Élections en Israël. La fin de l’ère Netanyahou?

Denis Charbit

Quel sera l’impact sur les élections qui auront lieu en Israël le 9 avril prochain de la décision du procureur général de l’État, Avichaï Mandelblit, de déclencher une triple procédure d’inculpation contre Benyamin Netanyahou?

Nous avons posé la question au politologue israélien Denis Charbit.

Professeur au Département de sociologie, science politique et communication de l’Open University of Israel (Université ouverte d’Israël), établie à Ra’anana, Denis Charbit est l’auteur de plusieurs livres remarqués sur l’histoire du sionisme, le conflit israélo-arabe et les intellectuels français à l’époque de l’Affaire Dreyfus.

Son dernier livre : Israël et ses paradoxes. Idées reçues sur un pays qui attise les passions (Éditions Le Cavalier Bleu, 2015).

Il a signé aussi la longue préface d’un livre-document exceptionnel, un dialogue entre deux éminentes figures du judaïsme francophone : Léon Ashkénazi et André Chouraqui — À l’heure d’Israël (Éditions Albin Michel, 2018).

L’inculpation de Benyamin Netanyahou aura-t-elle des incidences sur l’élection du 9 avril ?

Sur le scrutin lui-même, c’est à voir; sur la vie politique après le vote, c’est indéniable. Benyamin Netanyahou sera mis en examen. L’audition devant le conseiller juridique du gouvernement, à laquelle il a droit pour se défendre des chefs d’accusation qui pèsent sur lui, peut effectivement retourner la situation et aboutir à un non-lieu. En général, c’est le cas lorsque l’accusé doit s’expliquer sur un seul dossier d’accusation. Pour ce qui est de Netanyahou, ce sont trois dossiers qui ont été instruits à son encontre: corruption, fraude et abus de confiance. Il suffit qu’il soit mis en examen pour l’un des trois pour qu’il y ait procès. Les chances que son audition l’affranchisse des charges qui pèsent actuellement sur lui me paraissent, pour cette raison-là, infimes. On peut se tromper sur un dossier, pas sur trois. Cette audition n’aura pas lieu avant quatre ou six mois, mais la loi autorise Netanyahou à exercer ses fonctions de chef du gouvernement même s’il est traduit en justice. Si en fonction du scrutin il est nommé de nouveau pour former un gouvernement, il est fort probable que, dans six ou neuf mois, il y aura des bouleversements politiques majeurs. En effet, quand bien même il n’est pas tenu de démissionner si l’audition confirme sa mise en examen, des partis membres de sa coalition pourraient refuser d’attendre le verdict final du procès et décider de se retirer de la coalition.

Pour l’instant, Netanyahou est résolu à se battre fougueusement pour se maintenir au pouvoir. Il n’a pas hésité à franchir le Rubicon en fustigeant la justice, les médias et la police qui, selon lui, ont concocté une alliance dans le seul but de le renverser. C’est la première fois qu’un homme politique ayant maille à partir avec la justice, à plus forte raison un premier ministre en exercice, accuse sans preuve le procureur de l’État chargé d’examiner les accusations dont on l’impute d’avoir cédé aux pressions de la gauche et des médias et d’être lui-même de mèche avec cette conspiration qui n’a pas une once de réalité. L’ancien premier ministre Ehoud Olmert, en son temps, n’a cessé de clamer son innocence, comme le fait Netanyahou, mais ne s’est jamais permis de vilipender ses accusateurs qui faisaient aussi partie de la plus haute fonction publique.

Ces élections législatives sont-elles cruciales ou ont-elles un air de déjà-vu?

Les politiciens en général, et en Israël en particulier, insistent toujours sur le caractère crucial d’une élection. Selon eux, les enjeux sont exceptionnels, oubliant qu’ils ont prétendu la même chose lors de l’élection précédente. Le scrutin du 9 avril prochain ne présente guère d’enjeu idéologique explicite. Le thème prédominant est l’appréciation du bilan politique de Benyamin Netanyahou. L’enjeu véritable est “Bibi à la porte” ou “Plus que jamais Bibi”.

C’est le seul enjeu majeur dans cette élection?

Pour gagner les élections, il faut tenir compte de deux critères. Le premier, facultatif, mais néanmoins important, a trait au positionnement à l’issue du scrutin. Autrement dit, quel parti arrivera en tête et avec quel écart de sièges par rapport au second. Si le nouveau parti formé par Benny Gantz et Yair Lapid, Bleu-Blanc, arrive en tête et parvient à creuser l’écart avec cinq députés de plus que le Likoud de Netanyahou, Gantz sera bien positionné pour être appelé par le président de l’État d’Israël, Reuven Rivlin, à former une coalition gouvernementale. Mais c’est le second critère qui est le plus déterminant et impératif: est-ce que l’addition des sièges cumulés par le parti Bleu-Blanc, le Parti travailliste, le Meretz et les deux listes arabes totalise 61 sièges sur les 120 que compte la Knesset ? Si c’est le cas, l’ère Netanyahou est close, avec ou sans mise en examen. C’est ce qu’on appelle un bloc d’obstruction, (en hébreu “goush hossem“). C’est l’enjeu crucial de cette élection.

La question du retour à la négociation avec les Palestiniens est-elle à l’ordre du jour de cette campagne électorale ?

Non. Pour le Likoud, l’accent est mis non sur la paix, mais sur le danger que constituera, à l’extérieur, la création d’un État palestinien aux portes d’Israël, et à l’intérieur, l’entrée des partis arabes dans une coalition dirigée par Benny Gantz, ancien chef d’état-major de Tsahal. Ces deux projections consistent à jouer sur le réflexe de peur et d’angoisse des citoyens. “Ça a marché en 2015, cela devrait marcher en 2019”, pense-t-on au Likoud. Ce scénario catastrophe est irréaliste car on est très loin d’un accord de paix avec les Palestiniens. Benny Gantz et Yair Lapid sont très discrets sur la question palestinienne. Ils ont accueilli dans leur liste de fervents opposants à tout retrait israélien de Cisjordanie, dont Moshé Yaalon, ancien chef d’état-major de Tsahal et ex-ministre de la défense de Netanyahou. Seuls le Parti travailliste et le Meretz sont clairs sur cette thématique, mais, aujourd’hui, ces deux partis ont un poids limité dans l’arène politique israélienne. La question sociale, seul le parti Koulanou la met en avant et déclare vouloir mener une politique de proximité à l’écoute des revendications émanant des classes populaires et des classes moyennes: la crise du logement, la cherté de la vie, les hôpitaux surchargés… Mais, jusqu’à nouvel ordre, Koulanou semble aussi emporté par la personnalisation “pour Bibi, contre Bibi” qui caractérise la campagne actuelle.

Il faut tout de même reconnaître que le bilan du dernier gouvernement Netanyahou est fort positif.

Autant le bilan politique du gouvernement Netanyahou pour la période 2013-2015 n’est pas très significatif, autant celui des années 2015-2019, notamment en matière de politique internationale, est assez positif, en toute objectivité. L’élection de Donald Trump a redistribué les cartes au profit de Netanyahou: l’abrogation du traité avec l’Iran, l’alliance avec l’Arabie saoudite et des monarchies du golfe pour contrer l’hégémonie de Téhéran dans la région; la consolidation des relations avec la Chine, l’Inde, le Brésil, la Russie; le rétablissement des relations diplomatiques avec plusieurs pays africains… Alors que depuis 2015, Netanyahou ne mène aucune négociation avec l’Autorité palestinienne, Israël aurait dû être plus que jamais isolé sur la scène internationale. Il ne l’est pas. Bien au contraire. Ceux qui votent pour Netanyahou le font en connaissance de cause: ils sont prêts à avaler la couleuvre des inculpations qui pèsent sur lui et de son éventuel procès car ils sont résolument convaincus que le chef du Likoud est parvenu à accomplir des choses que ses prédécesseurs ont été incapables de réaliser. À leurs yeux, il est le seul leader politique apte à faire face avec poigne aux nombreux ennemis d’Israël.

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Le nouveau parti formé par le tandem Gantz-Lapid est-il bien positionné pour former le prochain gouvernement?

Pour que l’alternance incarnée par l’alliance conclue par Benny Gantz et Yair Lapid puisse fonctionner, il ne faut pas simplement que celle-ci rassemble à gauche et au centre, mais aussi qu’elle puisse engranger les voix d’électeurs traditionnels du Likoud. Aussi, pour justifier leur aspiration à l’alternance, Gantz et Lapid ont intérêt à paraître parfois plus à droite que la droite. C’est pourquoi le Likoud ne cesse de claironner que l’alternance, c’est la gauche, c’est-à-dire “un danger pour la sécurité d’Israël” tandis que Gantz et Lapid insistent sur le fait qu’ils sont à droite, mais une droite modérée, intelligente et compatible avec le respect des institutions, et notamment l’indépendance de la police et de la justice. Leur atout principal, c’est que nul n’est irremplaçable et que dix ans au pouvoir, c’est déjà bien assez, puisque tant en France qu’aux États-Unis le président ne peut exercer plus de deux mandats, soit respectivement dix et huit ans, quels que soient ses qualités personnelles et son bilan politique.

Des députés arabes membres d’une future coalition gouvernementale est-ce un scénario plausible?

Non. Les partis politiques arabes refusent catégoriquement de faire partie du gouvernement, qu’il soit de gauche, de centre ou de droite. Ils n’adhéreront jamais à un gouvernement qui continuera à gérer l’occupation des territoires palestiniens et Jérusalem-est, même si celui-ci mène des négociations avec l’Autorité palestinienne. Par contre, à l’issue du scrutin et en fonction des résultats officiels (majorité de blocage de 61 députés), les partis arabes peuvent recommander au président de l’État de confier à Benny Gantz le soin de former le nouveau gouvernement. Ils demanderont une contrepartie qui pourrait bien être un amendement de la loi controversée sur l’État-nation du peuple juif, adoptée en 2018 par la coalition gouvernementale dirigée par Netanyahou, telle la notion d’égalité qui figurerait dans la loi. Si Netanyahou ne peut pas compter sur l’appui de 61 députés au moins, des partis de sa coalition sortante pourraient lui tourner le dos et se joindre à une nouvelle coalition dirigée par Gantz et Lapid. Le premier parti qui pourrait faire le saut, le maillon le plus faible, est certainement Koulanou. Le Shass pourrait aussi le suivre, bien qu’il soit plus réticent à faire partie d’un gouvernement codirigé par Yair Lapid, qui n’a jamais été très tendre à l’égard des partis religieux. Il faut bien comprendre que seule l’arithmétique scelle le sort des élections. Même le scénario d’un gouvernement d’union nationale, formé par le parti Bleu-Blanc et le Likoud, n’est pas à exclure si ces deux formations politiques arrivent nez à nez avec 60 députés chacune. Tous les scénarios sont envisageables.

Comment interprétez-vous la décision de Benyamin Netanyahou d’encourager une alliance entre le parti Foyer juif et un parti proche de la mouvance du Rabbin raciste Meir Kahane. Est-ce un signe de régression démocratique?

Ce qui est révoltant, ce n’est pas seulement le fait que le parti religieux Foyer juif, qui était respectable jusqu’ici, ait scellé une alliance avec un parti extrémiste et raciste proche de la mouvance kahaniste. C’est aussi, et surtout, le fait que Netanyahou ait été le parrain et le principal promoteur de ce pacte abject au nom du principe voulant que “la fin justifie les moyens”. Quand on est chef du gouvernement de l’État d’Israël, on ne peut pas tout se permettre. Cette alliance est tellement problématique que les dirigeants du Foyer juif ont annoncé qu’ils ont l’intention d’y mettre fin tout de suite après les élections. Ces derniers admettent qu’ils font avaler à leurs électeurs traditionnels une couleuvre bien difficile à ingurgiter. Je rappelle que dans le passé le Likoud et le Mafdal (l’ancien nom du parti Foyer juif) ont toujours rejeté vigoureusement le kahanisme. Chaque fois que le Rabbin Meir Kahane parlait à la Knesset, les députés du Likoud quittaient l’enceinte du parlement. Yitzhak Shamir, alors premier ministre et chef du Likoud, a fait voter une loi pour interdire à tout parti raciste de se présenter aux élections, ce qui a empêché celui du Rabbin Meir Kahane de briguer les suffrages des électeurs. En ouvrant la porte de la Knesset aux héritiers et aux disciples du Rabbin Kahane, Netanyahou trahit honteusement le legs idéologique du Likoud.