Un thriller haletant sur les services secrets israéliens

Dov Alfon (Assaf Matarasso photo)

Unité 8200 (Éditions Liana Levi, 2019) est un roman d’espionnage haletant qui vous donnera des frissons, et même le tournis.

Un “page-turner” qu’on n’arrive plus à lâcher dès qu’on entame sa lecture et qu’on dévore goulûment. Un tour de force littéraire impressionnant!

Son auteur: l’Israélien Dov Alfon, ancien officier du plus important service de renseignement de Tsahal, l’Unité 8200 (Yehida Shmone-Matayim), ancien rédacteur en chef du quotidien de gauche israélien Haaretz (il a été le premier Sépharade à occuper ce poste) et actuel correspondant en France de ce périodique.

Le livre est paru en anglais sous le titre A long Night in Paris (MacLehose Press Publisher).

Né en Tunisie, Dov Alfon a vécu en France jusqu’à l’âge de 11 ans. Il a fait son Aliya avec sa famille en 1972.

Unité 8200 est une plongée enivrante dans l’univers nébuleux de l’espionnage technologique.

Un passager israélien est victime d’un enlèvement à l’aéroport de Roissy, à Paris. Ses ravisseurs chinois s’aperçoivent vite qu’ils viennent de commettre une grande bourde car ils se sont trompés de cible. La machine implacable du crime organisé se détraque à la suite de cet incident. Un officier israélien de l’Unité 8200, Zeev Abadi, et son intrépide adjointe, la lieutenante Oriana Talmor, mènent l’enquête aux côtés d’un commissaire français acariâtre avec lequel ils ont maille à partir. D’autres services de renseignement étrangers ne tardent pas à rentrer dans la mêlée. Une course frénétique s’engage alors pour dénouer le nœud gordien de cet imbroglio politico-diplomatique…

Les droits télévisuels d’Unité 8200, best-seller international, ont été achetés par Keshet, la société qui a produit Hatufim, la célèbre télésérie israélienne ayant inspiré Homeland.

Dov Alfon nous a accordé une entrevue depuis Paris.

Comment est née l’idée de ce roman ?

C’est une idée à double tempo. En 1985, après avoir quitté définitivement l’Unité 8200, j’ai entamé des études en sociologie et en communication à l’Université hébraïque de Jérusalem. Je m’ennuyais terriblement dans les cours. Je n’ai pas terminé mes études universitaires. Pendant ces longues heures de cours, j’ai commencé à esquisser le libellé d’un roman dans le cahier à ligne de type américain que j’avais toujours avec moi. Je caressais alors l’idée d’écrire un roman comportant un côté satirique sur l’unité de renseignement de Tsahal au sein de laquelle je servais comme officier. J’avais 24 ans quand j’ai quitté celle-ci, mais j’ai continué, comme tous les Israéliens, à faire des périodes de réserve dans l’armée. J’ai écrit le premier chapitre de ce roman il y a plus de 30 ans. Mes engagements professionnels m’ont contraint à mettre en sourdine ce projet d’écriture.

Des années plus tard, alors que j’avais 40 ans, je l’ai repris pour entamer le deuxième chapitre. Mais j’ai vite compris que je n’étais pas encore mûr pour écrire un roman ayant comme cadre l’Unité de renseignement 8200 de Tsahal dont je connaissais assez intimement les rouages intérieurs. Alors, encore une fois, j’ai mis ce projet de roman de côté. Il y a 6 ans, quand j’ai quitté le poste de rédacteur en chef du Haaretz, j’ai pris une année sabbatique. Je suis parti à Rome avec mon épouse. Dans l’appartement d’un ami où nous séjournions j’ai réouvert le cahier américain dont je ne me suis jamais départi. Le déclic a été instantané. Cette fois je savais ce que je voulais raconter dans un roman: l’histoire de l’Israël d’aujourd’hui et des hommes politiques israéliens dont le comportement contraste fortement avec celui des leaders politiques de l’époque de David Ben Gourion ou de Menahem Begin. Des chefs d’État charismatiques et visionnaires qui ont profondément marqué l’histoire d’Israël. Je voulais évoquer dans ce livre les conséquences désatreuses d’une corruption qui a pénétré le système politique israélien. Ça a été le déclic déterminant qui m’a motivé à aller de l’avant avec ce projet littéraire.

Quelle est la part du vrai et du faux dans ce roman?

L’histoire que je relate dans ce roman est une fiction totale, par contre le mode opératoire de l’Unité 8200, les appareils de surveillance très sophistiqués utilisés par celle-ci dans lors de ses opérations, les lieux, les descriptions de base… correspondent totalement à la réalité. Pour l’édition française, un peu remaniée, je voulais expliquer ce qu’est réellement Israël, un pays comme les autres, mais où vivent des gens extrêmement intéressants.

L’Unité 8200 de Tsahal est-elle l’un des services de renseignement les plus efficaces du monde ?

Quand on compare le nombre d’opérateurs au sein de l’Unité 8200 et le budget fort limité de celle-ci aux moyens beaucoup plus importants dont disposent le National Security Agency (NSA) aux États-Unis ou le MI6 en Grande-Bretagne, l’Unité 8200 est certainement le meilleur service de renseignement du monde. Ça coule de source. Je l’ai entendu pas seulement de la part de spécialistes du renseignement israéliens mais aussi de la bouche de leurs homologues étrangers.

Difficile de classer votre livre dans un genre romanesque spécifique. Polar ou roman d’espionnage ?

C’est un roman hybride, mélange de roman policier et de roman d’espionnage. Techniquement, c’est un “police procedural” qui se déroule dans l’univers de l’espionnage. Ce n’est pas du tout un polar hyperlocal, à la mode ces dernières années. L’histoire d’un commissaire à la retraite dans un village islandais, ou dans une petite île suédoise, et on ne bougeait pas de ce périmètre. Ce sont des romans agréables à lire, je les lis aussi, mais le mien concerne plutôt la marche du monde de nos jours et la manière dont les services de renseignement opèrent dans un cadre mondialisé. J’ai donc dû décrire un système opératoire global, impliquant divers services de renseignement, et ses influences. C’est pour cela que l’histoire se déroule de Macao à Washington, en passant par Tel-Aviv, Paris…

Ce roman nous plonge brutalement dans l’univers de l’espionnage technologique. Nous sommes à mille lieux des récits d’espionnage conventionnels.

Je suis très étonné de constater que les romans d’espionnage qui sont publiés, et que je lis avec grand plaisir, concernent tous un mode d’espionnage appelé en anglais “Humint” (human intelligence), qui implique avant tout des agences de renseignement comme la CIA, le Mossad ou la DST (Direction de la Surveillance du Territoire). Dans le monde réel, ces services ne délivrent plus que 10 à 20 % des renseignements importants. Par exemple, en Israël, 80 % des renseignements militaires fondamentaux sont fournis par l’Unité 8200 par le truchement de systèmes technologiques très sophistiqués. Je suis surpris que les romans d’espionnage technologique soient si rares. Sur le plan romanesque, on table encore beaucoup sur le mode opératoire à la John le Carré. On prend en filature quelqu’un en le suivant derrière pas à pas. En 2019, ce type d’espionnage est ridicule. Désormais, on suit de près quelqu’un via son téléphone portable, la clé de sa voiture qui, à son insu, émet un petit signal chaque fois qu’il ouvre la porte, des milliers de caméras installées dans les rues, des satellites, des signes éloquents, comme sa façon de marcher, qu’on peut déceler par le truchement d’un satellite en orbite dans l’espace… C’est la procédure de l’espionnage technologique qui prédomine aujourd’hui. Un individu ne sera plus suivi de près, mais à une distance de 4 000 kilomètres ou plus. Il me semblait erroné d’écrire un roman ayant comme toile de fond le monde précédant l’émergence de l’espionnage technologique. C’est ce que j’ai voulu rectifier dans ce livre.

Vous a-t-on reproché de révéler dans ce roman des secrets inhérents au mode opératoire de l’Unité 8200?

Non, il n’y a rien dans ce livre que l’ennemi ne connaisse pas déjà. Le livre a eu une influence considérable en Israël. Pendant deux années consécutives, 2016 et 2017, il a trôné au sommet de la liste des best-sellers, catégorie “roman”. Quand on touche autant de lecteurs avec un livre, certains hommes politiques finissent par se demander pourquoi celui-ci suscite autant d’engouement chez les Israéliens? Un an après la parution de la version originale hébraïque du livre, des personnalités politiques, y compris la ministre de la Culture de l’époque, Miri Regev, ont trouvé bon de se poser des questions. Elles ne se sont pas demandé si dans ce roman je révélais trop de choses qui devraient demeurer secrètes sur l’Unité 8200. Elles savaient pertinemment que non puisque le livre avait été lu et relu par des anciens de l’Unité 8200. Donc, tout ce que je décris a une base très solide. La question que des politiciens se sont plutôt posée était de savoir si, par le biais d’un ton littéraire désinvolte, je ne noircissais pas trop les réalités sociologiques et politiques d’Israël? Il y a eu beaucoup d’articles à ce sujet qui ont suscité de vifs débats.

Ce roman est aussi une radioscopie sans concessions de l’Israël d’aujourd’hui.

Oui. Ce livre est une sorte de miroir tendu aux Israéliens. Je questionne la fidélité de ces derniers aux valeurs judéo-chrétiennes, qu’on peut aussi appeler “valeurs juives”. Chaque jour, un événement, ou un fait divers, disgracieux fait irruption dans le paysage journalistique israélien. De plus en plus, les lecteurs, ou les téléspectateurs, israéliens ont tendance à juger ces affaires hideuses par rapport à ce qu’ils considèrent être les intérêts nationaux d’Israël et non pas par rapport à l’éthique qui devrait régir leur comportement de citoyens. Par exemple, dernièrement, 12 jeunes Israéliens en vacances à Chypre ont été soupçonnés d’avoir violé collectivement une touriste britannique. Cette horrible histoire a fait la une de tous les journaux israéliens. Les autorités policières chypriotes n’ont pas pu prouver que cette femme britannique avait été victime d’un viol. Les suspects ont donc été libérés. Si cet incident s’était produit en Israël, ces jeunes hommes seraient aujourd’hui en prison car ils ont filmé la jeune femme qui les a accusés de viol sans son consentement. En Israël, la loi est catégorique sur ce point: on n’a pas le droit de filmer quelqu’un sans son aval. À leur retour en Israël, ces jeunes ont été accueillis à l’aéroport Ben Gourion comme des héros. Je peux comprendre le sentiment de soulagement suscité par le fait qu’ils ne soient pas en prison. Mais personne ne semble s’être posé de question sur leur éthique personnelle, sur les leçons de morale que leurs parents auraient dû leur inculquer. En Israël, ce type de réaction incongrue se produit quasiment chaque semaine.

Vous nous mettez en garde contre les conséquences ravageuses pour une société de la corruption qui sévit aussi dans les appareils gouvernementaux et même au sein de l’armée, Israël n’ayant pas été épargné par ce phénomène délétère.

Avant même qu’on ne connaisse l’histoire qui se faufile derrière l’intrigue, que je ne veux pas dévoiler, on explique au chef des renseignements de l’Unité 8200 qu’un officier a été limogé après avoir été reconnu coupable de détournement de fonds des caisses de l’armée. La réponse de son supérieur est plutôt déconcertante: “C’est vrai que c’est un acte de corruption, mais il n’est pas le seul à avoir triché avec les budgets”. On banalise ainsi la corruption. C’est un phénomène très dangereux dans une démocratie comme Israël. En France, où je suis depuis deux ans le correspondant du journal Haaretz, le même phénomène sévit aussi. Les hommes politiques se font attraper très rarement, mais quand ils sont pris la main dans le sac, ils se hâtent de donner des conférences de presse pour clamer qu’ils sont victimes d’une chasse aux sorcières. On entend aussi en France le même exutoire qu’en Israël: “C’est vrai qu’ils ont puisé dans les caisses de leur parti, du parlement ou de l’État, mais tout le monde le fait”. Ce type de réponse est inacceptable, particulièrement dans un petit pays comme Israël qui est supposé être un phare de lumière pour l’humanité. Ce phénomène m’horripile au plus haut point. Il est omniprésent dans le roman.

L’un des personnages principaux de votre roman, le colonel Zeev Abadi de l’Unité 8200, vous ressemble-t-il?

Il me ressemble par sa biographie. Né en Tunisie comme moi, il est désabusé par l’Israël dans lequel il vit et qu’il a de la difficulté parfois à reconnaître. Abadi a une biographie très juive. Né en Afrique, il a grandi en Europe et a fait toute sa carrière en Israël, qui est situé en Asie. Trois continents pour une seule vie, c’est ce que j’ai vécu aussi. Ses origines multiples l’incitent à porter un regard global qui lui permet de se poser des questions fondamentales sur l’avenir d’Israël et sur ce qu’il faudrait changer dans son pays. Il ne cesse aussi de se questionner sur les vrais motifs de certains ordres qu’il reçoit de ses supérieurs. Par contre, la lieutenante Oriana Talmor, qui est beaucoup plus jeune, une Sabra ashkénaze, fille de l’élite des Kibboutzim, ne se pose pas de telles questions. Idéologiquement, elle campe à droite. Non pas une droite colonialiste, mais une droite sécuritaire. Pour elle, Tsahal et les ordres militaires sont sacrés. Elle ne se pose pas de questions sur l’avenir du sionisme ou d’Israël. Le contraste entre ces deux personnages va provoquer des tensions qui sont une des règles de ce roman.

Vous attendiez-vous à ce que votre roman connaisse un aussi grand succès international ?

Pas du tout. Quand j’ai fini d’écrire ce livre, une amie israélienne, à qui j’avais soumis le manuscrit, m’a dit: “C’est un roman tellement israélien. Qui pourrait le comprendre hors d’Israël?” Le succès international de mon livre m’a fortement surpris et me laisse songeur. Les droits de traduction ont été acquis dans douze pays. Il a déjà été traduit en six langues. Il est en lice en Angleterre pour le prix Dagers, la plus importante distinction dans la littérature britannique primant un livre de suspense, et, en France, pour le prix Marianne et le grand prix de littérature policière, deux reconnaissances très importantes dans la catégorie “polar”. Le livre a reçu de bonnes critiques. Tout cela me motive beaucoup à écrire la suite d’Unité 8200.

Aujourd’hui, le journal Haaretz est perçu par une majorité d’Israéliens comme un périodique farouchement propalestinien et antisioniste. Ce regard décapant sur le média pour lequel vous travaillez vous dérange-t-il?

Le journal Haaretz a tendance à dire la vérité telle qu’elle est. Mais beaucoup d’Israéliens vivent dans une bulle remplie d’illusions. Ils sont résolument convaincus que les grands problèmes auxquels Israël fait face aujourd’hui, le conflit avec les Palestiniens, la crise sociale profonde qui affecte grandement les couches les plus défavorisées… ne sont que des broutilles, des soucis marginaux. Même pour certains ils n’existent pas. Or, le Haaretz a la fâcheuse tendance, comme beaucoup de d’autres journaux, à dire la vérité toute crue. Fondé en 1919, ce journal fête cette année son centenaire. Il est le plus ancien quotidien en langue hébraïque. Je suis le rédacteur responsable du magazine et des suppléments spéciaux que le Haaretz publiera pour souligner ses 100 ans.