“La France n’a pas d’indulgence pour l’antisémitisme”

Alain Finkielkraut (F.Mantovani/Éditions Gallimard photo)

“La France n’a pas d’indulgence pour l’antisémitisme, mais certaines de ses institutions sont gênées quand il s’agit de punir des antisémites venus d’ailleurs”, nous a dit Alain Finkielkraut au cours d’une entrevue qu’il nous a accordée depuis son domicile, à Paris.

Philosophe, écrivain, membre de l’Académie française, ancien professeur de philosophie à la prestigieuse École Polytechnique de Paris, producteur et animateur, depuis 30 ans, de l’émission de radio hebdomadaire de débats d’idées, Répliques, diffusée sur France Culture, Alain Finkielkraut est l’un des plus importants intellectuels français de sa génération.

Il a publié l’automne dernier À la première personne (Éditions Gallimard).

Un livre autobiographique percutant dans lequel il relate les principales étapes de son parcours intellectuel. Il revient sur des problématiques, certaines toujours d’une brûlante actualité, et les événements majeurs qui ont motivé ses engagements: la révolte de mai 68, l’antisémitisme, le racisme, la mémoire de la Shoah, le négationnisme, la réprobation d’Israël, la question identitaire, le multiculturalisme, l’avenir de la langue française…

Habitué des propos polémiques, ce brillant penseur continue à décrypter les tendances et les travers de notre époque avec un franc-parler décapant et une approche analytique iconoclaste.

Ces dernières années, il y a eu un regain important de l’antisémitisme en France. Certains reprochent à la justice française de faire preuve de laxisme lorsqu’il s’agit de sanctionner les auteurs d’actes antisémites. La récente décision prise par la cour d’appel de Paris de ne pas juger Kobili Traoré, le meurtrier de Sarah Halimi, au motif qu’il serait irresponsable pénalement, a suscité un tollé. Alain Soral et Dieudonné, condamnés à des peines d’emprisonnement ferme pour propos antisémites, sont toujours en liberté…

Il ne s’agit pas d’enfermer Alain Soral et Dieudonné, mais de contrer du mieux qu’on peut leur propagande infecte. Quant à la décision prise par la cour d’appel de Paris de ne pas juger le meurtrier de Sarah Halimi, parce qu’il a été déclaré irresponsable pénalement, elle m’a consterné. Kobili Traoré, qui a peut-être fait un usage immodéré du cannabis, n’est pas allé tuer n’importe qui. Il est allé assassiner une voisine juive. Il a perpétré ce crime crapuleux après un séjour prolongé dans une “mosquée radicalisée”, comme on dit aujourd’hui. Il n’a aucun antécédent psychiatrique, donc on ne pourra même pas l’enfermer dans un asile. Un procès s’imposait, mais j’ai hélas le sentiment que la justice hésite à s’exercer sur ceux qu’on considère comme des déshérités ou des victimes du racisme. La France n’a pas d’indulgence pour l’antisémitisme, mais certaines de ses institutions sont gênées quand il s’agit de punir des antisémites venus d’ailleurs. C’est ça le véritable problème. Je reste sidéré par la décision de la chambre de l’instruction, d’autant plus que si des psychiatres ont estimé que le discernement de cet homme avait été aboli lors de l’assassinat de Sarah Halimi, un autre psychiatre a conclu que son discernement avait été altéré mais qu’il pouvait encourir un procès. Je pense que c’est l’avis de ce dernier psychiatre qu’il aurait fallu suivre, ne fût-ce que pour comprendre ce qui est arrivé: pourquoi Kobili Traoré a-t-il choisi cette victime? Ce procès aurait mis en lumière un antisémitisme répandu aujourd’hui dans les quartiers populaires. Ce n’est pas l’antisémitisme en général qu’on se refuse de voir, c’est cet antisémitisme-là.

À la première personne est-il votre livre le plus personnel depuis la publication, il y a 40 ans, du Juif imaginaire?

En effet, c’est un livre très personnel, mais comme je l’explique dans la préface, il ne s’agit pas d’une confession, j’essaye simplement de retracer mon itinéraire, de faire un inventaire avant disparition. Mais je ne veux pas pour autant énoncer une vérité qui serait purement subjective. J’essaye de dire ce qui me semble vrai et aussi de chercher à comprendre comment je suis arrivé à la réflexion qui est aujourd’hui la mienne. 

Ce livre est-il aussi une réponse frontale à vos détracteurs qui ne cessent de vous affubler d’épithètes inamicales pour vous disqualifier ?

Réponse frontale, non, mais j’avais en tête évidemment les épithètes peu aimables dont je suis l’objet, notamment celle de “réactionnaire”. J’ai voulu réfléchir à cette accusation et tâché d’y répondre. Depuis quelque temps, nous assistons à un véritable raidissement de la vie intellectuelle. En effet, la démocratie devrait être la scène où l’on échange des arguments; “c’est le régime le plus bavard de tous”, disait Hannah Arendt. C’est la décision de reposer sur une délibération collective. Mais, de plus en plus, la démocratie est conçue comme une sorte de processus, de mouvement vers l’émancipation, ce que Alexis de Tocqueville appelait l’”égalisation des conditions”. On considère désormais que tous ceux qui ne suivent pas ce mouvement sont des obstacles et non des interrupteurs. On nous dit que si on a une vision historique de la démocratie, celle-ci risque de devenir une forme de despotisme. Voilà la réflexion à laquelle j’ai été conduit par le développement des listes noires en France depuis la publication, en 2002, du libelle de Daniel Lindenberg, Le rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires. Très souvent, dans la presse et les magazines bien-pensants, des listes noires sont dressées. Elles sont périodiquement remises à jour. J’ai l’honneur de figurer sur toutes parce que le mouvement dans lequel nous sommes embarqués m’inspire quelques inquiétudes.

LIRE AUSSI: “LA HAINE DES JUIFS S’EXPRIME DANS LA LANGUE DE L’ANTIRACISME”

Dans le chapitre intitulé L’interminable question juive, vous racontez qu’après la publication, en 1980, de votre livre Le Juif imaginaire vous étiez résolument convaincu d’avoir dit tout ce que vous aviez à dire sur la question juive. Mais vous avez vite renoué avec celle-ci quand vous avez découvert, effaré, le négationnisme de la Shoah. Quarante ans plus tard, très nombreux sont ceux qui estiment que ce phénomène est aujourd’hui marginal. Vous ne partagez pas du tout cette opinion considérant, au contraire, qu’”on aurait tort de crier victoire car le négationnisme n’est pas mort”, cette idéologie antisémite continuant à proliférer sur Internet, en terre d’islam…

Le négationnisme n’est qu’une des modalités, la maladie extrême, d’un mouvement très général: le retournement de la Shoah contre les Juifs. En effet, certains vont jusqu’à accuser les Juifs d’”avoir créé de toutes pièces la fake news de la Shoah” pour s’assurer la compassion générale et renforcer ainsi leur pouvoir. D’autres ne vont pas aussi loin, ils se contentent de dénoncer l’”instrumentalisation de la Shoah”. C’est ce que fait Norman Finkelstein dans son livre L’industrie de l’Holocauste, préfacé en France par Rony Brauman. Finkelstein explique que la Shoah a certes eu lieu, mais qu’une véritable entreprise de racket s’est mise en place à la faveur de cette abominable tragédie pour faire payer les nations et justifier les exactions commises par l’État d’Israël. Certains vont même jusqu’à dire que ces exactions sont en elles-mêmes un nouvel Holocauste. C’était le cas du prix Nobel de littérature portugais, feu José Saramago. C’est tout cet ensemble de phénomènes que j’essaye d’analyser parce que ceux-ci m’inquiètent beaucoup. Ils concourent à délégitimer Israël, à mettre en cause non plus seulement sa politique, mais son existence même, son “existence criminelle”, et à faire de l’antisémitisme non plus un racisme comme un autre, ou pire qu’un autre, mais une modalité de l’antiracisme. Je rappelle dans le livre que “sale Juif!”, c’était moralement ignoble, mais qu’aujourd’hui “sale raciste!”, c’est ignoblement moral. C’est la figure de l’antisémitisme contemporain.

Tout en réitérant votre profonde fidélité à l’égard d’Israël, vous êtes très critique à l’endroit de la politique menée par le gouvernement de Benyamin Netanyahou, particulièrement dans les territoires palestiniens de Cisjordanie. Vous citez à ce propos un passage d’une lettre ouverte adressée, en 1980, par le grand historien israélien Jacob L. Talmon à l’ancien premier ministre d’Israël, Menahem Begin: “De nos jours, le seul moyen d’aboutir à une coexistence entre les peuples est, bien que cela puisse paraître ironique et décevant, de les dissocier”. Vous souscrivez pleinement à cette position défendue par Jacob L. Talmon.

Cette lettre ouverte de Jacob L. Talmon à Menahem Begin, publiée le 30 mars 1980 dans le journal israélien Haaretz, m’avait beaucoup frappé. Elle m’avait incité à écrire dans la revue Le Débat un article intitulé “Israël la déchirure”, où je faisais apparaître le clivage interne à Israël entre les partisans d’une paix de compromis et les partisans de l’annexion des territoires palestiniens. Je crois que nous en sommes encore là. Le statu quo est un pourrissement. Je ne sous-estime pas la responsabilité des Palestiniens dans la situation actuelle. L’ancien ministre des Affaires étrangères d’Israël, Abba Eban, disait que “les Palestiniens ne manquaient jamais une occasion de manquer une occasion”. Cet aphorisme reste vrai. En 2005, lorsque Ariel Sharon a décidé du retrait unilatéral d’Israël de la bande de Gaza, il appartenait aux Palestiniens, qui régnaient désormais sur cette portion libérée de leur territoire, de s’appliquer à assurer une vie décente à leurs administrés et de faire fructifier les colonies que les Israéliens leur avaient laissées. Ils ont fait tout le contraire: les Palestiniens croupissent dans la misère. Les dirigeants palestiniens ont obligé les Israéliens à pratiquer le blocus de Gaza puisqu’ils ont choisi la voie de la confrontation perpétuelle. Cela a considérablement affaibli le camp de la paix en Israël. On n’entend presque plus Shalom Arshav. On entend par contre les Commanders for Israel’s Security, un regroupement de 286 généraux à la retraite de l’armée israélienne, du Mossad, du Shin Bet, des services de sécurité intérieure qui préconisent un “gouvernement de séparation nationale”. Ils ont retrouvé les accents de Jacob L. Talmon. En dépit du fait qu’Israël n’a pas un partenaire palestinien pour la paix, ces généraux prônent la séparation immédiate entre les Israéliens et les Palestiniens. L’alternative à cette option: un État d’Israël où les Juifs risqueraient de devenir minoritaires, ou quasi minoritaires. Or, un État juif où il y aurait 50 % d’Arabes ne serait plus un État juif. C’est la raison pour laquelle le grand écrivain israélien, feu Amos Oz, avait dit du dernier gouvernement Netanyahou que c’était “le gouvernement le plus antisioniste de l’histoire d’Israël”. Voilà pourquoi je ne me résigne pas à la situation actuelle. Ce qui m’oblige à me battre sur deux fronts: contre la délégitimation d’Israël, comme je l’écrivais déjà en 1982 dans un livre intitulé La réprobation d’Israël, et pour une autre politique israélienne en ce qui a trait à la question des territoires palestiniens.

Dans son dernier livre, L’empire du politiquement correct, le sociologue et essayiste québécois Mathieu Bock-Côté explique à quel point en France, et dans d’autres pays occidentaux, dont le Canada, il est de plus en plus difficile de débattre sereinement et avec franchise de l’épineuse question de l’identité nationale sans être qualifié d’”islamophobe”, de “raciste” ou d’”anti-immigrant”. Je suppose que vous partagez le point de vue de Mathieu Bock-Côté sur cette question des plus sensibles.

Mathieu Bock-Côté a parfaitement raison. Aujourd’hui, en France, l’idée même d’une identité française est très mal vue, comme si parler en ces termes, c’était renouer avec nos vieux démons, se crisper sur notre petit pré carré et faire preuve de xénophobie, d’hostilité à l’égard des étrangers. Or, force est de constater que ce qui prévaut aujourd’hui en France, c’est une francophobie de plus en plus féroce et de plus en plus ostensible. La vraie question qui se pose aujourd’hui est: la France et toute l’Europe pourront-elles persévérer dans leur être ou sommes-nous condamnés à voir nos nations se transformer en sociétés multiculturelles, avec pour conséquence non pas un vivre-ensemble dans la diversité mais le séparatisme, voire la sécession, d’une frange toujours plus nombreuse de la population?

Nombreux sont ceux qui vous reprochent d’être un “nostalgique invétéré”. Ce grief vous exaspère-t-il?

Je trouve qu’il y a quelque chose de barbare à vouloir criminaliser la nostalgie. Celle-ci est un sentiment humain tout à fait légitime. Mais, je crois aussi que moins notre présent est aimable, plus il exige de nous de l’aimer. Aujourd’hui, tout regard en arrière est considéré comme une trahison. Notre époque n’aime pas qu’on la compare aux époques antérieures parce que sans doute sait-elle au fond d’elle-même que cette comparaison ne jouerait pas en sa faveur.

Dans le chapitre consacré à votre entrée à l’Académie française, vous vous questionnez sur l’avenir de la langue française. La pérennité de celle-ci est un enjeu qui vous taraude.

Absolument. Aujourd’hui, la langue française est menacée par la globalisation, non pas par l’anglais, mais par le globish — une version simplifiée et appauvrie de l’anglais. Le français est aussi menacé par l’attitude adoptée à son endroit par ses locuteurs. La langue française est de moins en moins perçue comme l’un des socles fondamentaux d’une civilisation et de plus en plus considérée comme un pur instrument, une fonction. On parle mal une langue que l’on a cessé d’aimer. Je ne sais pas si nous pourrons renouer avec l’amour de la langue française, mais je constate avec tristesse que le lien qui nous unissait à celle-ci s’est défait. Seule l’école pourra renouer ce lien.

Le 12 décembre dernier, vous avez prononcé à l’Académie française un discours très remarqué sur la vertu et le nouvel ordre moral. Quelques jours auparavant, vous avez été virulemment pris à parti par des féministes lors d’un débat à la télévision sur la liberté d’expression et d’opinion. On vous a accusé de “banaliser le viol et les agressions sexuelles commises contre les femmes”. Regrettez-vous d’avoir répondu sur le mode ironique à cette accusation grave?

J’étais moins affecté qu’atterré par ma dernière mésaventure. On m’a accusé de faire l’apologie du viol du fait de mon soutien au cinéaste Roman Polanski. J’ai répondu à cette accusation monstrueuse par la surenchère ironique: “Oui, bien sûr, je viole mon épouse tous les soirs…”    

   Le lendemain de ma participation à ce débat, j’ai appris avec stupéfaction que le Parti socialiste avait saisi le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), que des députés du parti La France insoumise avaient fait un signalement au procureur de la République et qu’une pétition avait été adressée à Radio France réclamant l’arrêt immédiat de mon émission hebdomadaire Répliques. Je suis tombé des nues. Je me suis alors dit que si l’ironie n’est plus perçue, cela voudrait dire que nous avons perdu le contact, le lien, avec notre propre héritage.

  Après tout, le chapitre “De l’esclavage des Nègres” du livre De l’esprit des lois de Montesquieu est écrit tout entier au second degré. “Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête; et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre”, écrit Montesquieu dans ce texte d’une immense ironie qui a pour but de dénoncer la monstruosité de l’esclavage des Noirs. Pourtant, aujourd’hui, dans certains quartiers, on s’abstient de lire ce chapitre d’un livre majeur de Montesquieu de peur de provoquer des réactions hostiles. Le second degré, l’ironie, est de moins en moins compris.

   D’autres ont reconnu que je ne parlais pas sérieusement et que mon coming out extravagant ne devait pas être pris au pied de la lettre, mais c’était pour ajouter aussitôt “qu’on ne rigole pas avec ces choses-là”. C’est une autre attaque, plus policée celle-ci, contre l’humour.

Vous considérez-vous victime d’une censure de la pensée?

Comme je vous l’ai dit précédemment, il règne aujourd’hui en France une vision de la démocratie comme étant la libération continue des hommes et des femmes. Tous ceux qui regardent nostalgiquement en arrière, qui ne sont pas assez respectueux des dogmes du jour, sont accablés de sarcasmes par les humoristes d’après-l’humour. Désormais, toute plaisanterie non conforme à ce modèle déposé est passible de poursuites. Voilà le monde dans lequel nous vivons, voilà l’ordre moral qui s’installe sous le nom de “politiquement correct”. Cependant, il ne faut pas confondre cet ordre moral avec celui qui l’a précédé, celui de la bourgeoisie victorienne, car ce qui l’inspire ce n’est pas l’idéal aseptique, mais l’idéal égalitaire. On fait la chasse aux dominants un peu partout, et il nous revient de nous mettre au garde-à-vous. Cet ordre moral sera peut-être beaucoup plus difficile à vaincre que l’ancien parce que l’idéal d’égalité, nous l’avons tous chevillé au corps. Il sera donc plus difficile de combattre l’égalité devenue folle que de combattre une métaphysique punissant le péché de la chair. La nouvelle vertu va nous donner du fil à retordre.

Envisagez-vous avec optimisme ou pessimisme l’avenir de la France?

Bien difficile de répondre à cette question. Bernanos disait que l’”optimiste est un imbécile heureux et le pessimiste un imbécile malheureux”. On ne peut pas prévoir  l’avenir, il est infigurable. J’ai quand même quelques raisons d’être inquiet parce que le changement démographique en Europe et en France risque de se poursuivre, donc la fracture que nous connaissons déjà va sans doute s’aggraver. Comment comptons-nous y répondre? Serons-nous capables au moins de regarder la réalité en face? Des médias continueront-ils à nous faire vivre dans un monde mensonger et irréel? Voilà les questions que je me pose. J’espère qu’un sursaut aura lieu et que par désespoir de cause nous ne confierons pas notre destin à des partis politiques infréquentables.