‘Le nazisme et l’islamisme sont semblables’

Boualem Sansal est le plus grand écrivain algérien contemporain de langue française. Toute son oeuvre littéraire est un réquisitoire vitriolique contre l’islamisme et les dérives des régimes politiques arabes.

Dans son dernier livre, Le village de l’Allemand ou le Journal des frères Schiller (Éditions Gallimard, 2008), ce brillant intellectuel et romancier musulman démontre encore une fois son courage, sa détermination et sa volonté farouches de demeurer, envers et contre tout et tous, un homme libre au franc parler truculent.

Dans ce roman noir et bouleversant, Boualem Sansal aborde frontalement, avec une grande perspicacité, un sujet très tabou dans le monde arabo-musulman: la Shoah.

Deux frères d’origine algérienne vivant en France, dans une banlieue parisienne où les intégristes islamistes font la loi, tiennent leur Journal. Ils apprennent un jour avec horreur la destinée de leur père: Hans Schiller, héros du Front de libération nationale de l’Algérie (F.L.N.), était un officier nazi SS. Il vient de finir ses jours dans un bled du fin fond de l’Algérie, assassiné sauvagement par des islamistes…

Ce roman, qui a suscité un tollé en Algérie et dans d’autres pays arabo-musulmans, a valu à son auteur les foudres des islamistes et de nombreux intellectuels musulmans.

Boualem Sansal nous a accordé récemment une entrevue. Nous l’avons joint à son domicile, à Bourmedes, une localité située prés d’Alger.

Canadian Jewish News: Le personnage principal de votre roman, Hans Schiller, est un ancien officier SS devenu héros de la guerre d’indépendance de l’Algérie et plus tard chef d’un petit village situé dans les environs de Sétif. Cette histoire est-elle basée sur des faits réels?

Boualem Sansal: Oui, c’est une histoire réelle. Mon roman colle aussi près que possible au parcours de cet ancien officier nazi, dont j’ai découvert l’existence au début des années 1980, dans un village des Hauts-Plateaux algériens. Les gens des environs appelaient cette bourgade au “look” exotique, qui avait un petit air d’ailleurs, “le village de l’Allemand”. On m’expliqua que ce village était “gouverné” par un Allemand, ancien officier SS, ancien modjahid -combattant de la révolution algérienne-, naturalisé algérien et converti à l’islam.

Dans la région, cet ex-haut gradé militaire du IIIe Reich était considéré comme un héros, comme un saint homme qui avait beaucoup fait pour ce village et ses habitants. En 1945, après la défaite des armées nazies, Hans Schiller se réfugia en Égypte, où il a été récupéré par les Services secrets égyptiens. Quelques années plus tard, le président Nasser l’envoya comme conseiller technique auprès de l’État-major de l’Armée de libération algérienne. À l’indépendance de l’Algérie, pour des raisons que tout le monde ignore, il décida de s’établir dans ce village perdu, que j’ai nommé dans mon roman Ain Deb.

C.J.N.: La trame centrale de votre roman est la Shoah. Qu’un écrivain musulman aborde sans détours ce sujet très tabou dans les pays arabo-musulmans, c’est toute une gageure!

B. Sansal: Le mot “tabou” ne convient pas. La Shoah est purement et simplement ignorée dans tous les pays arabo-musulmans, quand elle n’est pas considérée comme une invention forgée de toutes pièces par les Juifs sionistes pour légitimer la création de l’État d’Israël. Il y a toujours eu dans les sociétés arabo-musulmanes un antisémitisme populaire et basique. Mais, depuis quelques années, avec la montée de l’islamisme et la faillite des régimes politiques arabes, l’antisémitisme dans les contrées arabo-musulmanes est devenu un puissant credo doctrinal, instrumentalisé à des fins politiques et idéologiques.

C.J.N.: C’est ce que fait le président iranien Mahmoud Ahmadinejad.

B. Sansal: Ahmadinejad instrumentalise l’antisémitisme d’une manière claire. Cet islamiste fougueux et obtus est peut-être le moins dangereux, dans la mesure où il met les pieds dans le plat quand il claironne grossièrement que la Shoah n’est qu’une grande fable. Dans les autres pays arabo-musulmans, l’antisémitisme et la négation de la Shoah sont instrumentalisés de manière plus intelligente, plus vicieuse. C’est le cas en Algérie, en Égypte, en Syrie, en Arabie Saoudite…

Ces pays musulmans ne nient pas la Shoah ouvertement, mais ils agissent à travers leurs formidables réseaux internationaux qui financent une propagande foncièrement antisémite. Leur rhétorique très judéophobe est mise au service de ce que les Arabes appellent “la cause sacrée palestinienne”. Et, malheureusement, ces discours antisémites font un tabac auprès des peuples arabo-musulmans, surtout auprès des jeunes, qui ont complètement perdu leurs repères. Dans des pays où prévaut une grande misère sociale, économique et culturelle, les discours antisémites fonctionnent très bien. Il est temps que les intellectuels musulmans se mobilisent et dénoncent le racisme et l’antisémitisme qui prolifèrent dans les sociétés arabo-musulmanes.

C.J.N.: Vous rappelez dans votre roman que les rapports entre les nazis et les leaders arabes étaient très étroits.

B. Sansal: Hitler a établi des liens très étroits avec des hauts dignitaires politiques et religieux musulmans. Notamment, avec Hadj Amine Al Husseini, grand Mufti de Jérusalem, Hassan el Banna, le fondateur des Frères Musulmans en Égypte, et en Europe avec un certain Alya Izetbegovic, qui allait, cinquante ans plus tard, devenir le premier président de la Bosnie-Herzégovine. Hitler à pu, grâce à l’aide de ces leaders arabes, lever des troupes dans tous les pays arabo-musulmans, qui se sont battues avec les troupes allemandes en Europe ou mené des actions de guérilla dans leurs pays respectifs contre les armées coloniales antinazies.

Dans les milieux islamistes, où on continue encore à prôner sans ambages l’annihilation d’Israël et du peuple juif, on a gardé une très grande sympathie pour l’hitlérisme. Certains leaders arabes en sont réellement très imprégnés, à tel point qu’ils rêvent de continuer l’oeuvre d’Hitler, notamment l’extermination des Juifs. C’est le rêve d’Ahmadinejad et de Ben Laden.

C.J.N.: Selon vous, l’islamisme et le nazisme sont deux idéologies semblables. Ce parallèle a grandement offusqué de nombreux intellectuels musulmans.

B. Sansal: Je me sens tout à fait fondé à l’affirmer. Un bon nombre d’Arabes et de Musulmans considèrent le parallèle que j’établis entre le nazisme et l’islamisme caricatural, forcé ou exagéré. Mais, moi qui ai vécu en Algérie l’islamisme dans ma chair, je peux vous assurer que je suis vraiment loin du compte. L’islamisme est réellement un fascisme d’une violence inouïe. Si les islamistes avaient pris le pouvoir en Algérie, ils auraient perpétré sans la moindre gêne une Shoah aussi effroyable que celle de l’extermination des Juifs par les nazis durant la Deuxième Guerre mondiale. J’ai vécu l’islamisme de l’intérieur, j’ai vu de mes propres yeux comment ce fascisme abject fonctionne.

Le nazisme et l’islamisme fonctionnent sur le même principe: le parti unique, la militarisation du pays, le lavage des cerveaux, la falsification de l’Histoire, l’exaltation de la race, une vision manichéenne du monde, une tendance à la victimisation, l’affirmation constante d’un complot contre la nation (Israël, l’Amérique et la France sont tour à tour cloués au pilori par le pouvoir algérien quand il est aux abois, et parfois aussi par notre voisin marocain), l’antisémitisme et la xénophobie érigés en dogmes, le culte du héros et du martyre, la glorification du Guide suprême de la Révolution, l’omniprésence de la police et de ses indics, des discours enflammés, des organisations de masses disciplinées, des grands rassemblements, de la propagande incessante…

Les nazis tuaient en invoquant des raisons économiques -le grand complot juif contre l’économie allemande, “les Juifs ont ruiné l’Allemagne”, les “Juifs sont des voleurs et des êtres cupides”… En réalité, c’est l’antisémitisme qui motivait Hitler et ses séides. En Algérie, c’est pareil! Les islamistes tuent des citoyens Algériens qu’ils accusent d’être des traîtres à la nation, des suppôts des Occidentaux… Ça c’est l’explication officielle qu’ils donnent dans leurs communiqués, leurs discours, leurs prêches. Mais la réalité est tout autre. Ces fous furieux trucident des êtres innocents parce que selon leur vue ils ne sont pas de “vrais et authentiques” Musulmans.

C.N.J.: Selon vous, aujourd’hui, le monde arabo-musulman est dans “un état de décrépitude consternant”. Votre diagnostic est très sévère.

B. Sansal: Le monde arabo-musulman est dans un état piteux. C’est effrayant! Le monde arabo-musulman a toujours été très fermé à la liberté et aux débats. Mais, ces dernières années, je ne sais pas si “fermeture” est un mot approprié. Une amnésie totale et un silence intégral sévissent avec force dans tous les pays arabo-musulmans. Ça peut s’expliquer par la peur du pouvoir, des islamistes… Mais, je pense que ce malaise est beaucoup plus profond. Les peuples arabo-musulmans sont brisés, ils n’ont plus d’espoir. Peut-être qu’ils pensent que le silence est la meilleure manière de se préserver. Moi, je considère que le silence est la pire façon de vivre. Pour vivre dans le silence, il vaut mieux ne pas vivre!

C.J.N.: Donc, vous envisagez l’avenir du monde arabo-musulman plutôt avec pessimisme?

B. Sansal: Je suis très pessimiste pour ce qui est de l’avenir de l’Algérie et aussi de tout le monde arabe. D’où viendrait le changement? Celui-ci ne peut venir que de la liberté. Pris en tenaille entre des dictatures militaro-policières et l’islamisme radical, le monde arabo-musulman a beaucoup de mal à entrer dans la modernité. Le chemin du renouveau sera long, difficile et plein de violence. Tant et aussi longtemps que les peuples arabo-musulmans ne se réapproprieront pas leur liberté, ils n’ont aucune chance de s’en sortir.

Sur le plan économique, la situation ne cesse de se dégrader. Aujourd’hui, l’argent émanant des ventes de pétrole coule à flot en Algérie et dans d’autres contrées arabes, mais il ne profite qu’aux oligarques et aux islamistes. Le peuple, lui, s’enfonce dans la misère la plus crasse. On veut nous faire croire que les choses vont mieux en Tunisie, au Maroc… L’illusion est là! Mais, ce n’est pas suffisant. Il est temps que les gouvernants arabes réalisent qu’un pays ne peut pas être seulement un baril de pétrole et une banque. Un peuple, c’est plus que ça!

C.J.N.: Pourtant, l’Occident, les États-Unis en tête, a bon espoir que la démocratie finisse par planter ses racines dans les pays arabo-musulmans, dont plusieurs sont de proches alliés prooccidentaux.

B. Sansal: C’est la realpolitik qui mène aujourd’hui notre monde. L’Occident, l’Amérique et l’Europe ne croient plus en la possibilité que le monde arabo-musulman évolue vers la démocratie, la liberté, l’ouverture sur le monde, la paix avec les autres nations. On table alors sur la realpolitik: il faut essayer de contenir les choses et maintenir le statu quo le plus longtemps possible. Pour atteindre ce but, il faut soutenir des dictatures, ce qui permettra de maintenir des apparences de stabilité. Et, les pays arabes ont du pétrole. Or, on sait que le pétrole est devenu le sang du monde. Il faut donc prendre toutes les mesures nécessaires pour que le pétrole cirule sans entraves. Ce qui est important désormais pour l’Occident, ce n’est pas que les pays arabo-musulmans évoluent vers la démocratie, mais qu’un minimum d’ordre soit maintenu dans ces régimes dictatoriaux aux prises avec l’intégrisme islamiste pour que le pétrole puisse circuler librement.

C.J.N.: Êtes-vous aujourd’hui persona non grata en Algérie?

B. Sansal: Oui, ma vie en Algérie est très difficile. Mes livres sont interdits en Algérie depuis 2005. Je suis quotidiennement l’objet d’attaques très viles. J’ai été limogé de mon poste de fonctionnaire il y a cinq ans à cause de mes écrits et de mes opinions politiques personnelles. J’envisage sérieusement de m’exiler définitivement. Je suis fatigué. Jusqu’ici, je m’étais fait le devoir de rester en Algérie parce que je considère que lorsqu’on est très critique à l’égard des siens et de son pays, et qu’on se considère comme étant dans l’Opposition, il faut être présent sur place. On ne peut pas faire de l’Opposition à distance. Aujourd’hui, je me rends compte que ça ne vaut pas le coup. C’est extrêmement dangereux. J’ai reçu beaucoup de menaces, à travers la presse, des attaques en règle avec ma photo à la une où je suis traité de traître, de négationniste, de suppôt d’Israël… Des accusations de type stalinien qui normalement vous valent le goulag. Je suis aussi l’objet de menaces de mort.

C.J.N.: Je suppose que les islamistes sont vos principaux détracteurs?

B. Sansal: Quand j’ai publié Le village de l’Allemand, je m’attendais à des réactions très véhémentes de la part des islamistes et du gouvernement algérien puisque je m’attaque dans ce livre, comme dans mes précédents ouvrages, à leur fond de commerce. Mais, sincèrement, je ne m’attendais pas à ce que les attaques et les insultes les plus virulentes contre ma personne proviennent d’intellectuels musulmans qui se réclament de la démocratie, des Lumières… mais qui tiennent un discours qui n’est pas très différent de celui rabâché par le pouvoir arabe et les islamistes.

Ce qui m’attriste davantage, c’est le fait que les attaques les plus fielleuses ont été proférées par des intellectuels Algériens et Musulmans vivant en France. Je ne comprends pas leur attitude parce que eux ils sont libres, ils peuvent parler, s’exprimer sans contraintes, débattre dans des contextes où on peut dialoguer sans avoir à s’insulter, à se condamner, à s’excommunier.  La situation de ces intellectuels musulmans est très différente de celle des intellectuels vivant dans les pays arabo-musulmans, qui pour plaire au régime au pouvoir sont obligés de caresser le monstre dans le sens du poil.


In an interview from his home in Algeria, Muslim author Boualem Sansal talks about his work and his views on the link between Islamic fundamentalism and anti-Semitism.