‘El Libro de Selomó’ de Solly Levy

Écrivain, comédien, humoriste -son one man show Sollyloques, présenté en judéo-espagnol, en français et en anglais, a séduit un large public-, metteur en scène de nombreuses pièces de théâtre, fondateur et directeur de deux Chorales musicales -la Chorale Kinor de la Communauté sépharade de Montréal et la Chorale liturgique Hallel Vezimra du Sephardic Kehila Centre de Toronto-… Solly Levy est une figure marquante du monde culturel sépharade.

Ce brillant créateur culturel, grand passionné de hakétia, judéo-langue vernaculaire parlée jadis dans les localités hispanophones du Nord du Maroc, vient de publier un livre, à forte saveur autobiographique, écrit dans ce dialecte très coloré.

El Libro de Selomó (Édiciones Hebraica de Madrid) est un bijou littéraire, une pure délectation pour tous ceux et celles qui sont familiers avec la hakétia.

Solly Levy anime un programme hebdomadaire sur les ondes de Radio Sefarad Madrid. Dans ces émissions, regroupées sous la rubrique Tiempo de Sefarad -le Temps de Séfarade-, il raconte sa vie, en hakétia, à quelque 50000 auditeurs, dont la plupart sont des Espagnols non-Juifs. Ces récits constituent la matière première de El Libro de Selomó.

Solly Levy, qui vit à Toronto depuis l’an 2000, lancera son nouveau livre le dimanche 7 septembre, à 19h 30, à la Congrégation Spanish & Portuguese de Montréal. Ce lancement sera précédé par la projection du film Les Juifs de Québec: une histoire à raconter. Dans ce film-documentaire, diffusé récemment au Canal D, Solly Levy interprète magistralement le rôle de Haïm, un vieux antiquaire juif qui raconte à une jeune Québécoise “pure laine” les 400 ans d’histoire de la Communauté juive de Québec.

    Cet événement est organisé par la Communauté sépharade unifiée du Québec en collaboration avec l’Institut de la Culture sépharade et la Fédération Sépharade du Canada.

    Solly Levy nous a accordé une entrevue à l’occasion de la parution de El Libro de Selomó.

Canadian Jewish News: Expliquez à nos lecteurs ce qu’est la hakétia?

Solly Levy: Essayons de brosser un rapide portrait de ce parler qui remonte, selon José Benoliel (1888-1937), linguiste polyglotte tangérois, Alegría Bendelac et María Antonia Bel Bravo, historienne et grande spécialiste espagnole de la philologie juive, aux lendemains de l’Expulsion des Juifs d’Espagne, au tout début de l’installation des Juifs espagnols au Maroc.

Tandis que le ladino, langue parlée et écrite par les judéo-espagnols des pays balkaniques, ajoute à sa base castillane de fréquents emprunts au turc, au grec, à l’italien, à l’hébreu et au français, les composantes de la hakétia, telle qu’on la parlait encore au Maroc vers le milieu du siècle dernier, sont, par ordre décroissant d’importance quantitative: l’espagnol contemporain, l’espagnol médiéval, l’arabe dialectal marocain et l’hébreu biblique. Les emprunts à l’arabe sont beaucoup plus nombreux que les hébraïsmes. La plupart des chercheurs sont d’accord pour dire avec José Benoliel que le terme même qui désigne cette langue viendrait du verbe arabe haka, qui veut dire raconter, relater un récit d’une façon spirituelle.

C.J.N.: Donc, le ladino et la hakétia sont deux judéo-langues bien différentes?

S. Levy: Oui. Mais il faut souligner le fait que le terme ladino est depuis de longues années l’objet d’une querelle glottonymique (c’est-à-dire une querelle concernant l’acception qu’il faut lui donner). D’une part, les puristes, sous la bannière du plus célèbre linguiste spécialisé en judéo-espagnol, Haïm Vidal Sephiha, affirment que le ladino ne désigne que “le judéo-espagnol calque”, utilisé dans la traduction mot à mot de textes bibliques et liturgiques. Donc, une langue exclusivement écrite. D’autre part, en Israël, ce terme désigne toute forme -parlée ou écrite- de judéo-espagnol des pays balkaniques et de l’ancien Empire Ottoman.

C.J.N.: “El libro de Selomó” est une œuvre autobiographique?

S. Levy: Ce livre est plutôt une pseudo-autobiographie. En effet, le narrateur protagoniste n’est pas l’auteur, c’est un personnage créé par celui-ci, un personnage réel imaginé. Les deux entités, l’homme et son double, ont entre eux des rapports complexes et il est difficile parfois de distinguer l’un de l’autre. Cette danse sur la corde raide laisse au lecteur une impression de flou, d’ambiguïté qui, aux dires de certains lecteurs, ne manque pas d’intérêt. C’est un récit de vie, certes, mais rempli de mensonges déguisés en vérités et vice-versa. Mutatis mutandis et si une puce peut se comparer à un éléphant, je dirai, à l’instar de Montaigne: “Je suis moi-même la matière de mon livre.” À quoi Pascal rétorquera: “Le moi est haïssable” (Pensées VI, 20). Comprenne qui pourra!

C.J.N.: Ce livre n’est-il pas hétéroclite, dans la mesure où c’est un ouvrage qui recèle plusieurs livres: un livre regorgeant d’humour, un livre de Mémoires, un livre sur le savoir-vivre populaire des habitants juifs des villes du Nord du Maroc et, finalement, un livre sur la hakétia?

S. Levy: Tu as entièrement raison lorsque tu qualifies ce livre d’“hétéroclite”. Hétéroclite autant que peut l’être un “courant de conscience” (stream of consciousness), cette méditation anarchique où s’entremêlent des éléments en apparence disparates mais qui procèdent tous d’une même source, ce “moi” justement dont nous parlions il y a un instant.

J’ai pris plaisir à évoquer des événements, des personnages, des coutumes, des scènes et des paysages qui ont jalonné mon parcours au Maroc mais qui, malgré leurs couleurs et leurs saveurs sui generis, peuvent toucher -du moins je l’espère- des lecteurs tout à fait étrangers à mon monde.

Quant à la hakétia, elle est sans aucun doute LE personnage principal du récit.

C.J.N.: Est-ce que l’un des principaux buts de ce livre est de réhabiliter un passé mémorable révolu à tout jamais, celui des Juifs marocains de souche hispanique?

S. Levy: Oui, mille fois oui, je refuse voir disparaître notre Mémoire et notre héritage sans essayer de lutter, avec mes faibles moyens. Ce livre est un baroud d’honneur. Peut-être ne servira-t-il à rien mais au moins aurai-je essayé. Et puis, comme l’a dit le donquichottesque Cyrano de Bergerac: “C’est bien plus beau lorsque c’est inutile!”

C.J.N.: Aujourd’hui, la hakétia est une judéo-langue vernaculaire en voie de disparition. Ce constat inéluctable vous attriste-t-il?

S. Levy: Les judéo-langues disparaissent, c’est un phénomène général. Mais parmi les plus menacées, la plus fragile est notre hakétia. “Notre” parce qu’elle appartient au paysage nord-marocain au même titre que le thé à la menthe du qahouaji en face du Relais du Coin à Tanger, la adafina tétouanaise ou l’alose du Lukus à la hauteur de Larache. Qu’ils fussent Juifs, Musulmans, Chrétiens ou autres, rares sont les gens de cette région du monde, du moins ceux de ma génération, qui n’ont jamais eu aucun contact avec ce que José Benoliel appelle el dialecto judeo-hispano-marroquí o hakitia (sic).

Malheureusement, aujourd’hui, dire que cette langue -ou ce dialecte, quelle importance?- est en extinction de voix est un euphémisme.

C.J.N.: On assiste depuis quelques années en Israël et dans certaines Communautés sépharades de la Diaspora à un regain de la culture sépharade. Y a-t-il des efforts qui sont faits aussi pour réhabiliter le riche héritage culturel des judéo-sépharades de langue espagnole, dont la hakétia a été durant plusieurs siècles l’un des principaux vecteurs de diffusion?

S. Levy: Comme je le disais dans un article paru dans la petite revue tangéroise Malabata, malheureusement, malgré les louables efforts d’une très faible minorité d’Israéliens, comme le professeur Jacob Bentolila de l’Université Ben Gurion de Beershéva ou Elise Raz, qui anime à New York un groupe de hakétiophones, on ne fait pas le poids, comme on dit vulgairement! Plusieurs facteurs expliquent cet état de fait. Tout d’abord, notre langue est un outil de communication riche, certes, mais incomplet parce qu’exclusivement oral. À la différence du ladino qui s’écrit et se publie depuis des siècles, la hakétia n’a jamais été le matériau de base d’oeuvres littéraires ni journalistiques.

Il faut se rendre à l’évidence: si une langue ne dispose pas d’un corpus de textes, d’un capital d’écrits, on ne doit pas s’étonner de la précarité de son existence. Les intellectuels du Nord du Maroc n’ont jamais écrit en hakétia parce que, malgré l’Expulsion des Juifs d’Espagne, ils se sont toujours sentis proches culturellement, puisqu’ils l’étaient géographiquement, de l’Espagne de leur temps. De plus, la colonisation du Nord du Maroc par l’Espagne est venue renforcer ces liens culturels et ce désir d’utiliser le “meilleur” espagnol possible, le plus actuel, celui de l’intelligentsia de l’époque.

Sans trop vouloir tomber dans le misérabilisme, on peut dire de la hakétia qu’elle est l’enfant mal aimé. Elle a depuis toujours été considérée comme la langue des fourneaux, la langue de l’affect, jamais de l’intellect, une langue pour rire et pour pleurer, pour maudire et pour bénir, une langue de bas étage. Une sous-langue. Les Nord-Marocains snobs ont toujours interdit à leurs enfants de parler hakétía. Ce n’est qu’aujourd’hui -trop tard- que s’éveille chez les baby-boomers originaires de cette région du Maroc un pieux intérêt pour la langue de leurs grands-mères. Trop tard!

C.J.N.: Donc, la hakétia est une judéo-langue qui périclite?

S. Levy: Oui, dans l’univers judéo-espagnol international soumis à l’hégémonie incontestée du ladino et de ses hérauts turcs, saloniciens, bulgares, israéliens… la hakétia périclite. Cette judéo-langue est dans le meilleur des cas considérée comme une lointaine parente pauvre, un barbare idiolecte de seconde zone. On n’en parle jamais dans les congrès, les colloques, les périodiques, les sites Web, les émissions radio-télédiffusées de l’establishment ladinophone… On n’en veut pas.

Une exception dérisoire: en Israël, dans l’organe créé par Moshé Shaoul et subventionné, si je ne m’abuse, par la Knesset, le périodique Aki Yerushalayim, on a réservé à cette langue un petit espace que l’on a intitulé El kantoniko de la hakitia -le petit coin de la hakétia-, tenu par la Tangéroise Gladys Pimienta, et encore ne le voit-on pas à tous les numéros.

Dans La Lettre Sépharade de Jean Carasso, publiée en France, c’est encore pire: absence totale, même pas un symbolique kantonico. Par contre, il faut rendre hommage à Moïse Rahmani, Juif égyptien d’origine sépharade, écrivain et historien, fondateur et directeur de la revue Los Muestros, publiée à Bruxelles. M. Rahmani a l’insigne mérite d’avoir ouvert les pages de sa revue à tous ceux et celles qui veulent y être publiés en hakétia.


Comedian and actor Solly Levy talks about Hakétia, the language once spoken by many Moroccan Jews,  and about his new autobiographical book, which was written in that language.