Un débat animé sur la loi 21 sur la laïcité au Québec

De gauche à droite : Dave Dadoun, coprésident du Festival Sefarad de Montréal (FSM), le juriste Julius Grey, l’essayiste Mathieu Bock-Côté, la psychologue Rachida Azdouz, l’historien Georges Bensoussan, Mélanie Loisel, animatrice du panel, et Geneviève Busbib, coprésidente du FSM. (Roland Harari photo)

“Je ne suis pas du tout en faveur du multiculturalisme canadien, mais je pense que la laïcité telle que présentée dans la loi sur la laïcité de l’État québécois a pour effet d’empêcher l’intégration et d’exclure davantage. La loi 21 est le symbole d’une intégration farouche. Ce qui est vraiment dangereux dans cette exclusion, c’est qu’on attaque les plus vulnérables : les immigrants récents, les femmes musulmanes qui subissent parfois des pressions dans leur famille et qui ne savent pas qu’on peut vivre différemment au Québec… C’est une loi mesquine.”

L’éminent juriste Julius Grey, dont les plaidoiries et les victoires éclatantes devant la Cour suprême du Canada feront date dans les annales juridiques canadiennes — les affaires du port du Kirpan (cas Gurbaj Singh Multani, en 2006) et de la Soukah (cas Moïse Amselem, en 2004) —, estime que la loi 21, qu’il s’apprête à contester devant les tribunaux, porte sérieusement atteinte à la liberté de religion et de conscience d’une personne.

“Dire à des jeunes femmes musulmanes qui portent le hijab qu’elles ne peuvent pas travailler dans les garderies et les écoles, où elles ont toujours œuvré, c’est les exclure. Elles vont partir vivre en Ontario ou ailleurs. Résultat piteux: elles ne seront pas intégrées. Dire aux jeunes sikhs, qui ont toujours travaillé dans la police et dans l’armée, que ces métiers ne leur seront plus accessibles parce qu’ils portent un turban, c’est les exclure de l’intégration. Forcer la conscience des gens, c’est les placer dans une deuxième classe de citoyens permanente”, a expliqué Julius Grey au cours d’un panel-débat consacré à la laïcité au Québec et en France qui s’est tenu lors du Festival Sefarad de Montréal.

Les autres panélistes invités étaient: le sociologue, essayiste et chroniqueur politique Mathieu Bock-Côté, la psychologue et spécialiste des relations interculturelles Rachida Azdouz et l’historien français Georges Bensoussan.

De gauche à droite : Mélanie Loisel, animatrice du panel, le juriste Julius Grey, la psychologue Rachida Azdouz et l’historien Georges Bensoussan. (Roland Harari photo)

Cette table ronde, intitulée “La laïcité un écueil ou un atout pour le vivre-ensemble ?”, a été animée par l’écrivaine Mélanie Loisel.

Pour Mathieu Bock-Côté, la loi 21 a aussi une finalité politique.

“Les Québécois ont trouvé dans la laïcité le principe qui leur permet désormais d’affirmer qu’ils ont un autre modèle d’intégration, une autre manière de gérer la diversité, une autre manière d’intégrer les nouveaux arrivants, une autre conception de l’espace public. À travers le concept de laïcité, les Québécois ont trouvé l’occasion de réaffirmer leur aspiration nationale. La loi 21 n’a pas été accueillie seulement comme une loi sur la laïcité définissant un code vestimentaire pour les fonctionnaires de l’État en situation d’autorité, mais aussi comme une victoire nationale. C’est la première fois depuis 1995 que les Québécois affirment leur différence dans un Canada qui censure encore aujourd’hui leur identité.”

À travers la laïcité, les Québécois peuvent désormais exprimer leur singularité identitaire dans l’espace politique et social canadien, a rappelé Mathieu Bock-Côté.

“Le combat québécois pour la laïcité est aussi un combat national pour l’affirmation de la différence québécoise. Massivement appuyée au Québec, et plus largement dans le Québec francophone, la loi 21 gagnera très rapidement une portée symbolique équivalente à la loi 101. Et puisque le régime fédéral canadien a commencé à torpiller cette loi, à la “gruyériser” comme il l’a fait avec la loi 101, un gruyère dont il ne reste que des trous, il est fort possible que la loi 21 porte en elle la possibilité de déclencher une nouvelle crise constitutionnelle Canada-Québec. D’une telle crise pourrait renaître la véritable manière d’affirmer l’aspiration nationale québécoise: l’indépendance politique.”

Julius Grey partage entièrement des pans de l’analyse de Mathieu Bock-Côté sur la question de la laïcité.

“J’ai énormément de respect pour Mathieu Bock-Côté. Sur la question de la laïcité, il dit la même chose que moi, à savoir que celle-ci n’est pas l’expression d’un désir d’avoir un espace laïc, mais qu’elle fait partie intégrante du nationalisme canadien-français, qu’on l’aime ou non. Je pense que le Québec est une nation. Je suis en désaccord avec le multiculturalisme canadien, mais j’estime que l’affirmation de la laïcité dans le contexte actuel fait partie des gestes anti-immigrants, de la tentative de réduire les services en anglais et d’une certaine forme de nationalisme qui n’a pas comme but la laïcité dans l’espace public, mais le retour vers une confrontation constitutionnelle Canada-Québec. L’analyse de Mathieu Bock-Côté est brillante quoi que biaisée.”

La psychologue Rachida Azdouz et l’historien Georges Bensoussan lors du débat sur la laïcité au Québec et en France. (Roland Harari photo)

Pour Rachida Azdouz, la laïcité n’est pas une “potion magique” susceptible de régler tous les problèmes socio-identitaires auxquels les Québécois sont confrontés aujourd’hui.

“Le problème aujourd’hui au Québec, c’est que la loi 21 prétend résoudre les problèmes relatifs à l’intégration des immigrants, aux accommodements raisonnables, à l’orthodoxie religieuse, … Ça ressemble à des poupées russes. Ce n’est pas ça la laïcité. Celle-ci est un instrument d’apaisement. La laïcité, c’est le plus petit dénominateur commun pour vivre ensemble, c’est la liberté de conscience des individus et la neutralité de l’État. Mais, comme on est en train d’en faire une panacée pour résoudre tous nos problèmes, on ne règle rien.”

Rachida Azdouz déplore que deux débats distincts, mais néanmoins étroitement liés, aient cours actuellement au Québec: le débat sur l’immigration et l’intégration des immigrants et le débat sur la laïcité.

“Dès que le projet de loi sur la laïcité de l’État québécois a été promulgué, le gouvernement de la CAQ a adopté des mesures extrêmement contraignantes, qui vont à l’encontre du bon sens, en matière d’immigration. C’est ça qui rend les choses très difficiles. Empêcher des étudiants venus au Québec pour obtenir des baccalauréats et des doctorats de rester alors qu’ils sont francisés, et qu’ils ont peut-être plus de chance d’être laïcs que d’autres, c’est suicidaire pour un gouvernement qui vient d’adopter une loi sur la laïcité. Cette confusion entre le débat sur l’intégration des immigrants et le débat sur la laïcité est complètement contreproductive. Ajoutons à cela le débat inexistant sur l’intégrisme et le radicalisme religieux. S’il y a un problème de radicalisme et d’intégrisme, il faut le dire et le régler. Mais ce n’est pas la laïcité qui le réglera.”

Georges Bensoussan a expliqué les principaux tenants et enjeux de la laïcité dans la France de 2019.

“En France, le débat sur la laïcité, c’est un cache-sexe sur la place de l’islam. Ce qui obsède la société française aujourd’hui, et qui est une véritable ligne de fracture, ce n’est pas l’islamisme, ni le communautarisme, ni le djihadisme, c’est la place de l’islam. On le voit dans le débat actuel: est-ce que les mères voilées ont le droit ou non de participer aux sorties scolaires? La France entière s’est enflammée pour ce débat qui est quand même secondaire, dérisoire. Ça signifie qu’il y a un non-dit en France qui est terrible: le non-dit de la place de l’islam dans la société française.”