David Albahari un écrivain Serbe au Canada

Un des plus importants romanciers et nouvellistes de langue serbe, David Albahari, esquisse un sourire sincère empreint de tristesse lorsqu’il évoque le jour où il devint citoyen Canadien.

C’était un doux matin printanier de 1999. La veille, les avions de l’OTAN venaient de bombarder pour la première fois Belgrade. Les Balkans étaient encore une fois embrasés par une guerre fratricide. L’allégresse que ce néo-Canadien aurait dû éprouver ce jour-là céda vite la place à une étourdissante sensation d’angoisse et de mélancolie.

“Ce fut une des journées les plus tristes de ma vie. Je me sentais totalement impuissant face à ce drame. Une lourde contradiction me taraudait: payer des impôts au gouvernement canadien pour financer le bombardement de ma propre maison à Belgrade. La vie… comme l’Histoire… est souvent bien ironique! Je comprenais très bien les raisons qui avaient contraint le Canada à se joindre à la coalition militaire mise sur pied par l’OTAN pour contrecarrer les desseins belliqueux de Slobodan Milosevic. Pourtant, ce jour-là, je ne pensais qu’à mes compatriotes innocents qui subissaient les foudres des attaques destructrices des Alliés occidentaux… et à mon appartement de Zemun, que je n’ai jamais vendu ni loué”, raconte en entrevue cet écrivain Juif serbe né en 1948 à Pec, une bourgade du Kosovo, dans une famille Sépharade parlant le serbo-croate.

Sa mère d’origine Bosniaque s’est convertie au Judaïsme en 1938, pour éviter tout problème d’identité à ses enfants nés d’un père Juif. David Albahari a passé sa jeunesse à Zemun, une ville devenue aujourd’hui une banlieue de Belgrade.

Après des études de langue et de littérature anglo-américaines à l’Université de Belgrade, il entame une carrière d’écrivain. À Belgrade, il se fait d’abord connaître par ses nouvelles, d’un style post-moderne, qui en font un maître du genre, à la manière de Danilo Kis.

Dans les années 70 et 80, il édite plusieurs revues littéraires yougoslaves très réputées, notamment Vidici et ­Knjizevna Rec. Il a été aussi le fondateur de Pisma, une revue consacrée à la littérature internationale, et de Mezura, un périodique consacré à la littérature juive.

À Belgrade, il a publié six recueils de nouvelles et trois romans qui lui ont valu une grande popularité. Pour la jeu­nesse serbe friande de littérature, David Albahari est une sorte de modèle de modernité, une référence culturelle incontournable. Lui-même se définit comme “un écrivain postmoderne”.

Diplômé en littérature anglaise, il a traduit en serbo-croate les principaux livres de plusieurs géants de la littérature universelle: Vladimir Nabokov, Saul Bellow, V.S. Naipaul, Isaac Bashevis Singer, Thomas Pynchon, John Updike….

David Albahari fit partie des vingt-quatre intellectuels yougoslaves qui fondèrent au début des années 90 le Forum Démocratique, un mouvement d’action politique qui a, à moult re­prises, dénoncé sans ambages les dérives tota­li­taires du régime de Slobodan Milosevic.

En 1994, exaspéré par la folie nationaliste qui déferle sur son pays, une Yougoslavie en pleine déliquescence, il s’installe à Calgary, en Alberta, avec son épouse et leurs deux enfants.

Boursier du gouvernement fédéral canadien, il décroche un poste de résident invité à l’Université de Calgary, institution qu’il fréquentera pendant un an et qui lui donne l’opportunité de renouer avec son travail littéraire.

“Je pensais alors que ce ne serait qu’un séjour d’un an. Mais ça fait 16 ans que je vis en Alberta. Entre-temps, moi, ma femme et nos deux enfants sommes devenus citoyens Canadiens. Je suis venu au Canada par hasard, et je suis resté par libre choix.”

Depuis qu’il vit au Canada, David Albahari a écrit quatre nouvelles et six romans. Cette figure de proue de la littérature serbo-croate, auteur d’une vingtaine de romans, de nouvelles et d’essais, traduits en 25 langues, est un écrivain atypique. À Calgary, il con­ti­nue à écrire en serbo-croate des livres qui ont un immense succès dans les nouveaux pays issus de l’implosion de la Yougoslavie.

L’exil qu’il vit, dit-il, n’est pas identitaire mais plutôt linguistique.

“Je parle couramment et j’écris assez bien l’anglais, une des deux langues officielles de mon pays d’adoption, le Canada. Pourtant, il y a quelque chose d’étrange et d’indescriptible qui m’empêche d’écrire dans la belle langue de Shakespeare. Depuis que je vis au Canada, j’ai le sentiment d’avoir renoué vigoureusement avec la langue serbe, qui continue de m’habiter. En débarquant à Calgary, j’ai pris subitement conscience que je n’avais presque rien écrit pendant les années de guerre et de tourmente qui ont révulsé la Yougoslavie. Je voulais échapper à la pression lancinante des vicissitudes du quotidien pour redevenir ce que j’ai toujours voulu être: un écrivain à part entière. Le Canada, un pays hospitalier et pacifique qui a toujours été pour moi un grand modèle de tolérance, m’a permis de réaliser ce rêve.”

David Albahari était très actif dans la Communauté juive de Belgrade. Il est l’auteur d’un livre imposant retraçant l’Histoire des Juifs de Yougoslavie. Quand la guerre des Balkans éclata au début des années 90, il participa avec les autres leaders de la Communauté israélite yougoslave aux efforts visant à rapatrier à Belgrade les Juifs habitant dans les régions durement dévastées par ce conflit interethnique très meurtrier.

Serbe, Bosniaque, Juif sépharade, Canadien d’adoption… les racines culturelles et identitaires de David Albahari sont multiples. Comment se définit-il au niveau identitaire?

“Je me définis comme un écrivain Juif serbe canadien. Cette triple identité n’est pas une tare mais, au contraire, un grand atout. La plupart de mes livres, surtout mes romans, relatent des histoires juives, certaines autobiographiques, ayant comme trame des expériences de vie serbes et canadiennes. C’est un “melting-pot” identitaire et littéraire assez particulier. La question identitaire m’a toujours taraudé, aussi bien lorsque je vivais en Yougo­slavie qu’aujourd’hui au Canada. Au départ, un certain ici nous est donné. Un ici que nous ressentons comme nôtre. Quand nous sommes amenés à le quitter, nous perdons une partie de notre identité. Par contre, lorsque je retourne à Zemun, la ville où j’ai passé mon enfance, il suffit que j’arpente les couloirs étroits de mon appartement, ou que je caresse le dos des livres de ma bibliothèque, pour m’apercevoir que je n’ai jamais vraiment quitté mon terroir natal. Vos racines identitaires vous collent à la peau comme une sangsue jusqu’à votre mort!”

Depuis la guerre qui a ravagé les Balkans, les amateurs de littérature occidentaux ont développé “une aversion profonde et insensée” à l’égard des écrivains Serbes et Croates, constate-t-il avec regret.

“Nous vivons à une époque où la confusion et les amalgames les plus pernicieux sont légion. Pour beaucoup d’Européens et de Nord-Américains, tout ce qui est produit aujourd’hui par des créateurs culturels Serbes est synonyme de barbarie, d’atrocités et de crimes. C’est regrettable. On accuse injustement les Serbes d’être des antisémites invétérés. Cette allégation n’a aucun fondement. Si c’était le cas, comment expliquer alors le succès que mes livres connaissent dans les pays de langue serbe? Pourtant, la plupart de mes livres racontent des histoires très juives!”

En tant que Juif et Serbe, David Albahari se méfie beaucoup des natio­na­lismes, y compris des natio­na­lismes qui se targuent d’être “tolérants, inclusifs et cosmopolites”.

“Les mouvements indépendantistes prônant un projet sociopolitique démocratique dérapent aussi parfois. C’est ce qu’a fait en 1995 un Premier ministre indépendantiste du Québec, très démocrate, lorsque son camp a perdu le référendum sur la souveraineté du Québec. Il s’est empressé de blâmer qui? Les minorités ethniques. Nous devons être très vigilants. L’explosion natio­na­liste qui embrase aujourd’hui l’Europe, assortie de passions religieuses et d’une recrudescence alarmante de l’anti­sémi­tisme, risque de devenir la version européenne d’un intégrisme partout en pleine expansion. Le nationalisme a deux faces: une positive et une hideuse. C’est tout à fait compréhensible et légitime que les Canadiens soient si réfractaires au projet sécessionniste des indépendantistes québécois. Nommez-moi un peuple qui veut qu’on dépèce son pays?”

Le dernier roman traduit en français de David Albahari, Sangsues (Éditions Gallimard), entraîne le lecteur dans une quête labyrinthique presque ludique, à la manière d’un thriller. Derrière les apparences, l’auteur en évoquant la Serbie sous Milosevic nous interroge sur la place de la peur dans nos sociétés et son instrumentalisation politique.

Le narrateur de Sangsues se pose des questions depuis qu’il a vu un homme gifler une jeune femme, sur les rives du Danube, sans raison apparente. Intrigué par la situation, il suit la jeune femme, puis cherche des signes pouvant expliquer ce geste. Il travaille comme journaliste dans un quotidien de Belgrade. Quand il trouve des signes géométriques sur le lieu même, son enquête s’oriente petit à petit vers un réseau antisémite. Lui n’est pas Juif, mais afin d’avancer dans la compréhension des énigmes qui se présentent à lui les unes après les autres, il consulte d’abord un ancien condisciple, un mathématicien Juif de génie, puis se met à fréquenter un cercle de kabbalistes qui a pour projet de fabri­quer un Golem… Sa recherche prendra de plus en plus les allures d’une enquête policière, sur les traces d’un complot à tiroirs: tout n’est que faux-semblants, pièges indéchiffrables, doutes et incertitudes…

Encensé par la critique, Sangsues est considéré par les connaisseurs de l’oeuvre de David Albahari comme son roman le plus abouti.


In an interview, David Albahari, a Sephardi Serbian Canadian author, talks about his work and his move from Serbia to Canada, where he has lived for 16 years.