L’Interculturalisme selon Gérard Bouchard

Gérard Bouchard

Pour le réputé sociologue et historien Gérard Bouchard, coprésident, avec le philosophe Charles Taylor, de la Commission  sur les pratiques d’Accommodement reliées aux différences culturelles, l’interculturalisme est ­l’unique modèle d’intégration apte à baliser une voie d’avenir pour tous les Québécois, le multiculturalisme canadien s’étant avéré, selon lui, un modèle d’intégration très lacunaire et dysfonctionnel.

Gérard Bouchard vient de consacrer un essai brillant et très éclairant à cette complexe question -L’interculturalisme. Un point de vue québécois (Éditions du Boréal, 2012, 288 p.).

Nous avons rencontré Gérard Bouchard lors de son dernier passage à Montréal.

Canadian Jewish News: Au Québec, l’interculturalisme, modèle d’intégration dont vous vantez les avantages dans votre livre, n’est-il pas une utopie?

Gérard Bouchard: L’interculturalisme, en tant que modèle pluraliste, se soucie autant des intérêts de la majorité culturelle, dont le désir de se perpétuer et de s’affirmer est parfaitement légitime, que de ceux des minorités et des immigrants. Par rapport aux autres modèles d’intégration, l’interculturalisme se pré­sente comme une formule ­mitoyenne axée sur la recherche d’équilibres.

Au Québec, c’est l’interculturalisme qui a toujours été le modèle préconisé pour faciliter l’intégration des immigrants dans leur nouvelle société d’accueil. Ce n’est donc pas un utopisme. Contrairement au Canada anglais où le rapport majorité-minorité n’existe pas, le Québec a toujours pensé sa réalité ethnoculturelle par le biais de la catégorie majorité-minorité. Le multiculturalisme, c’est une approche libérale qui a pour but de protéger les droits de l’individu, qui peut exprimer sa différence dans les limites prescrites par le Droit. Au Québec, le modèle du multiculturalisme ne peut pas fonctionner parce que celui-ci fait abstraction du fait qu’il y a une majorité culturelle francophone, elle-même étant une minorité au sein du Canada, qui a toujours été accompagnée d’un coefficient d’insécurité qui est quasiment structurel et permanent. Au Québec, généralement, les rapports interculturels sont plutôt harmonieux. Il n’y a pas de tensions très fortes, ni de conflits majeurs.

C.J.N.: Lors des séances de consultation publique organisées par la Commission Bouchard-Taylor, plusieurs interventions ont donné lieu à des dérapages antisémites. Vous et Charles Taylor avez-vous été pris de court par ces sorties judéophobes déplorables?

Gérard Bouchard: Moi et mon confrère Charles Taylor étions très conscients de la teneur délétère de ces interventions à caractère antisémite. Nous étions très malheureux d’entendre ces propos abjects. Nous avons fait ce que nous avons pu pour contenir ces interventions intolérables et remettre les choses à leur place. Mais, ce genre d’incident désagréable était le prix à payer pour donner libre cours à cette opération démocratique qu’a été la Commission sur les pratiques d’Accommodement reliées aux différences culturelles, qui a permis à beaucoup de citoyens ordinaires Québécois de prendre la parole et de s’exprimer comme ils ne l’avaient jamais fait auparavant. Il faut rap­peler que ces dérapages antisémites et racistes étaient un phénomène minoritaire. Il y a eu à peu près 5% des interventions qui étaient déplacées, agressives et impolies. Il faut penser à toutes les autres interventions de citoyens qui ont accompli un acte démocratique très respectueux. Nous avons admonesté durement des intervenants qui tenaient des propos antisémites et racistes. Nous avons vraiment fait tout notre possible pour réprimer ce genre d’interventions disgracieuses.

C.J.N.: Plusieurs intervenants ont aussi donné libre cours à leur islamophobie pendant certaines séances publiques tenues par la Commission Bouchard-Taylor.

Gérard Bouchard: C’est vrai. Nous avons entendu de nombreuses fois des propos très désobligeants à l’endroit des Musulmans et de la religion islamique. Plusieurs intervenants martelaient l’idée que l’Islam est “une religion dangereuse”; que “la population musulmane se reproduit à un rythme effréné qui fera que dans quelques décennies les Musulmans deviendront majoritaires au Québec et nous imposeront toutes leurs règles: le port du hijab, la Charia…; que l’“Islam est porteur d’un ter­ro­risme en puissance camouflé qui finira tôt ou tard par se manifester violemment”…

À la Commission Bouchard-Taylor, nous avons constaté qu’il y avait souvent des écarts considérables entre les perceptions et la réalité, c’est-à-dire entre les inquiétudes que suscitaient les Musulmans et la réalité musulmane au Québec. “Où sont donc les signes du risque terroriste chez les Musulmans vivant à Mont­réal?” C’est la question que moi et Charles Taylor posions à ces personnes inquiètes par ce qu’ils appelaient “la montée en force de l’Islam au Québec”. “Ne soyez pas naïfs Messieurs Taylor et Bouchard! Le terrorisme islamiste se cache, on ne le voit pas, quand il surgit, il est trop tard.  Ce n’est pas une raison pour ne pas agir dès maintenant”, nous rétorquaient alors ces intervenants échaudés.

C.J.N.: La crainte de l’islamisme radical était donc très ostensible pendant certaines séances publiques de la Commission Bouchard-Taylor.

Gérard Bouchard: C’est un raisonne­ment circulaire qu’on ne peut pas mettre en échec parce que personne ne peut démontrer que le risque que le Québec soit un jour la cible du terrorisme islamiste est nul. Mais, par contre, il faut s’en remettre à des faits. Par exemple, aux États-Unis, pays traumatisé par les attaques terroristes du 11 septembre 2001, un Rapport publié en février 2012 par un Orga­nisme gouvernemental américain, le Triangle Center on Terrorism and Homeland Security, a conclu que le terrorisme musulman y est une menace très secondaire (“a minuscule threat”) à la Sécurité publique des États-Unis. D’après ce Rapport, sur les quelque 14000 meurtres perpétrés en 2011 sur le territoire américain, aucun n’était dû à l’extrémisme islamique. Si la menace terroriste islamique est négligeable aux États-Unis, pourquoi le Québec serait-il la cible potentielle des terroristes islamistes?

C.J.N.: En ce qui a trait aux écoles privées ethnoconfessionnelles subventionnées par l’État, vous écrivez : “Plusieurs craignent, non sans raison, que ces écoles créent des demi-enclaves culturelles au sein desquelles peuvent se transmettre et se perpétuer des valeurs et des traditions contraires à celles qui fondent une société dé­mo­cra­tique et libérale” (p. 222). Cette assertion, fort réductrice, n’insinue-t-elle pas que les écoles juives québécoises, dont le Réseau qui les regroupe fut fondé il y a plus de 125 ans, et d’où sont sortis des milliers de diplômés qui oeuvrent aujourd’hui dans tous les sec­teurs professionnels de la société québécoise, sont des lieux de ghettoïsation totalement déconnectés des réalités sociales du Québec d’aujourd’hui?

Gérard Bouchard: Les craintes en question que j’évoque concernent essentiellement les écoles privées musulmanes, arméniennes et aussi juives orthodoxes. L’important financement que l’État québécois procure à ces écoles ethnoconfessionnelles (à hauteur de 60%) soulève d’importantes questions qui méritent attention. La principale inquiétude suscitée par l’orientation pédagogique de ces écoles est: ces institutions scolaires enseignent-elles des valeurs qui sont contraires aux valeurs québécoises? Lors d’une des séances publiques de la Commission Bouchard-Taylor, les porte-parole d’un groupe représentant sept écoles juives orthodoxes de Montréal nous ont dit sans ambages que leurs écoles n’accepteraient jamais d’enseigner à leurs élèves le nouveau cours obligatoire d’Étique et Culture religieuse que le gouvernement du Québec allait implanter dans tous les établissement scolaires québécois. Les représentants de ces écoles juives orthodoxes, financées à 60% par des subsides gouvernementaux, nous ont fait savoir que pour contrecarrer ce nouveau Projet éducatif concocté par le Mi­ni­stère de l’Éducation du Québec, ils étaient prêts à enfreindre la loi. Je n’étais pas très à l’aise avec leur position.

Mais, je rappelle dans le livre que les connaissances empiriques sur ce sujet sont très lacunaires. Les résultats d’une des rares études de terrain menées sur cette question, qui date de 2004, n’ont pas été très concluants. Évitons donc les conclusions hâtives. Pour porter un jugement éclairé sur cette question, on a besoin de nouvelles études. Par ailleurs, la question des écoles privées ethnoconfessionnelles ne devrait pas nous faire perdre le sommeil! Celles-ci ne regroupent qu’environ 1% de tous les élèves québécois.

C.J.N.: Très nombreux sont les Québécois qui sont persuadés que le Rapport de la Commission Bouchard-Taylor moisit sur les tablettes du gouvernement du Québec, les principales recommandations formulées par celui-ci n’ayant pas été mises en oeuvre. Ce grief est-il fondé?

Gérard Bouchard: D’après une éva­lua­tion faite par le Gouvernement de Jean Charest, 80% des recommandations de la Commission Bouchard-Taylor ont été appliquées. Deux autres évaluations sont beaucoup plus sévères: celles-ci estiment que seulement environ 10% des re­com­manda­tions ont été mises en oeuvre par le gouvernement québécois. Il y a une autre évaluation, faite récemment par le politologue François Rocher de l’Université d’Ottawa avec une méthodologie assez élaborée et très convaincante, qui arrive à la conclusion qu’à peu 40% des recommandations ont été appliquées. Il y a une recommandation, qui pour moi et Charles Taylor était parmi les plus prio­ritaires, à laquelle on n’a pas donné suite: la création d’un Office d’harmonisation interculturelle,  dont la fonction principale serait d’informer la population sur la façon dont les Accommodements sont pratiqués. L’inexistence de cet Organisme ouvre la voie à toutes sortes de perceptions, dont plusieurs apparemment ne sont pas fondées.

C.J.N.: Quelle est votre position en ce qui a trait au port de signes religieux dis­tinctifs dans l’espace public québécois?

Gérard Bouchard: Je pense qu’il faut permettre le port de signes religieux sauf si ce cas de figure crée des pro­blèmes, va à l’encontre de principes fondamentaux ou gêne le fonctionnement de certaines Institutions publiques. Dans ces cas-là, il faut établir des exceptions. Autrement, l’orientation générale doit être de permettre le port de signes religieux à toutes les personnes pour qui ces signes sont indissociables de leur foi. On ne peut pas demander à un Sikh de se faire couper les cheveux!

C.J.N.: Quel est votre position sur le port du hijab islamique?

Gérard Bouchard: Je crois qu’il y a des Musulmanes pour qui le hijab est indissociable de leur foi. Dans ce cas-là, il faut leur permettre de porter le hijab.  Il est vrai aussi que le hijab peut être un signe d’oppression de la femme. Il y a des Musulmanes qui portent le hijab non pas par choix mais parce qu’elles y sont contraintes. Ça c’est une situation difficile à accepter parce qu’il s’agit là d’une infériorisation de la femme, qui va à l’encontre d’une valeur fondamentale de la société québécoise. Quelle est la meilleure façon de lutter contre ce phénomène social pernicieux? Interdire le port du hijab à toutes les Musulmanes? À mon avis, ce serait une injustice à l’endroit des Musulmanes pour qui le port du hijab est un libre choix.

Je ne suis pas sûr qu’en interdisant le port du hijab on aidera les Musulmanes qui arborent ce foulard par contrainte. Ces femmes soumises à un régime d’oppression familiale pourraient même encourir des représailles de la part de leurs proches pour s’être soustraites durant le jour au port du foulard. Supprimer de force ce que l’on tient pour un symbole d’oppression ne changerait rien à la réalité des rapports sociaux à l’origine de cette oppression. Il faut donc trouver d’autres moyens si on veut aider ces femmes à s’émanciper, à s’affranchir de l’oppression dont elles sont victimes. Cela requiert la mise en oeuvre d’interventions prudentes au sein des familles et des Communautés concernées afin d’assurer à ces femmes une plus grande intégration socioéconomique, un apprentissage accéléré du français (là où le besoin existe), une participation à la vie civique et politique et une protection contre leur milieu immédiat.

 

In an interview, historian Gérard Bouchard, co-chair of the Bouchard-Taylor Comission, talks about the results of that inquiry into cultural accommodation in Quebec and about his latest book on interculturalism, a Quebec point of view.