La charge de Régis Debray contre Israël

Figure marquante de l’intelligentsia française et personnage incontournable du paysage médiatique hexagonal, le philosophe et écrivain Régis Debray, ancien compagnon d’armes du révolutionnaire latino-américain Ernesto Guevara, le Che, et ex-conseiller politique du président feu François Mitterrand, nous avait agréablement surpris il y a deux ans en publiant un livre autobiographique très captivant, Un candide en Terre sainte (Éditions Gallimard), où il relatait ses périples à travers les terroirs d’Israël, de Palestine, du Liban, d’Égypte, de Syrie…

Régis Debray

Le regard et les réflexions iconoclastes de ce philosophe agnostique sur la société israélienne, émaillés de coups de pattes amicaux et de soupirs désabusés, étaient inquiets, mais sans hargne.

Quelques semaines avant l’arrai­sonne­ment par l’armée israélienne d’une “flottille humanitaire” résolue à mettre fin au blocus imposé par Israël à la bande de Gaza depuis que cette enclave palestinienne est gouvernée par le Hamas, Régis Debray a publié un essai vitriolique dans lequel il dénonce véhémentement la politique de l’État hébreu. Un livre coup de poing écrit sous la forme d’une longue lettre adressée à son ami l’historien israélien Élie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France -À un ami israélien (Éditions Flammarion). L’État d’Israël se serait bien passé de ce livre-réquisitoire décapant, qui depuis l’affrontement ayant opposé en haute mer des commandos de Tsahal aux activistes internationaux à bord du bateau turc Mavi Marmara trône dans les listes de best-sellers français.

D’entrée de jeu, Régis Debray justifie auprès de son confrère Élie Barnavi l’attention débridée qu’il porte à Israël.

“Tu te méfies, je le sais, de l’excès d’attention portée sur ton mouchoir de poche, dont la superficie est l’équivalent de celle de trois Départements de la France. Cette fixation, cette surmédiatisation te semblent suspectes. Tu n’as pas tort, écrit-il. Par le nombre de victimes, huit mille neuf cents de part et d’autre en deux décennies, et les hectares en dispute, cette minuscule guerre de cent ans est presque dérisoire au regard des hécatombes en cours ailleurs. Elle ne mérite pas tant de résolutions de l’ONU, tant de pamphlets et de panégyriques, d’articles défensifs ou bien dénonciateurs -ni cette dia­bolisation ni cette sacralisation. Mais, outre qu’autour du Mare nostrum nous sommes tous interdépendants et que l’Europe (et non l’Amérique) ressent dans ses tréfonds les drames du Proche-Orient, nul ne peut faire comme si n’existait pas “une part de l’actualité qui est éternelle parce que du domaine de l’esprit et de l’âme”, ainsi que l’écrivait le Général de Gaulle au philosophe Jacques Maritain en 1945. Ce domaine nous est mitoyen: nous relevons du même arrière-pays spirituel.”

Pour Régis Debray, l’attention que les intellectuels accordent à Israël n’est pas du tout “disproportionnée”.

“Notre attention n’est pas dispro­portion­née parce qu’il y a de par leur retentissement des crimes essentiels et des hécatombes insignifiantes -le voisinage, l’Histoire, la parenté en décident. C’est injuste, odieux même, mais c’est ainsi. Les premiers engagent les valeurs d’une civilisation, les autres non. Oui, bourreaux et victimes sont mille fois plus nombreux et cent fois moins “couverts” au Darfour, sur les Grands Lacs, en Guinée, en Tchétchénie, au Sri Lanka, en Birmanie. Mais ils ne nous mettent pas au pied de “notre” Mur. Bouddhistes, Tamils, Islamistes et Animistes ne sont pas nos “frères aînés”. Nous ne ­sommes pas liés avec ces féroces du même lien obscur et prénatal. “La civilisation occidentale et la communauté atlantique sont l’habitat d’Israël”, disait hier votre mi­nistre des affaires étrangères, Mme Tzipi Livni, en plaçant l’opération mili­taire “Plomb durci” -menée à la fin de 2008 à Gaza- sous les auspices du “monde libre” et de “ses valeurs les plus sacrées”. La formule est vieillotte, et a couvert maintes iniquités, mais puisque c’est l’Occident que vos responsables disent défendre, tu conviendras qu’un Occidental puisse avoir son mot à dire sur la façon dont ils assument nos valeurs en Orient.”

Que d’aucuns considèrent que l’État d’Israël est issu d’une lutte de décolonisation et est toujours un symbole du colonialisme, c’est “une réalité historique irrécusable” qui ne moleste pas outre mesure Régis Debray.

““Toutes les collectivités du monde sont coupables et condamnées à l’être”, nous avertit le grand historien Fernand Braudel dans La Grammaire des civilisations. Les plus civilisées ont par-devers elles un forfait fondateur. Les Indiens pour les États-Unis. Les Aborigènes pour l’Australie. Les Vendéens pour la France républicaine. L’Irlande pour l’Angleterre. Les Arméniens pour la Turquie moderne (et les non-Musulmans d’Anatolie). L’envers du décor. Naissance au forceps, servitude des nations. Ces taches de sang s’effacent au fil des ans… Une construction nationale exige une politique de l’amnésie, à laquelle nos fêtes nationales et nos lieux de Mémoire sont ce que sont les îles à la mer.”

Dans le cas d’Israël, “le hic n’est pas là”, estime le philosophe.

“Israël n’a cessé depuis d’enfoncer le fer dans la plaie en y jetant chaque jour du sel, en rendant insupportable l’inévitable. Il est qu’Israël n’a pas cessé de coloniser, d’exproprier et de dé­ra­ci­ner le peuple palestinien… Ce qui chagrine, c’est que les Israéliens n’aient rien fait pour adoucir, au fil du temps, une pareille effraction sur la carte (comme s’y sont efforcées la plupart des jeunes nations accouchées par le fer et le feu). C’est de nous et de vous avoir accoutumés à une sorte de novlangue qui fait un devoir élémentaire pour l’occupé de respecter en tous lieux et moments la sécurité de l’occupant, sans la moindre obligation de réciprocité. On ne boucle pas une population, on “évacue” un territoire. On ne l’écrase pas sous un déluge de feu, on conduit une “guerre asymé­trique”. Il n’y a pas de peine de mort, il y a l’“exécution extrajudiciaire (qui exécute souvent, en plus du condamné, femmes, enfants et voisins). Il n’y a pas de Mur, mais une “clôture de sécurité”. On réclame fort légitimement des “frontières sûres et reconnues”, sans pré­ci­ser lesquelles (la frontière, c’est pour soi, pas pour l’autre). La novlangue est si bien rodée que c’est aux seuls Palestiniens que la “communauté internationale” pose des conditions…”

Depuis sa parution, ce pamphlet foncièrement anti-israélién a suscité de vives polémiques. Le cinéaste et écrivain Claude Lanzmann, directeur de la réputée revue intellectuelle Les Temps Modernes, a répliqué fougueusement à Régis Debray dans les colonnes du maga­zine français Le Point -édition du 13 mai 2010.Pour l’auteur de Shoah, Régis Debray “non seulement n’aime pas parti­culière­ment Israël, ce qui est son droit, mais il n’y comprend rien à ce pays, ce qui est plus fâcheux dès lors qu’il se pique d’écrire sur le sujet”.

“Debray est à l’acmé de ses tics: il multiplie les pirouettes dialectiques que je qualifierai, pour ma part, de formules. Il écrit par formules et chacune de ses formules, au lieu de faire progresser la pensée, la bloque. On dirait qu’il a besoin de se prouver à chaque phrase qu’il est intelligent, et cela donne des puérilités de chansonnier. On en trouve cent exemples dans son livre. Mais ce procédé lui permet en outre d’affirmer une chose puis d’apporter un bémol ou un contrepoint et, donc, de se mettre à couvert. Comme s’il avait peur. Dans ses Lettres à un ami Allemand, Albert Camus est très sévère, mais il ne joue pas à dire oui et non en même temps.”

Pour Claude Lanzmann, Régis Debray est totalement dans l’air du temps, en phase complète avec la doxa, avec les lieux communs anti-israéliens qu’affectionnent les médias et les bons esprits. C’est pourquoi il joue aux “mousquetaires”.

“Cela n’est pas nouveau. Il y a dans sa détestation d’Israël une constance qui l’empêche de voir juste. Cela étant, cela m’attriste car je connais Régis Debray depuis très longtemps. J’ai publié son premier article dans Les Temps ­Modernes. Comme il revenait d’Amérique latine, son texte était truffé d’espagnolismes et je l’ai récrit. Il n’y avait pas toujours ces formules…”, rétorque à brûle-pourpoint celui qui fut le plus proche collaborateur de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir.

French philosopher and academic Régis Debray’s latest book is clearly anti-Israel.