La Saga tunisienne de Magali Sauves

Le premier cru littéraire de Magali Sauves, Bleu azreq, qui vient de paraître aux Éditions Sémaphore, est une fresque romanesque magnifique, poignante et très captivante relatant l’Histoire des Juifs de Tunisie durant la Deuxième Guerre mondiale. Un premier roman écrit d’une plume alerte et assurée. Une réussite absolue tant sur le plan romanesque qu’historique.

Magali Sauves brosse avec brio le portrait éblouissant de Sarah Ouzari, une jeune Juive tunisienne de 15 ans qui, en pleine tourmente de la Grande Guerre de 1939-1945, affrontera la mort de sa mère, les répercussions délétères sur le territoire tunisien de ce conflit militaire mondial effroyable, la montée en force du nationalisme tunisien, qui combat fougueusement l’hégémonie exercée alors par la France…

Magali Sauves retrace la destinée insolite de cette jeune Sépharade pauvre, rebelle et très douée pour les langues qui nous démontre, grâce à son opiniâtreté inouïe et à sa foi inébranlable en la vie, que l’amitié, la fraternité et la solidarité sont des notions existentielles cardinales et vitales à des époques de sang et de fureur, quand les valeurs humaines élémentaires sont bafouées par des régimes dictatoriaux cruels. Un vibrant hymne à la vie face à la barbarie abominable des hommes. Dans ce superbe roman, l’auteure nous livre aussi des réflexions perspicaces sur la condition des femmes Sépharades dans des Communautés juives patriarcales.

Magali Sauves est née à Pantin, dans la région parisienne, d’une mère Juive tunisienne et d’un père aristocrate Catholique. Jusqu’au décès de son père -elle avait 9 ans- elle a reçu une éducation stricte “très française”, “très littéraire”. Elle a ensuite été élevée par la famille de sa mère, qui lui a transmis une éducation juive tunisienne, “plus sensitive, plus maternelle, plus colorée, plus orientale”. Dès son enfance, elle a été complètement immergée dans l’univers juif tunisien. Après la mort de son père, sa mère est allée retrouver ses anciennes amies d’enfance à Tunis.

“Je l’ai accompagnée lors de ses voyages en Tunisie. J’ai découvert alors ébahie un monde fascinant et très fraternel qui allait profondément me marquer”, raconte Magali Sauves en entrevue.

Bleu azreq est-il une oeuvre autobiographique narrant des épisodes de la vie de la famille de l’auteure en Tunisie durant la Deuxième Guerre mondiale?

“Tout et rien est autobiographique dans ce roman! Le Site Web ARISSA, qui contient une nuée d’informations sur les Juifs de Tunisie, a été pour moi une précieuse source de références historiques qui m’a beaucoup aidé à bâtir ce roman. Sarah, l’héroïne de ce récit, ressemble beaucoup a ma mère. Toutes les deux ont une Houtzpah indicible qui leur a permis de transgresser les normes sociales immuables en vigueur à cette époque très machiste où le destin d’une femme était tracé à l’avance par sa famille. En dépit de l’opposition farouche de sa famille, ma mère brava les interdits parentaux et partit en Algérie pour épouser le grand amour de sa vie, un conte français Catholique marié, avec qui elle a entretenu pendant dix ans une relation cachée. La famille de ma mère et la famille de son futur époux, mon père, ont tout fait pour mettre un terme à cette liaison qu’elles considéraient “folle et très illicite”. Mais leur amour profond et indestructible leur a permis d’affronter avec audace et détermination l’adversité.”

Sarah fut une féministe avant l’heure, rappelle Magali Sauves.

“Sarah était tiraillée entre l’amour qu’elle vouait à sa mère et sa volonté profonde de ne pas vivre comme elle, c’est-à-dire comme une femme soumise, même si elle était consciente que sa mère avait vécu une histoire d’amour très belle avec son père. Mais Sarah n’a pas compris cette histoire d’amour entre une jeune fille qui n’avait alors que 13 ans et un jeune homme qui n’avait que 16 ans. Or, il faut rappeler que la plus belle histoire d’amour de tous les temps est celle de Roméo et Juliette, qui étaient des enfants de 13 et 12 ans respectivement. La liaison passionnelle et sulfureuse entre Roméo et Juliette nous permet de retourner aux sources de ce qu’est l’amour réel et de ce qu’il signifie. Sarah a une conscience instinctive qui lui fait comprendre très jeune que si elle veut s’en sortir dans la vie il faudra qu’elle fasse des études. Elle ne veut surtout pas suivre les traces de sa mère qui a eu une vie monotone dénuée de perspectives d’avenir parce qu’elle ne savait pas lire et n’avait jamais été à l’école.”

Dans son roman, Magali Sauves porte un regard décapant sur l’identité juive tunisienne.

“Ce que j’ai essayé de faire dans ce roman pourrait paraître tres “glamour”. Mon récit est parsemé de couleurs éclatantes, de belles robes, de célébrations festives… alors que le mort et la fureur sévissent avec force dans une Tunisie déliquescente révulsée par la Guerre. J’ai voulu exprimer cette façon tellement sépharade que l’on a d’être perpétuellement dans le déni de la réalité. Les Sépharades peuvent avoir, excusez moi l’expression, “les deux pieds dans la merde”, ça ne les empêchera pas pour autant de faire attention pour bien paraître aux yeux des autres. Les Sépharades ont une pudeur exceptionnelle. Quand les Juifs tunisiens apprennent ce qui s’est passé dans l’Europe soumise à la férule des nazis -des milliers de raflés, des millions de Juifs exterminés dans les camps de la mort du IIIe Reich…- ils se taisent. Pour ne pas composer avec cette sinistre réalité, il prèfèrent se cantonner dans le mutisme le plus abyssal et continuer à s’habiller élégamment, à rire, à danser, à s’amuser… J’ai voulu montrer ce clivage saisissant, cette brillance pour cacher la noirceur. Les couleurs très vives, omniprésentes dans ce roman, rappellent à quel point le Juif tunisien vit dans le déni de la réalité. Ce n’est pas de la fausseté, c’est une pudeur de sentiments et d’expressions qui prend le pas sur tout un côté africain des choses. Dans les pays d’Afrique noire où sévit une misère terrible les habitants continuent à chanter et à raconter ingénument des histoires sous les arbres. Le Juif tunisien a un côté africain plus prononcé que celui des autres Juifs d’Afrique du Nord.”

Quel type de rapport Magali Sauves entretient-elle avec la Tunisie d’aujourd’hui?

“La Tunisie est un pays très hospitalier, où je suis retournée de nombreuses fois, avec lequel j’ai toujours entretenu un rapport affectueux, dit-elle. Je connais bien aussi les autres pays du Maghreb. Mais la Tunisie est un pays maghrébin extrêmement différent dans sa façon de vivre. Les trois grandes religions monothéistes, l’Islam, le Judaïsme et le Christianisme, ont toujours cohabité très harmonieusement sur le sol tunisien. Je ne veux pas dire qu’au Maroc et en Algérie les Communautés ne s’entendaient pas. Mais en Tunisie, il y avait une véritable osmose entre les citoyens appartenant aux trois grandes religions du Livre. Il y a entre les Juifs tunisiens et leur pays natal une fusion très singulière qui n’existe pas dans les autres pays du Maghreb.”

Quel regard porte-t-elle sur la Révolution démocratique en cours en Tunisie?

“Le peuple tunisien est un peuple jeune. En Tunisie, ils ont des problèmes de pouponnières alors que nous, en Occident, avons des problèmes gériatriques. C’est une génération très jeune qui a fait la “Révolution du Jasmin” qui a évincé le Président Ben Ali du pouvoir. Un scénario que personne n’avait envisagé il y a à peine quelques mois.”

D’après Magali Sauves, les Juifs tunisiens sont “viscéralement attachés” à leur pays natal, à tel point qu’un bon nombre d’entre eux envisagent de finir leurs jours dans le terroir où leurs ancêtres ont vécu pendant plus d’un millénaire.

“Sarah, l’héroïne de mon roman, a une page Facebook dans laquelle je reçois de nombreux messages des Juifs tunisiens vivant en France, en Europe, en Amérique… qui me disent qu’ils croient résolument en la Tunisie post-Ben Ali et qu’ils aimeraient rentrer bientôt chex eux. Les liens qui unissent les Juifs tunisiens à leur pays natal ne se sont jamais effilochés. Ils demeurent vivaces et solides. Quand on demande à des Juifs tunisiens si après leur retraite ils aimeraient s’établir en Israël ou en Tunisie, la majorité d’entre eux répondent sans hésiter un seul instant qu’ils souhaitent finir leur vie en Tunisie. C’est une réalité. Ce sont des gens qui veulent rentrer chex eux, et ce “chez eux”, c’est la Tunisie, un pays libre où les Juifs ont toujours été très respectés par la population musulmane majoritaire. En effet, en Tunisie, il n’ y a jamais eu d’interdits religieux. Les Juifs ont toujours pratiqué sans contraintes leur religion.”

L’avenir du Séphardisme préoccupe beaucoup l’auteure de Bleu azreq.

“Je suis profondément Juive et Sépharade. Mais la part de mon père est toujours très présente en moi. Je ne peux pas la renier. J’ai un pied dans le monde goy et un pied dans le monde juif. Je vis dans cet entre-deux perpétuel. J’écris sur le monde goy en tant que Juive. Un écrivain complètement Juif ne pourrait pas le faire. Mais je suis aussi profondément attachée au Séphardisme qui, pour moi, est l’expression la plus aristocratique de la religion juive. Le Séphardisme est une belle et magistrale leçon de vie caractérisée par l’ouverture envers autrui, la tolérance à l’égard de l’autre, un dialogue convivial avec les autres cultures et religions… J’ai peur pour l’avenir du Séphardisme en Amérique du Nord. Au Canada et au Québec, je crains que le Séphardisme soit délayé dans l’anglicisme ambiant. Parler l’anglais, c’est un grand atout et un nécessité impérative. Mais nous devons tout faire pour assurer la pérennité de la culture sépharade, aujourd’hui menacée par la mondialisation culturelle et linguistique. J’ai écrit Bleu azreq pour que mes enfants sachent qui ils sont et d’où ils viennent. Nos racines identitaires sont notre meilleur repère pour affronter l’avenir. J’ai créé un Blog -www. magalisauves.over-blog.com- où j’égrène régulièrement mes vives inquiètudes en ce qui a trait à l’avenir du Séphardisme au Canada et en Amérique du Nord. Ne laissons pas disparaître ce fabuleux patrimoine historique et culturel.”

Magali Sauves, qui vit à Montréal depuis sept ans, enseigne le français tout en poursuivant des études de Maîtrise en Éducation à l’Université du Québec à Montréal (U.Q.A.M.). L’écriture, c’est sa passion et aussi son “mode d’expression favori”.

“Depuis que j’étais une enfant, j’écris tout le temps. C’est par l’écriture que je me réalise. C’est ma spécificité, c’est ce que je suis. L’écriture, c’est capital dans ma vie”, confie-t-elle.

La saga de Bleu azreq sera relatée dans une trilogie. La deuxième partie aura pour trame la crise de Bizerte, un conflit diplomatique et militaire qui opposa, durant l’été 1961, la France et la Tunisie, devenue indépendante en mars 1956. L’enjeu de ce bras de fer: le sort de la base navale militaire de Bizerte restée sous la houlette de la France.

“L’Histoire et le roman se marient très bien, à condition que le cadre historique dans lequel se déroule le récit soit très rigoureux. Un écrivain peut jouer avec les sentiments d’un personnage fictif et les façonner à sa guise, mais il ne peut pas changer ou instrumentaliser l’Histoire à des fins romanesques. Ce credo littéraire fondamental a régi l’écriture de Bleu azreq.”

In an interview, Magali Sauves talks about her recently published first novel, Bleu azreq, which describes the life of a Tunisian girl during World War II.