‘L’avenir des Juifs au XXIe siècle est très incertain’

PARIS — “C’est quoi être Juif aujourd’hui dans le monde? Pour nous, Juifs, cette question est évidente. Nous sommes Juifs, nous savons que nous avons à assumer un rôle historique particulier, que nous jouons depuis au moins 3000 ans. Nous pensons que ce rôle est établi, définitif, qu’il est inscrit dans l’Histoire de l’humanité, qu’il a laissé une empreinte indélébile à la fois théologique, culturelle, idéologique, politique, artistique… Nous avons le sentiment, puisque nous sommes là et que nous avons toujours été là malgré les tragédies les plus extrêmes que nous avons vécues au fil de l’Histoire, que nous serons là pour toujours.”

Jacques Attali

Pour l’écrivain et penseur Jacques Attali, avant de se poser la question de savoir si le peuple juif survivra au XXIe siècle en tant que peuple, il faut impérativement se poser une autre question: “Qu’est-ce qu’être juif aujourd’hui dans le monde?”

D’après l’ancien conseiller spécial du président François Mitterrand, cette question lancinante mérite d’être posée pour plusieurs raisons.

“D’abord, parce que rien n’est éternel dans l’Histoire humaine. Ensuite, parce que la meilleure façon de résister à une menace, c’est de la connaître et d’être capable d’identifier ses différentes composantes pour pouvoir lutter contre elle. Nous devons aussi nous demander si ce qu’on appelle “le cauchemar de la disparition du peuple juif” ne pourrait pas revêtir des formes bien différentes de celles qu’on peut croire et auxquelles on peut penser?”

Selon Jacques Attali, l’avenir du peuple juif au XXIe siècle sera “des plus incertains”.

C’est la thèse que ce brillant intellectuel et orateur, aujourd’hui président mondial de Planète Finance -une entreprise, qu’il a fondée à la fin des années 90, pour favoriser le développement du microcrédit dans les pays du Tiers-Monde-, a soutenu au cours d’une conférence qu’il a prononcée devant les leaders du Fonds Social Juif Unifié de France -l’équivalent au Canada de l’Appel Juif Unifié-.

Ce graphomane boulimique, qui, après avoir analysé à la fin de l’automne, avec une grande perspicacité, les ressorts et les enjeux de la crise financière mondiale dans un essai remarquable -La Crise, et après?(Éditions Fayard)-, publie ces jours-ci un imposant Dictionnaire amoureux du Judaïsme de quelque 1500 pages, était parmi les trois cents personnalités juives -Prix Nobel, penseurs, intellectuels, scientifiques, économistes, démographes,…- invitées en juin dernier à Jérusalem par le président de l’État d’Israël, Shimon Péres -un de ses proches amis-, pour participer à un Colloque de réflexion sur les défis contemporains auxquels le peuple juif fait face.

La démographie est “un facteur crucial et incontournable” qui assombrit les perspectives d’avenir du peuple juif, estime Jacques Attali.

“À l’époque de l’Empire romain, le peuple juif représentait à peu près 10% de la population de ce puissant Empire. Aujourd’hui, le peuple juif ne représente qu’à peu près 2 pour 1000 de la population de la planète. La population juive stagne. C’est tout du moins le cas de ce qu’on appelle en anglais les core Jews, les Juifs ayant deux parents juifs. Désormais, les enfants juifs dont un des parents n’est pas Juif sont plus nombreux que les enfants nés dans une famille où les deux parents sont Juifs.”

Toutes les Communautés juives du monde décroissent, soit en nombre absolu, soit en nombre relatif, à l’exception de quelques-unes, dont la Communauté juive allemande et la Communauté juive australienne, “qui sont en situation de grandir ou de se stabiliser”, note Jacques Attali.

Aujourd’hui, la Communauté juive mondiale compte environ 13 millions d’âmes, soit 2 millions de plus qu’en 1945.

“Il faut se rappeler qu’il a fallu onze ans pour passer de 11 à 12 millions de Juifs et quarante ans pour passer de 12 à 13 millions. La probabilité que la Communauté juive mondiale représente une part décroissante de l’espèce humaine est une évidence accélérée par le phénomène de l’assimilation: les mariages mixtes”, souligne-t-il.

Pour Jacques Attali, la ligne “radicale” adoptée par le Grand Rabbinat en matière de conversions au Judaïsme est “une grande incongruité”.

“Il est très important de poser la question brutale des conversions. Je pense qu’aussi longtemps que nous aurons dans la Communauté juive mondiale, et en particulier dans la Communauté juive de France, une conception de la conversion au Judaïsme aussi rétrograde, aussi fermée et aussi contraire aux idées juives, on ne pourra aboutir qu’à un constat très alarmant: le peuple juif n’est pas en train de mourir, il est en train de se suicider.”

Aujourd’hui, à l’échelle de la Diaspora, “les enfants juifs ne sont que les enfants de la moitié des Juifs”, constate Jacques Attali.

“Les autres enfants juifs ne restent pas dans la Communauté. Il y a donc, hors de l’État d’Israël, un processus d’assimilation et de disparition considérable. Nous devons donc clairement affronter le fait que la population juive est de plus en plus minoritaire, faible et en voie de disparition.”

Israël a fini par devenir la première Communauté juive du monde, “détrônant” ainsi les États-Unis, note-t-il.

“Mais, Israël est une nation, un État, qui n’a pas les mêmes caractéristiques que le peuple juif. En Israël, se pose avec acuité la question de la population juive par rapport aux populations arabes environnantes, qui sont de plus en plus nombreuses dans la région, et qui dans une échelle de cinquante ans seront plus nombreuses dans le territoire palestinien que dans le territoire israélien.”

Qu’est-ce alors l’identité d’un peuple dont la trace numérique dans l’Histoire disparaît, et dont la présence sur un territoire se réduit de plus en plus à une population dont la conception est celle d’une nation qui doit défendre ses intérêts en tant que nation sans véritablement se poser la question du destin d’un très vieux peuple à vocation universelle? Aujourd’hui, l’identité juive est-elle religieuse, culturelle, historique? Cette identité est-elle celle d’une nation dont la tradition l’emporte sur la modernité?, demanda Jacques Attali.

“Si le peuple juif a été capable de survivre malgré tout ce qu’on a fait pour le détruire, c’est parce que son obsession a toujours été de transmettre son riche héritage, plusieurs fois millénaire. J’ai toujours été frappé par la définition talmudique qui répond à la question “Qu’est-ce qu’être un Juif?” La première réponse du Talmud est: “avoir un père Juif”. La deuxième réponse est: “avoir une mère Juive”. La troisième réponse est: “avoir des enfants Juifs”, dit-il. La clé de la raison de la survie du peuple juif, c’est sa capacité à faire en sorte que les enfants soient Juifs. Avons-nous à l’intérieur du peuple juif, à l’échelle mondiale, maintenu les conditions pour que les enfants juifs soient Juifs?”

Encore faudrait-il être capable de définir, poursuit Jacques Attali, la signification de ce qu’on transmet à nos enfants? Est-ce que ce sont des traditions? Une foi? Une éthique? Un Livre? L’attachement à un peuple? L’attachement à la Terre d’Israël? L’attachement à une Histoire?

“Toutes ces choses sont à la fois vraies et absentes”, dit-il.

D’après Jacques Attali, aujourd’hui, le peuple juif souffre tragiquement à l’échelle du monde d’“une absence claire de débats”.

“Qu’est-ce que les Juifs ont à transmettre? Qui le transmet? Ceci est particulièrement vrai à un moment de l’Histoire où le peuple juif se trouve sans maîtres, sans guides, sans phare pour le représenter. Pendant très longtemps, le peuple juif a pu survivre dans la Diaspora parce qu’il avait des Maîtres à penser à Babylone, en Égypte, en Espagne… qui par le biais d’un extraordinaire réseau parvenaient à définir une sorte de doctrine permanente qui imposait une vision. Ce temps est révolu. Aujourd’hui, il n’y a plus de vrais ni de grands leaders au sein du peuple juif. Il n’y a qu’une juxtaposition d’ambitions, de rivalités entre organisations communautaires, d’aventures individuelles. Il n’y a plus de conception de ce que le Judaïsme à apporté au monde. Or, je crois que le Judaïsme est essentiel au monde.”

Pour Jacques Attali, l’École juive joue “un rôle capital” au chapitre de la transmission de l’identité juive.

“Il faut que l’École juive soit une École de qualité, qui prépare les élèves aux meilleures positions sociales et professionnelles dans la société. L’École juive ne doit pas avoir comme débouché la Yéchiva, elle doit avoir comme débouché l’École Polytechnique.”

D’après Jacques Attali, pour affronter les rudes problèmes et défis auxquels ils seront confrontés au cours de cette nouvelle ère de grandes incertitudes qui caractérisera les premières décades du XXIe siècle, les Juifs n’ont pas besoin d’“hommes forts” -un vieux débat dans l’Histoire juive-, ils ont simplement besoin d’“être forts dans leur pensée et de savoir que leur culture est forte”.

“C’est notre devoir de transmettre cette culture par tous les moyens possibles. La culture juive ne se limite pas à une culture religieuse. Pour moi, le coeur de la culture juive, c’est l’Histoire juive. Il est essentiel que les jeunes juifs connaissent beaucoup mieux l’Histoire de leur peuple. Une Histoire fantastique qui a commencé il y a 3000 ans et qui est passée par tant d’aventures épiques auxquelles ont pris part des hommes et des femmes exceptionnels. Pas seulement des Rabbins, des Talmudistes, des Kabbalistes discutant de points d’épingles dans des textes sacrés, mais aussi des universitaires, des banquiers, des aventuriers, des poètes… Des gens qui se sont sacrifiés pour une idée universelle. L’Histoire juive ne s’est pas arrêtée. Elle a toujours le vent en poupe.”

Pour Jacques Attali, “le peuple juif en tant que destin” est aussi important que la pensée juive pour définir l’identité d’un Juif.

“Ce destin insolite fait partie intégrante de l’Histoire juive. Des grands Juifs, dont on oublie souvent de parler parce qu’ils sont sortis de notre univers, sont fondamentaux. Je pense que nous devons être fiers de Spinoza, de Montaigne… de tous ces Juifs qui en s’éloignant de nous sont restés pour autant extraordinairement Juifs parce que universels ils savaient qu’il n’y avait rien qui soit bon pour eux qui ne le soit pas d’abord pour le monde. Ces Juifs hors pair nous ont démontré que l’esprit juif est à son meilleur lorsqu’il emprunte les chemins de traverse et se joue des frontières intellectuelles. Ils nous ont donné des leçons magistrales de Judaïsme, dont on s’inspire encore aujourd’hui.”


At a conference this fall, French author Jacques Attali spoke about the future of the Jewish People in the 21st century.