Les enjeux de la Guerre civile en Syrie

Jean-Pierre Filiu

Historien et Arabisant renommé, Jean-Pierre Filiu est l’un des meilleurs spécialistes français et européens du monde arabe et de la Syrie. Professeur des Universités à Sciences Po, Paris, ce fin connaisseur de l’Histoire des Civilisations arabo-musulmanes a aussi enseigné dans les Universités de Columbia, à New York, et de Georgetown, à Washington. Jean-Pierre Filiu a publié en 2013 un essai remarquable sur la Syrie et la Guerre civile qui ravage ce pays depuis deux ans et demi: Le Nouveau Moyen-Orient. Les peuples à l’heure de la Révolution syrienne (Éditions Fayard). Il a séjourné en juillet dernier dans les zones tenues par la Révolution au Nord de la Syrie. Ses analyses sur le monde arabe ont été diffusées dans une douzaine de langues.

Jean-Pierre Filiu a accordé récemment une entrevue au Canadian Jewish News.

Canadian Jewish News: Le démantèlement de l’arsenal chimique syrien, prévu dans l’Accord signé le 14 septembre dernier à Genève entre les États-Unis et la Russie et accepté par Bachar al-Assad, est-il une initiative réaliste ou ce gage d’apaisement de la part du régime de Damas n’est-il qu’un stratagème astucieux pour gagner du temps afin de renforcer le potentiel militaire de l’Armée syrienne, considérablement amoindri par la guerre civile très meurtrière qui ravage ce pays depuis deux ans et demi?

Jean-Pierre Filiu: L’Historien que je suis ne peut qu’être frappé par la complicité, active ou passive, de la Communauté internationale face à la tragédie syrienne, qui a désormais causé plus de cent vingt mille morts. Le Conseil de sécurité de l’O.N.U. ne retrouve son unité, au bout de trente mois de crise, que pour s’accorder sur le démantèlement de l’arsenal chimique du régime Assad. Outre le fait que la Résolution 2218 ne prévoit aucune sanction concrète en cas de manquement de la partie syrienne, elle valide surtout comme partenaire de l’O.N.U. une dictature dont la même O.N.U. a dénoncé l’utilisation des armes chimiques, le 21 août dernier. La Russie avait alors accusé l’O.N.U. de “partialité”, alors même que cette Institution, du fait des limites de son mandat, n’avait pu mettre en cause explicitement Bachar al-Assad. Mais tous les éléments de ce Rapport pointent une responsabilité directe de la Garde présidentielle syrienne dans ce massacre chimique. Ainsi, le criminel de guerre non seulement n’est pas sanctionné, mais il est récompensé de ses atrocités du fait de la marginalisation par l’O.N.U. de la Coalition révolutionnaire qui s’oppose à lui. À la différence de la Libye, qui avait vu dès les premières semaines du soulèvement le transfert de la légitimité internationale de la dictature de Kadhafi vers la direction révolutionnaire, Assad reste conforté par l’O.N.U. à la tête de la Syrie et c’est cela qui, bien au-delà de l’accord Kerry-Lavrov, est un désastre pour le peuple syrien.

C.J.N.: Depuis le début de la guerre civile en Syrie, le régime de Bachar al-Assad n’a cessé d’instrumentaliser le conflit israélo-palestinien en proférant des menaces véhémentes contre Israël. La dernière en date: la Syrie lancerait des missiles sur Israël si les États-Unis et d’autres pays occidentaux, notamment la France, l’attaquent. Est-ce une des cartes maîtresses de la stratégie militaro-politique concoctée par le régime de Damas pour gagner cette guerre civile?

J.-P. Filiu : Les Assad père et fils ont toujours manipulé au profit exclusif de leur régime une cause palestinienne dont ils pourchassaient en même temps les représentants légitimes -Yasser Arafat avait ainsi échappé en 1983 à un attentat au sortir d’une audience à Damas avec Hafez al-Assad-. À deux reprises, en mai et juin 2011, Bachar al-Assad a jeté des manifestants palestiniens sur la ligne du cessez-le-feu de 1974 avec Israël. Des réfugiés palestiniens du camp de Yarmouk, à Damas, s’étaient d’ailleurs vengés de cette basse manoeuvre en liquidant des agents syriens. Depuis lors, Assad fils n’a jamais cessé de faire pression sur le Hezbollah pour qu’il ouvre un “front” avec Israël au Sud-Liban pour soulager l’Armée syrienne. Mais la milice chiite, qui n’a aucune intention de renouveler l’expérience du conflit de juillet 2006, a préféré s’engager de plus en plus massivement sur le théâtre syrien, pour ne pas avoir à reprendre les hostilités avec Israël. Malgré toutes ces manipulations, le régime Assad reste nimbé de son aura de “Résistance” à Israël dans une partie des opinions arabes, d’où la relative impopularité de la révolution syrienne, même en Tunisie ou en Égypte.

CJ.N.: Vous rappelez dans votre livre que la Syrie est un État pivot et clé dans la géopolitique du Moyen-Orient. Le renversement de Bachar al-Assad aurait-il des répercussions néfastes sur l’équilibre des forces militaires et politique dans cette région fortement révulsée déjà par des Révoltes populaires et des conflits militaires récurrents?

J.-P. Filiu: Ma thèse, pour la résumer, est que le Moyen-Orient actuel a émergé il y a un siècle sur l’écrasement en Syrie du “Royaume arabe”, pourtant promis par la Grande-Bretagne aux insurgés antiturcs. Je vois dans les différents Mouvements révolutionnaires une dynamique paradoxale de consécration des frontières issues de ce partage colonial, car la lutte populaire qui s’y déroule en valide le cadre jusqu’alors artificiel. Je ne crois donc ni à une partition durable de la Syrie -le scénario que tente de promouvoir la dictature et ses alliés du fait de son incapacité à reconquérir les zones révolutionnaires-, ni à une remise en cause des frontières existantes. En revanche, Bachar al-Assad n’hésitera pas à mettre ses menaces à exécution en plongeant la région dans le chaos comme il a transformé son pays en champ de ruines, s’il sent que la préservation de son régime est à ce prix.

C.J.N. : La guerre civile en Syrie a-t-elle renforcé le pouvoir hégémonique de l’Iran au Moyen-Orient?

J.-P. Filiu: Je suis convaincu que l’Iran paiera très cher sa co-belligérance active en Syrie, où les Gardiens de la révolution participent directement aux combats comme à la répression. L’attaque chimique du 21 août 2013 a provoqué un vif débat au sommet même de la République islamique, où la président Rouhani lui-même a condamné ce crime de masse, certes sans aller, à la différence de l’Ayatollah Rafsandjani, jusqu’à en rendre le régime Assad responsable. De manière générale, l’implication de l’Iran en Syrie est très mal vécue en Iran, où la population reproche amèrement au régime de dilapider les ressources nationales dans des causes “arabes” jugées perdues d’avance.

 

In an interview, French historian Jean-Pierre Filiu, an expert on Syria, expresses his opinions about the international community’s approach to President Bashar Assad and his probable intentions in his own country.