La Mémoire de la Shoah de Jorge Semprun

L’itinéraire de l’écrivain espagnol Jorge Semprun est un condensé de l’Histoire tumultueuse du XXe siècle.

Jorge Semprun  [Photo: Heike Steinweg]

Membre d’un des réseaux communistes de la Résistance pendant la Deuxième Guerre mondiale, arrêté par la Gestapo en 1943 et déporté au camp de concentration de Buchenwald, membre du Comité de direction du Parti communiste espagnol, d’où il fut excommunié en 1964 par une des grandes figures de la lutte antifasciste, Dolores Ibarruri -“La Pasionaria”-, militant clandestin recherché activement par la police franquiste…

En 1988, Jorge Semprun fut nommé Ministre de la Culture d’Espagne dans la gouvernement socialiste dirigé à l’époque par Felipe Gonzalez. Fonction qu’il a assumée jusqu’en 1991.

Auteur d’une oeuvre littéraire très importante, cet intellectuel polyglotte, né en 1923 à Madrid, se réfugia avec sa famille à Paris après la guerre civile espagnole, où il vit depuis soixante-dix ans. Il n’a jamais renoncé à sa nationa­lité espagnole -le fait de n’avoir jamais acquis la nationalité française l’a empêché de devenir membre de l’Académie Française. Jorge Semprun fut élu en 1996 membre du Jury du prestigieux Prix littéraire français Goncourt.

Récipiendaire de nombreux Prix littéraires et distinctions honorifiques, cet Européen invétéré a reçu en 1989, alors qu’il était ministre de la Culture d’Espagne, un Doctorat Honoris Causa de l’Uni­versi­té de Tel-Aviv et, en 1996, il fut le récipiendaire du Prix de la Liberté, décerné par la Foire du Livre de Jérusalem.

Les discours très poignants qu’il a prononcés lors de l’attribution de ces deux hautes distinctions intellectuelles israéliennes ont été publiés dans un recueil de textes qui vient de paraître aux Éditions Flammarion sous le titre: Une tombe au creux des nuages.

Des années quarante à la chute du communisme, à la réunification allemande et à la construction européenne, ce livre lucide et passionné est le témoignage ico­no­claste d’un intellectuel européen sur les épisodes les plus marquants de l’histoire contemporaine d’un Vieux Continent lacéré par des conflits nationalistes et interethniques très meurtriers.

Jorge Semprun, aujourd’hui âgé de 86 ans, est hanté par la Shoah, qui, rappelle-t-il en entre­vue “nous conduit inévitablement à évoquer tous les conflits ethniques, les massacres, les génocides qui ont eu lieu sur notre planète depuis que l’Exposition universelle de Paris, en 1900, chantait naïvement les bienfaits de la science et du progrès.”

Cet ex-prisonnier de Buchenwald a été un des premiers déportés politiques à rappeler avec force la singularité de la déportation des Juifs durant la Deuxième Guerre mondiale.

“Il aura fallu soixante ans pour que l’Europe reconnaisse et commémore la singularité de la Mémoire juive de la déportation. Sur cette question capitale, j’ai toujours été catégorique. Je me suis toujours vigoureusement opposé à la banalisation de la singularité de la déportation juive par les nazis, que je n’ai pas vécue dans ma chair, mais que j’ai vue de mes propres yeux, dit-il. Aucune catégorie de déportés dans les camps de concentration nazis n’a la même Mémoire que celle des déportés juifs. Aucun d’entre nous, communistes, résistants catholiques ou protestants antinazis, homosexuels… n’a vu partir les membres de sa famille vers une destination inconnue qui s’est avérée être la chambre à gaz et la mort. Aucun de nous n’a été soumis par les nazis à l’odieuse séparation: “Vous à droite, vous à gauche!”, sans comprendre pourquoi la soeur et la mère partaient vers la gauche, pourquoi le fils ne suivait pas le père? Aucun de nous n’a gravé d’une manière indélébile dans sa Mémoire l’image abjecte de la petite soeur qui est partie et n’est jamais revenue.”

L’expérience concentrationnaire vécue par les déportés juifs fut “morbide, indicible et bien singulière”, insiste Jorge Semprun.

“Les non-Juifs, les Goyim, n’ont jamais vécu l’expérience atroce que les déportés juifs ont vécue. Le déporté Goy sait qu’il a survécu par chance et qu’il est mort par malchance. Il y a des solidarités qui l’ont aidé à tenir le coup. Mais, aucun déporté non-Juif n’a connu ce sentiment effroyable d’avoir vu disparaître une partie de sa famille. Cette expérience-là fait que le survivant Juif a une Mémoire qu’aucun déporté non-Juif ne possède. La Mémoire de cet ignoble moment où tout se brise. Et, il ne faut pas oublier que la chambre à gaz n’a été inventée que pour exterminer le peuple Juif.”

Jorge Semprun anticipe la disparition de tous les témoins de la Shoah. Il est hanté par la Mémoire des camps hitlé­riens mais aussi stali­niens, sur laquelle, dit-il “doit se bâtir, en réaction féconde et réfléchie, notre Europe, qui sera un laboratoire intellectuel ou ne sera pas”. Mû par la générosité altruiste du passeur plutôt que par la méfiance des gardiens du Temple, il se sent soulagé par toute forme de transmission réussie.

Dans l’allocution magistrale qu’il a prononcée en 1989 à l’Université de Tel-Aviv, quand cette institution académique israélienne lui décerna un Doctorat Honoris Causa -discours intitulé “De la perplexité à la lucidité”-, ce démocrate engagé, qui a traversé et épousé les passions les plus sulfureuses de son siècle, rappela sans fioritures à ses amis Israéliens la tâche ardue qui leur incombe dans la recherche d’une paix équitable avec le peuple palestinien.

“Une responsabilité spécifique re­vient aux intellectuels et aux hommes politiques d’Israël, aux citoyens d’Israël, au peuple en armes d’Israël. Une responsabilité spécifique sans doute plus importante que celle qui incombe aux autres groupes et aux autres peuples de la région, dit-il. Et cette responsabilité revient aux Israéliens de par leur tradition, de par la grandeur de leurs idéaux, de par la raison démocratique et utopique qui leur a restitué leur patrimoine et ouvert leur avenir. Les citoyens d’Israël n’ont pas survécu à une telle guerre d’extermination pour se retrancher derrière leur raison d’être, pour demeurer immobiles en son sein. Ils ont survécu pour inventer une solution à ce qui semble ne pas en avoir. Ils ont survécu pour rédiger un nouveau Guide pour les perplexes, le More Nebukim de notre temps. Et sans doute qu’en cela, ils pourront être aidés par l’exemple lointain mais perdurable, qui nous est cher, de Rabbi Moshé Ben Maimon, Maïmonide, le Sefardi, qui fut forcé de fuir l’Espagne à cause de l’intégrisme des Almohades, qui trouva refuge au Caire, qui écrivit parfois en arabe et parfois en hébreu, qui fut un défenseur du dialogue entre toutes les cultures et l’ennemi de toutes les intolérances, qui fut un Maître pour les gens perplexes et un exemple de lucidité, et qui dort du sommeil des Justes à Tibériade, en cette Terre d’Israël et de Palestine, la patrie des uns aussi bien que des autres.”

In an interview, Spanish writer Jorge Semprun talks about his experience as a political prisoner in Buchenwald during World War II.