Une entrevue avec Alain Finkielkraut

Alain Finkielkraut. (Claude Truong-Ngoc Photo)

L’académicien, écrivain et philosophe Alain Finkielkraut se soucie comme d’une guigne des critiques, souvent véhémentes, que ne cessent de lui adresser ses contempteurs.

Dans l’échange épistolaire passionnant qu’il a entretenu avec son amie, la philosophe Élisabeth de Fontenay —débat qui vient de paraître sous la forme d’un livre intitulé En terrain miné (Éditions Stock)—, Alain Finkielkraut monte encore une fois au créneau pour défendre avec pugnacité ses idées et ses positions, souvent très controversées, sur diverses questions d’une brûlante actualité: l’identité, l’état social de la France, l’immigration, la déliquescence de la civilisation française, l’affaissement du niveau scolaire, la crise de la culture, l’islam en France, l’antisémitisme, Israël, le conflit israélo-palestinien…

En terrain miné est un livre remarquable de débats et de réflexion.

Le philosophe est sommé de s’expliquer sur certains de ses propos, de clarifier certaines de ses positions, de dissiper certains malentendus.

Fils de survivants de la Shoah, Alain Finkielkraut est l’un des plus importants intellectuels français de sa génération.

Il est l’auteur d’une trentaine de livres très remarqués. Son essai L’Identité malheureuse (Éditions Stock, 2013) a connu un énorme succès —plus de 100 000 exemplaires écoulés—.

Alain Finkielkraut a été pendant vingt ans professeur d’Humanités et Sciences sociales à l’École Polytechnique de Paris, où il a dirigé la Chaire de philosophie.

En 2014, il a été élu à la prestigieuse Académie française.

Il est depuis trente ans le producteur et animateur d’une émission culturelle hebdomadaire, Répliques, diffusée sur la chaîne de radio France Culture.

Tous les dimanches, il livre ses réflexions sur des sujets d’actualité à l’émission L’esprit de l’escalier, diffusée sur RCJ, radio juive de Paris. Cette émission, un partenariat entre RCJ et le magazine Causeur, est animée par la journaliste Élisabeth Lévy.

Alain Finkielkraut nous a accordé une entrevue. Nous l’avons joint à son domicile, à Paris.

Comment est né le projet de ce livre avec Élisabeth de Fontenay?

L’idée de ce livre est venue d’Élisabeth de Fontenay. J’ai d’abord hésité parce que j’avais écrit un certain nombre de livres à deux voix, fruits de mes dialogues avec Rony Brauman, Alain Badiou, Benny Lévy, Peter Sloterdijk. Je pensais que j’avais épuisé cette forme. D’un autre côté, j’étais très curieux des questions que pouvait me poser Élisabeth de Fontenay. Je lui ai donc proposé la forme épistolaire en me disant que celle-ci créerait un livre différent des précédents. Je crois que tel est le cas, car la rigueur de la lettre a encadré et sublimé la fureur de certains propos. J’ai été dans ce livre questionné, et même mis à la question, par Élisabeth de Fontenay. J’ai subi ses interpellations. C’était une occasion pour moi de clarifier mes propres positions dans la mesure où elle me poussait dans mes retranchements. Je lui sais gré de ce travail d’éclaircissement qu’elle m’a contraint à faire.

Ce dialogue épistolaire vous a donc permis de remettre les pendules à l’heure.

Oui, d’une certaine façon, j’ai mis les pendules à l’heure. On oppose sans cesse la droite et la gauche. Or, je ne crois pas que ce paradigme soit dépassé, ou périmé, aujourd’hui. Au contraire, je crois qu’il a encore une certaine force, mais il ne dit pas tout. La droite et la gauche s’opposent, mais elles sont l’une et l’autre des facettes d’une même civilisation, qui est aujourd’hui remise en cause et attaquée, sinon par l’islam tout entier, du moins par l’islam politique. Nous sommes aujourd’hui, les Européens, les Français et les Occidentaux, l’objet d’une inimitié inattendue à laquelle il faut faire face. Ce que je reproche à la gauche, ce n’est pas d’être de gauche, bien sûr que non, ni de vouloir une meilleure redistribution des richesses, ni de se soucier de la question sociale, c’est de ne pas voir cette inimitié, de l’occulter et de devenir ainsi le parti du déni. Moi j’essaye d’ouvrir les yeux et de regarder cette réalité en face.

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Vous êtes donc très inquiet pour l’avenir de la civilisation française qui, selon vous, s’efface peu à peu.

Je pense que nous vivons une double crise. Il y a un choc de civilisation qui est indéniable et, en même temps, à l’intérieur de notre civilisation, il y a un malaise dans la culture et une crise de la transmission. Notre civilisation est attaquée, et au moment même où elle est fougueusement dénigrée, elle sombre dans l’oubli d’elle-même. Nous sommes désarmés devant cette double catastrophe. C’est à cette sombre réalité que je suis sensible.

Malgré les profonds désaccords qui existent entre vous et Élisabeth de Fontenay sur de nombreuses questions, vous partagez des vues communes, notamment en ce qui a trait à l’épineuse question de l’identité. À ce sujet, Élisabeth de Fontenay écrit: Tu tiens pour une exigence non négociable de continuer à te reconnaître dans ces deux petites nations, Israël et la France, que le hasard de nos naissances a confiées à notre vigilance, de ne pas les réduire à leurs impuissances actuelles ou à l’injustice de leurs excès de pouvoir, mais d’embrasser chaleureusement l’une et l’autre dans la chronologie de leurs histoires respectives. D’aucuns vous reprocheront certainement d’établir une équation réductrice entre la situation d’Israël, pays dont l’existence est menacée depuis sa naissance, il y a presque soixante-dix ans, et la France, vieux pays d’Europe dont, il faut le reconnaître, la légitimité et l’existence ne sont remises en question par personne.

On me reprochera ça et tant d’autres choses. Si je m’attardais sur tous les reproches qui me sont constamment adressés, je ne penserais plus rien et je ne dirais plus rien. Je vous suis très reconnaissant de vous être arrêté sur cette phrase d’Élisabeth de Fontenay parce que beaucoup de critiques ont dit que tout nous oppose. Il est vrai que la conversation épistolaire entre nous prend parfois un tour très virulent, mais si nous sommes amis, c’est aussi parce que nous partageons beaucoup de choses. Nous sommes sujets aux mêmes inquiétudes. Le terme de “petite nation” je l’ai repris à l’écrivain Milan Kundera, qui dit qu’il ne faut pas entendre ce mot au sens géographique, mais au sens existentiel. La “petite nation” est une nation dont l’existence même est en question. C’est vrai pour Israël bien sûr. Les ennemis de l’État hébreu ne se sont toujours pas résignés à sa réalité. Pour ce qui est de la France, je suis étreint aujourd’hui, plus qu’à mon corps défendant, pour le pays qui est le mien. Mon patriotisme est, en effet, ce que la philosophe Simone Weil appelle un “patriotisme de compassion”: “Le sentiment de tendresse poignante pour une chose belle, précieuse, fragile et périssable”, disait-elle. Oui, la France peut périr. Elle ne sera évidemment pas rayée de la carte du monde, elle ne sera sans doute pas envahie par un ennemi, mais sa civilisation est aujourd’hui menacée. Pourra-t-elle persévérer dans son être? La question se pose.

Vous avez affirmé plusieurs fois que la France est un pays en voie de désintégration. Votre diagnostic socio-politique et identitaire sur l’état de votre pays est-il toujours aussi sévère?

La France, qui a longtemps été définie comme une patrie littéraire, est entrée dans une ère post-littéraire et post-culturelle. La cérémonie funéraire en hommage à Johnny Hallyday en est la preuve. Aurore Bergé, députée du parti majoritaire au pouvoir, La République en marche, a comparé la ferveur pour Johnny Hallyday à l’émotion qui a saisi la France au moment des obsèques de Victor Hugo. Justement, tout est là! Cette analogie montre bien que le divertissement occupe désormais la place autrefois réservée à la culture, et particulièrement à la littérature. Donc, quelque chose a profondément changé.

Force est de constater que le divertissement ne fait plus lien. Il n’a pas la vertu rassembleuse qu’on lui attribue. En effet, les gens qui étaient dans la rue pour signifier leur chagrin après l’annonce du décès de Johnny Hallyday, c’était la France des bistrots et la France périphérique. Je le dis sans aucun dédain et sans aucune condescendance. C’était une France monocolore, la diversité n’était pas au rendez-vous. Ce qui veut dire que la France déculturée est elle-même une France fragmentée, morcelée en communautés inconciliables. Il y a divertissement et divertissement. Le rock et le rap. Il y a ce qui enthousiasme la France périphérique et ce qui fédère les banlieues. Cette décomposition est une autre preuve manifeste que la France est dans un état très préoccupant, très précaire. Qu’on me fasse des reproches, peu m’importe!

“Le prédicat juif me hante, le prédicat français me constitue”, écrivez-vous. Pourquoi était-il nécessaire pour vous de rappeler qu’être Français et Juif n’est pas une antinomie, mais, au contraire, une concomitance?

Je ne suis pas simplement un Juif diasporique ou un Juif soucieux d’Israël. Je suis Juif et Français. Qu’est-ce que cela veut dire? Je constate que l’identité juive m’a été plus immédiatement chère que l’identité française. La France a été pendant longtemps pour moi une carte d’identité alors que j’étais habité par la question juive. J’ai commencé à me sentir Français quand j’ai senti toutes les menaces internes et externes qui pesaient sur mon pays. Je me suis alors rendu compte que je n’étais pas Juif au même sens que j’étais Français. La France c’est ma langue, c’est ma façon d’être et c’est la culture dans laquelle j’ai grandi et que j’habite. La judéité pour moi est aussi nécessaire, mais elle est impalpable et insubstantielle. Donc, je me réclame de ces deux appartenances, mais elles n’ont pas pour moi le même statut. Évidemment, il n’a jamais été question que je sacrifie l’une pour l’autre.

D’après plusieurs études sociologiques récentes, en France, l’antisémitisme continue à proliférer, particulièrement dans les banlieues peuplées majoritairement d’Arabo-musulmans. De très nombreuses familles juives quittent des villes de banlieues où elles ne se sentent plus en sécurité. Ce phénomène délétère semble prendre de plus en plus d’ampleur.

L’antisémitisme français, c’est-à-dire l’antisémitisme à l’ancienne, est aujourd’hui résiduel. Il existe, mais de manière tout à fait marginale. En revanche, un nouvel antisémitisme est apparu. Il a été dénoncé dès le début de ce siècle, notamment dans le livre collectif dirigé par l’historien Georges Bensoussan, Les Territoires perdus de la République. Mais les médias et les faiseurs d’opinion ont mis beaucoup de temps avant de s’en apercevoir parce qu’il ne s’agissait pas de l’antisémitisme qu’on était habitué à traquer. Ce n’était pas la bête immonde, ni le fascisme renaissant, c’était un antisémitisme venu d’ailleurs, imputable non pas aux dominants, mais aux dominés. En plus, cet antisémitisme pouvait revêtir les habits de l’antisionisme, c’est-à-dire de la lutte contre “une puissance occidentale occupante”. Les mêmes qui appelaient à la vigilance contre la résurgence de l’antisémitisme ancien fermaient les yeux sur ce nouvel antisémitisme beaucoup plus violent et beaucoup plus inquiétant. Et ça continue. Dernier exemple: la reconnaissance par Donald Trump de Jérusalem comme capitale d’Israël a entraîné des manifestations et des actes antisémites en Suède, en Allemagne, et on en verra bientôt sans doute en France.

Il faut rappeler que les auteurs de ces exactions et de ces rassemblements antisémites ne sont pas des néonazis. En France, aujourd’hui, les Juifs ont des raisons d’être de plus en plus inquiets. Ils doivent quitter certaines banlieues et villes parce qu’ils ne se sentent plus en sécurité. Le temps est proche où un département comme la Seine-Saint-Denis sera Judeinrein, les Juifs devront aller vivre ailleurs. Je pense qu’étant donné le rythme de l’immigration, les choses ne feront qu’empirer. Je ne veux pas dire par là que tout nouveau venu est un antisémite en puissance, bien sûr que non; il faut se garder des généralisations et des amalgames. Mais l’antisémitisme islamique, relayé par une gauche qui ne veut pas stigmatiser les opprimés, les dominés, les damnés de la terre, est en progression constante.

En France, pendant de nombreuses années, la question de l’antisémitisme a été sous-estimée, et même parfois banalisée. Ce déni de réalité persiste-t-il?

Les choses ont commencé à changer quand Manuel Valls a été ministre de l’Intérieur. Je crois qu’aujourd’hui, les pouvoirs publics sont clairvoyants et vigilants. Le déni est plutôt le fait d’une partie de l’opinion de gauche. Il y a des gens de gauche dont toute la vision du monde se résume à une analogie entre la situation faite aujourd’hui aux Musulmans et celle que les Juifs ont subie pendant la première moitié du XXe siècle. Le journaliste Edwy Plenel est le chef de file de cette pensée. Reconnaître l’antisémitisme islamique, ce serait pour eux sacrifier leur vision du monde. Cela, ils ne le veulent à aucun prix. Ils préfèrent donc leur système contre la réalité qui le dément.

Quelle a été votre réaction à la décision du président américain Donald Trump de reconnaître officiellement Jérusalem comme la capitale d’Israël?

Cette reconnaissance tombe mal. L’application de l’Embassy Act, voté en 1995 par le Congrès américain, a été reportée par tous les présidents américains car ils ne voulaient pas mettre en péril les négociations entre Israéliens et Palestiniens. Aujourd’hui, cette décision controversée de Donald Trump, alors que le processus de paix est au point mort, risque de compromettre le rapprochement entre Israël et les pays sunnites face à l’Iran, ennemi commun, de radicaliser les Palestiniens et de provoquer un regain de terrorisme. Donc, elle met en danger les Israéliens. J’aurais aimé qu’une telle décision soit intégrée dans un plan d’ensemble visant à résoudre le conflit israélo-palestinien. Tel n’est pas le cas. Je ne vois que des inconvénients à la décision de Trump.

D’un autre côté, je reconnais que Trump a pris des précautions. Il a bien signifié que le statut final de Jérusalem devra être l’objet de négociations entre les deux parties. Il n’a donc pas intégré Jérusalem-Est dans sa reconnaissance. Il a parlé de la solution à deux États.

Je suis effaré par la violence des manifestations que cette décision a provoquées dans l’ensemble du monde musulman, de Kaboul à Istanbul. Ces manifestations n’appelaient pas à la mobilisation pour le partage de Jérusalem, mais pour la libération de cette ville. C’était un spectacle très terrible que celui de cette rue musulmane en fureur parce que tout se passe comme s’il y avait face à Israël un milliard de Palestiniens décidés à en finir avec l’État juif. Je suis partagé entre deux craintes, celle que m’inspire une décision dont je ne vois pas la portée, ou l’utilité, stratégique ou politique, et celle que m’inspire la virulence du fanatisme islamique.

Vous consacrez dans votre livre de très belles pages à la galanterie qui, selon vous, a été pendant des siècles l’une des caractéristiques majeures de l’élégance et du savoir-vivre français. À une époque tumultueuse où les dénonciations par des femmes victimes d’agressions sexuelles ou de viols ne cessent de se multiplier, en France aussi, la galanterie n’apparaît-elle pas, plus que jamais, comme un vestige d’une époque révolue?

Je pense qu’il ne faut avoir aucune indulgence pour le viol ou les agressions sexuelles. Ce qui m’inquiète, c’est la forme prise par cette campagne. En France, c’est “Balance ton porc”. Ces deux mots me surprennent, et ont même provoqué en moi un détestable haut-le-coeur. Je ne pense pas que l’émancipation puisse passer par la délation. Je suis inquiet de voir qu’on amalgame des conduites très différentes. Un dragueur lourd, ce n’est pas la même chose qu’un agresseur, et un agresseur, ce n’est pas tout à fait la même chose qu’un violeur. Le droit nous apprend à faire des distinctions, mais aujourd’hui nous sombrons dans l’univers glauque de la délation et de l’indistinction.

J’ai appris qu’aux États-Unis, une femme a dénoncé dernièrement feu Élie Wiesel parce que lors d’un gala de charité en 1987, il lui aurait mis la main aux fesses. Élie Wiesel aurait pris la poudre d’escampette une fois son forfait accompli. Cette femme nous explique très sérieusement qu’après cet incident, elle a passé dix-huit années de véritable calvaire, émaillées d’insomnies et d’envies de suicide. Elle dit que tous ses repères se sont effondrés à ce moment-là. Tout d’un coup, le survivant de l’Holocauste devenait lui-même un vrai bourreau, comme s’il y avait aujourd’hui deux crimes imprescriptibles: la Shoah et le harcèlement sexuel. Cette “shohasisation” de la main au cul me paraît complètement délirante! Je tiens à rappeler que la France a aujourd’hui l’arsenal le plus répressif de tous les pays d’Europe à l’égard des crimes et des délits sexuels. Donc, je ne voudrais pas que pour la meilleure des causes on sombre dans une sorte de maccarthysme victimaire.