livre autobiographique au sens strict du  terme. Je dépeins une époque, des mentalités, des façons de vivre, des décors qui furent ceux de mon enfance et ma jeunesse. Tout cela peut se rapprocher de l’autobiographie. C’est vrai qu’il y a un peu de moi dans plusieurs personnages de ce livre, mais aucun n’est moi. Qu’est-ce qui m’a donné envie d’écrire ce roman? J’estimais que j’avais consacré suffisamment d’énergie et d’années de ma vie à faire des recherches en bibliothèque et dans des Archives, en voyageant inlassablement, pour composer des monographies d’artistes italiens. J’ai fait ce travail ardu avec beaucoup d’enthousiasme. Ce labeur intense a assis ma carrière d’expert en Art. Mais, en réalité, j’évoquais des artistes et des périodes qui n’avaient rien à voir avec mes gènes. J’éprouvais un grand désir d’écrire et de parler de quelque chose de plus personnel.

C.J.N.: Avez-vous fait beaucoup de recherches historiques avant d’amorcer l’écriture de ce roman?

Ralph Toledano: Je n’ai pas ouvert un seul livre pour écrire ce roman. Par contre, depuis que j’étais jeune, j’ai dévoré des dizaines de livres sur l’Histoire du Maroc et l’Histoire des Juifs marocains. Un de mes maîtres, dont j’étais proche, était l’illustre historien Juif marocain,  Haïm Zafrani. Le principal matériau que j’ai utilisé pour composer ce roman, c’est ma mémoire pure. Un grand historien français, Joël Cornette, qui écrit actuellement une Histoire de France des Valois à la Révolution française, m’a dit dernièrement: “Moi, je travaille sur des documents qui sont des vieux papiers jaunis, mais vous, vous êtes un document vivant!” J’ai toujours eu une grande mémoire. Depuis que j’étais enfant, je posais sans cesse des questions aux membres de ma famille et à mon entourage. Jusqu’aujourd’hui, toutes leurs réponses sont restées gravées dans ma tête. Peut-être qu’un jour, ces réponses finiront par s’évanouir de ma mémoire? Mais, grâce à Dieu, l’Alzheimer ne hante pas encore mon existence! Au Maroc, quand j’étais un gamin, je posais constamment des questions à notre jardinier, à mes tantes, qui étaient passionnées par les fleurs et le jardinage, au personnel de la maison qui s’affairait dans notre cuisine, à qui je demandais sans relâche comment on préparait tel ou tel autre mets… Je m’intéressais aux moindres détails. La vie matérielle ne m’intéressait pas en elle-même, j’étais surtout fasciné par tout ce qui avait trait à l’art de vivre, aux symboles, aux raisons profondes des gestes.

C.J.N.: Pourquoi avez-vous choisi comme trame de ce roman le putsch militaire manqué contre le Roi Hassan II du Maroc du 10 juillet 1971?

Ralph Toledano: J’ai eu 18 ans le 17 juillet 1971, une semaine après le coup d’État avorté de Skhirat. Je venais d’avoir mon Baccalauréat. Je n’étais pas présent à cette réception offerte par le Roi Hassan II à l’occasion de son anniversaire dans sa villa de Skhirat, située sur la mer à une demi heure du Palais royal de Rabat, mais quelques membres de ma famille et de proches amis de mes parents ont assisté à cette fête. Plusieurs personnes que nous aimions y sont mortes au cours de l’attentat meurtrier fomenté par des militaires marocains en rébellion. Après la tragédie de Skhirat, les Juifs marocains ont réalisé que la fiction de la douceur de vivre ne pouvait plus durer. Le principal héros de mon roman, Semtob, a 70 ans à la fin du livre. Dans l’avant-dernier chapitre, on célèbre son anniversaire dans sa maison, en famille. À 70 ans, on ne peut pas refaire, ni réinventer, sa vie. Quand on voit que le monde dont on a été le protagoniste et le partenaire se dérobe sous nos pieds, un vertige douloureux nous étreint. C’est une remise en question fondamentale de sa propre vie.

C.J.N.: Dans le Maroc de Semtob, les Juifs n’étaient-ils pas considérés comme des Dhimmis?

Ralph Toledano: Au Maroc, le statut de Dhimmi fut aboli lorsque les Français arrivèrent. Ce statut n’a pas été rétabli quand le Maroc accéda à l’indépendance. Il y avait alors un autre statut qui n’était pas lié à la dhimmitude mais au rang, que l’on soit Juif ou Musulman. Seuls les puissants bénéficiaient d’un statut de respect, fondé sur un raisonnement très inique: les puissants ont toujours raison parce qu’ils vivent dans l’orbite du prestige et du pouvoir. Semtob appartient à une famille influente de grands dirigeants communautaires, de grands marchands du Palais royal… Les membres de sa famille établis à Mogador étaient des marchands prospères qui détenaient le monopole de l’exploitation commerciale de la pourpre extraite des coquillages qui parsemaient les Îles purpurines d’Essaouira. La famille de Semtob appartenait à une classe sociale très particulière: les Juifs de Palais. Lorsque le pouvoir du Palais s’amoindrissait, ces Juifs privilégiés cherchaient des protections étrangères. Ces derniers n’ont jamais été réellement assujettis à la règle de la dhimmitude pure et dure. C’est cette distance génétique qui a forgé la vision que Semtob a de la société et du monde. Si ce dernier avait passé sa vie à courber le dos, à être méprisé ou à avoir peur qu’on l’insulte, il n’aurait jamais eu la même vision de la société et du monde. C’est le privilège de son rang social qui lui a donné la possibilité de voir large et loin.

C.J.N.: Semtob ne cesse de s’interroger sur la notion d’identité. C’est une question qui le taraude profondément.

Ralph Toledano: La question identitaire est très importante dans ce roman. Au Maroc, l’identité nous est imposée par un pays d’ancien régime et de droit divin dans lequel chacun a une appartenance spécifique. La grande crainte de Semtob, lorsque ses enfants partiront du Maroc, c’est que l’identité qu’il s’est efforcé de leur transmettre s’effiloche. C’est pourquoi il dit à son fils : “Tant que cette maison existera et que tu viendras y passer les vacances, le regard des autres te ramènera à ce que tu es. Mais le jour où je mourrai, que cette maison sera vendue et que tu ne reviendras plus dans ce pays, toutes les voies te mèneront alors vers l’assimilation et l’oubli de ce que tu es”. La perte de son identité, à laquelle il est viscéralement attaché, l’inquiète beaucoup. Semtob est un anti-globaliste.

C.J.N.: L’avenir de l’identité juive marocaine vous préoccupe aussi beaucoup?

Ralph Toledano: Je pense que le monde entier a changé, pas seulement celui des Juifs. Le monde s’est globalisé. Les spécificités culturelles, linguistiques, comportementales, vestimentaires, alimentaires, psychologiques disparaissent. Ça, je le regrette infiniment. Dans le roman, à un moment donné, Semtob dit: “Que diriez-vous d’un Orchestre où tout le monde jouerait du même instrument ou, encore pire, où le tambour jouerait la partition de la flûte et le violon la partition de la cymbale. Ce serait une grande cacophonie!” C’est là où nous sommes arrivés aujourd’hui. Nous assistons à la perte des repères identitaires de Communautés historiques plusieurs fois millénaire. De même que les autres groupes humains, les Juifs du Maroc sont aussi confrontés à cette triste situation. Ils ne font pas exception à la règle humaine.

C.J.N.:Vous êtes donc assez pessimiste en ce qui a trait à la pérennité de l’identité sépharade judéo-marocaine?

Ralph Toledano: J’estime que l’identité sépharade s’est beaucoup diluée. Elle se résume souvent à des clichés grossiers. Cette réalité inéluctable et délétère m’attriste beaucoup. Aujourd’hui, on parle surtout de valeurs monétaires, de projets carriéristes et de stratégies sociales, mais peu de valeurs spirituelles et humaines, qui sont essentielles. Ces valeurs cardinales profondes n’intéressent quasiment plus personne. Semtob appartient à une génération où il est certainement très important de bien gagner sa vie, d’être même riche -lui-même est un nanti-, d’avoir une dignité, mais, à ses yeux, les impératifs humains sont fondamentaux.

C.J.N.: Êtes-vous nostalgique du Maroc dans lequel vous avez grandi?

Ralph Toledano: Je ne suis pas nostalgique parce que je me dis qu’au fond les Juifs marocains sont en vie, et ceux qui ne sont plus de ce monde sont décédés de mort naturelle. Il n’y a jamais eu de Shoah au Maroc. Il y a encore un imaginaire et des forces vives qui sont ancrés au fond de l’âme des Juifs marocains. Tant que ce germe survit dans les âmes, je suis un peu rassuré. De toute façon, comme le dit Semtob: “Le monde tel qu’il était n’était pas uniquement beau”. Pour Semtob, le monde était beau parce que ce bourgeois Juif avait des privilèges, de l’argent, une position sociale enviable, des amitiés royales… Tout cela embellissait beaucoup son quotidien. Mais, dans le Maroc de l’époque de Semtob, il y avait aussi beaucoup d’oppression, de misère, d’inculture et de barbarisme. Je regrette simplement une chose: à l’époque du Maroc de Semtob, la référence n’était pas uniquement basée sur l’argent et la puissance,  mais sur l’honorabilité, la respectabilité, la sagesse et la noblesse humaines. En ce moment, je souffre assez de voir que ce ne sont pas ces valeurs irremplaçables qui prédominent dans le monde. C’est sûr que j’ai parfois une nostalgie physique d’un certain Maroc. Le Maroc de Semtob, le mien, vivait dans le reflet du meilleur de deux mondes: le meilleur de l’Occident et le meilleur de l’univers judéo-arabe. Cependant, ma vraie nostalgie ne se situe pas sur les pelouses où j’ai joué enfant, mais dans le futur. J’attends avec impatience l’avènement des périodes futures de l’Histoire qui, je l’espère ardemment, verront tous les germes qui habitent l’âme des Juifs marocains se remettre à refleurir, mais d’une façon plus spirituelle et moins matérialiste.

C.J.N.: Avez-vous de nouveaux projets d’écriture?

Ralph Toledano : J’ai fini d’écrire un roman dont le récit se déroule à Tanger en 1977, année de la signature des Accords de paix de Camp David entre Israël et l’Égypte.

 

In an interview, French/Moroccan author and art historian Ralph Toledano talks about his latest book, his first novel, about a Moroccan man’s experiences during a brief uprising against King Hassan II in 1971.