‘Beaufort’ une dure radioscopie de Tsahal

PARIS — Beaufort est un puissant et bouleversant roman sur la guerre et les états d’âme de jeunes soldats de Tsahal. Son auteur, Ron Leshem, un jeune journaliste israélien de 32 ans, ancien reporter au grand quotidien de Tel-Aviv Yediot Aharonot, dirige aujourd’hui les programmes de la deuxième chaîne de la télévision israélienne.

Beaufort, le premier roman de Ron Leshem -la version française de ce livre a été publiée ce printemps aux Éditions du Seuil-, a raflé le prestigieux Prix littéraire israélien Sapi -l’équivalent du Prix Goncourt français- et s’est vendu en Israël à 150000 exemplaires -ce qui correspondrait en France à 1.3 millions d’exemplaires. Adapté au cinéma par le réalisateur israélien Joseph Cedar, ce film très poignant a été, en 2007, couronné par un Ours d’Argent au Festival de Berlin et en nomination aux Oscars dans la catégorie “Meilleur film étranger”.

Nous avons rencontré Ron Leshem au dernier Salon du Livre de Paris, où la littérature israélienne était à l’honneur.

Beaufort raconte l’histoire d’un groupe de très jeunes soldats israéliens dans une citadelle médiévale du Sud-Liban, Beaufort, juste avant que Tsahal l’abandonne en 2000, après une occupation de dix-huit ans.

C’est Liraz Liberti, un officier de 22 ans, Sépharade et mauvaise tête, caïd et nounou d’un commando dont les membres ont 19 ans d’âge moyen, qui tient le journal de cette dernière année: la tension, la haine, l’amitié fusionnelle, le sadisme, la peur, le tragique de la guerre, la claustrophobie de la vie de garnison…

En infiltrant son lecteur dans cette position tenue par l’armée israélienne en 1982, pendant la guerre du Liban, Ron Leshem ne relate pas seulement la vie quotidienne d’un groupe d’individus mis en demeure d’attaquer pour survivre. Il saisit aussi, à travers cette escouade de très jeunes soldats confrontés à leur premier feu, quelques-unes des singularités qui font la richesse et la complexité de la société israélienne.

En octobre 2000, Ron Leshem est envoyé par son journal à la bande de Gaza pour écrire un reportage sur la deuxième Intifada. Il rencontre un jeune officier de Tsahal qui lui raconte ce que fut sa vie dans sa garnison précédente, à Beaufort, en plein Liban-Sud.

“Quand il m’a raconté ce qu’il avait vécu là-bas, je l’ai installé dans un hôtel de Tel-Aviv, je l’ai interrogé non-stop pendant quatre jours, et j’ai enregistré son histoire effarante. Ensuite, j’ai fait de même avec tous les hommes de son unité, puis avec d’autres, qui étaient dans des avant-postes du même type que Beaufort. J’ai aussi retranscrit des centaines d’heures de bandes vidéo qu’ils avaient réalisées eux-mêmes, car ils n’avaient pas grand-chose d’autre à faire dans ce bled perdu du Sud-Liban”, relate Ron Leshem.

Quand Tsahal a envoyé ces jeunes  recrues à Beaufort en 1999, il leur a donné une consigne très stricte: “L’opinion publique israélienne ne supporterait pas une victime supplémentaire au Sud-Liban. Essayez-donc de ne pas mourir, et attendez patiemment le jour du retrait”.

“Ces soldats ont attendu très patiemment, alors qu’ils savaient que leur présence n’avait plus une importance déterminante pour la sécurité d’Israël car le Premier ministre de l’époque, Ehoud Barak, ne cessait de répéter que la présence de Tsahal au Sud-Liban pendant dix-huit ans avait été une grande erreur et qu’il fallait urgemment sortir de ce bourbier. Pourtant, ces jeunes soldats ont quand même été envoyés garder  la citadelle de Beaufort pendant un an, à s’emmerder… De quoi décourager un bataillon entier!”

Durant son service militaire, Ron Leshem a été affecté à une unité de renseignement au ministère de la Défense d’Israël.

“Je n’ai jamais porté l’uniforme. C’est ce qui explique sans doute mon attirance pour l’histoire de Beaufort. L’unité de renseignement pour laquelle je travaillais était très impliquée dans les pourparlers de paix, intenses à l’époque. J’étais en poste à Tel-Aviv. Mon boulot -une vraie corvée de fonctionnaire!- consistait à lire toutes sortes de matériels: communiqués de presse, articles de journaux… pour  soumettre ensuite à nos négociateurs le plus d’éléments possibles, susceptibles de les aider dans leur tâche.”

Ron Leshem a décidé d’écrire le roman Beaufort parce qu’après avoir consigné les récits de ces jeunes soldats de Tsahal désarçonnés, il a réalisé qu’il ne savait rien, ni ne connaissait rien de ce qu’est réellement la guerre.

“J’étais furieux contre moi-même. Pendant que j’avais toute la journée le cul assis sur une chaise branlante, des jeunes de mon âge étaient tués au front. Je me suis alors dit: “Nous vivons au coeur d’Israël, sans nous préoccuper le moindre du monde de ceux qui se battent pour nous”.”

Il a écrit Beaufort  pour poser frontalement une question sociale qui interpelle aujourd’hui avec force tous les Israéliens: “ Qui envoyons-nous mourir pour nous?”

La réponse de Ron Leshem à cette question lancinante est fort troublante: “Tout le monde ne va pas au combat en Israël, lance-t-il avec une pointe de désarroi. Autrefois, tous les jeunes Israéliens allaient à l’armée. Tsahal était alors une grande source d’orgueil et l’institution la plus égalitaire du pays. Un formidable melting-pot, dont nous étions tous très fiers. Cette époque est révolue. Désormais, comme tous les pays du monde, nous envoyons au front les plus pauvres, surtout les Sépharades aux abois du Néguev dont les parents n’ont connu que le chômage et la misère sociale la plus crasse, les nouveaux olim de Russie et d’Éthiopie et les nationalistes religieux, qui sont parmi les derniers Israéliens à croire viscéralement en l’armée pour des raisons idéologiques.”

D’après Ron Leshem, la plupart des jeunes qui ont grandi et vivent à Tel-Aviv ne font plus l’armée.

“30% des jeunes gens âgés de 18 ans ne vont pas à l’armée. Ils trouvent une excuse ou une combine pour y échapper. Plus on appartient à la classe sociale aisée, plus on a de chances de ne pas se retrouver  un jour sur la ligne de feu. Tsahal fait des campagnes pour essayer de contrer ce phénomène pernicieux et inédit dans l’histoire d’Israël.”

C’est ce qui explique, poursuit Ron Leshem, le débat houleux qui a cours actuellement en Israël sur l’avenir de Tsahal.

“Depuis la désastreuse guerre au Liban de l’été 2006, beaucoup d’Israéliens souhaitent que Tsahal devienne une armée constituée majoritairement de soldats professionnels et non de soldats conscrits. Notre dernière aventure libanaise nous a cruellement rappelé que les conscrits de Tsahal sont des amateurs très mal entraînés, supervisés, conseillés et équipés. Nous sommes ainsi devenus la risée du monde entier. Une poignée de miliciens aguerris du Hezbollah nous ont montré avec arrogance ce qu’est se battre! Il faut absolument que Tsahal arrête de perdre ses galons et ses plumes!”

Roman sur l’homme, sur les      hommes, Beaufort est aussi un roman sur la langue. Ron Leshem a restitué dans toute sa quotidienneté, sa simplicité vulgaire et concrète, l’argot troufion d’un bataillon constitué de jeunes recrues de Tsahal.

Quelques exemples: un houmous, c’est un soldat stupide; un Arabe, c’en est un qui l’est encore plus; un Sioniste, c’est un crâneur; un journaliste; c’est un Ashkénaze bidonneur…

“Un langage qui vaut pour Tsahal, mais aussi pour les autres armées du monde”, dit Ron Leshem.

Un argot bidasse fort habilement restitué en français par l’excellent traducteur de ce livre, le journaliste Jean-Luc Allouche.


In an interview during the Salon du Livre de Paris, Israeli journalist Ron Leshem discusses his first novel, Beaufort, about a troupe of young Israeli soldiers posted in southern Lebanon.