L’État d’Israël sous toutes ses coutures

L’un des meilleurs spécialistes français d’Israël, Alain Dieckhoff, Directeur de recherches au C.E.R.I.-Centre d’Études et de Recherches Internationales- en Sciences politiques, un groupe de Recherche du C.N.R.S. -Centre National de la Recherche Scientifique- de France, a été le maître d’oeuvre d’un imposant ouvrage universitaire collectif consacré à Israël -L’État d’Israël (Éditions Fayard/C.E.R.I., Collection “Les Grandes Études”, 2008, 592 p.)

Une trentaine de spécialistes reconnus, israéliens, français et américains, d’Israël ont participé à l’élaboration de cette somme atypique, à contre-courant des ouvrages universitaires conventionnels sur l’État hébreu, qui mettent beaucoup l’emphase sur le conflit israélo-arabe.

“Sans méconnaître l’acuité du conflit entre Israël et ses voisins arabes, il est clair que l’objectif de ce livre est d’aller au-delà de l’aspect géopolitique du contentieux pour aborder Israël dans toutes ses dimensions: les fondements politiques; les institutions; la vie politique; les relations internationales; les questions sociales; l’économie; la culture; la littérature… Il y a vraiment dans cet ouvrage un parti pris de disséquer Israël sous toutes ses coutures, par le biais d’une approche pluridisciplinaire. Notre objectif était de comprendre au plus près toutes les dynamiques, parfois contradictoires, de la société israélienne”, explique Alain Dieckhoff dans l’entrevue qu’il nous a accordée récemment.

C’est la première fois qu’un bilan aussi exhaustif des diverses facettes de la société israélienne, et de ses mutations actuelles, est dressé dans un ouvrage en langue française.

Alain Dieckhoff sera, du 30 juin au 5 juillet, l’un des professeurs invités de l’Université d’Été du C.E.R.I.U.M. -Centre d’Études et de Recherches Internationales de l’Université de Montréal-, où il donnera plusieurs cours sur Israël et le conflit israélo-arabe.

Canadian Jewish News: Vous montrez bien dans ce livre que la société israélienne n’est pas une entité monolithique mais, au contraire, une mosaïque multiculturelle traversée par des courants politiques, idéologiques et sociaux très divers.

Alain Dieckhoff: Ça, j’en suis convaincu depuis longtemps. Je m’intéresse de près à la société israélienne depuis une vingtaine d’années. Je la connais donc bien de l’intérieur. C’est une société extrêmement contrastée et très diverse. Ceux qui ne connaissent pas du tout la société israélienne, ou qui la connaissent mal, ou qui n’ont pas d’intérêt particulier a priori pour Israël, voient surtout ce pays à travers les médias, donc, inévitablement, à travers le sempiternel conflit israélo-arabe. Je ne parle pas de la presse juive, qui a une perspective différente pour des raisons évidentes, mais de la presse généraliste, qui s’intéresse surtout au conflit israélo-palestinien. Cette presse présente rarement les autres facettes d’Israël. C’est essentiellement pour cette raison que j’ai conçu ce livre comme un ouvrage de référence, qui puisse servir à tous ceux qui ont envie de mieux connaître Israël. Ce livre leur permettra de découvrir des réalités au-delà du conflit israélo-palestinien, sans sous-estimer l’importance de celui-ci, mais en montrant que derrière ce conflit il y a une société qui bouge avec ses contradictions, ses tensions, ses interrogations, ses réussites, ses échecs…

C.J.N.: Soixante ans après la création de l’État d’Israël, le sionisme est-il un vestige de l’histoire d’Israël ou une doctrine toujours bien vivante?

A. Dieckhoff: Le sionisme n’existe plus en tant que doctrine. Il n’y a plus aujourd’hui en Israël de débats doctrinaux, théoriques, sur le sionisme. C’est vraiment durant la période de la fondation de l’État d’Israël qu’il y a eu des joutes idéologiques, parfois très virulentes, entre les militants de droite et ceux de gauche, entre les laïcs et les religieux… À juste titre, puisqu’il s’agissait de fonder une nouvelle société, et donc d’en dessiner les contours. Tout cela appartient au passé. L’État d’Israël n’est plus un voeu chimérique mais une réalité très tangible. Aujourd’hui, pour beaucoup d’Israéliens, notamment pour les jeunes, le sionisme, ce sont essentiellement les noms de Boulevards dans les grandes villes du pays: Boulevard Nordau, Boulevard Herzl!

C.J.N.: Que signifie pour vous le “postsionisme”? L’État d’Israël vit-il aujourd’hui dans une ère “postsioniste”?

A. Dieckhoff: Oui, je crois qu’Israël en tant que société est entré dans une ère postsioniste. Après soixante ans d’existence, l’État d’Israël s’est beaucoup consolidé, au niveau social, économique, international… On ne sait pas assez qu’aujourd’hui, l’État d’Israël a des relations diplomatiques avec 161 États. C’est énorme par rapport à la situation qui prévalait il y a soixante ans. On a tendance à oublier ce fait parce qu’on est obnubilé par la persistance du conflit israélo-arabe, même s’il est en partie réglé. Par ailleurs, la société israélienne s’est normalisée en ce sens qu’elle n’est plus une société mobilisée. Dans les années 50 et 60, Israël était une société hyper-mobilisée puisque les fondateurs et les dirigeants de l’État juif naissant, de même qu’une partie importante des Israéliens, souhaitaient ardemment construire un nouveau modèle social.

Mais est-ce que cela veut dire que structurellement l’État d’Israël s’est détaché de son socle sioniste? La réponse est non. Dans les années 90, un débat sur cette question a enfiévré la société israélienne. Certains tenants du postsionisme disaient qu’Israël devait cesser d’être un État juif pour devenir un État de tous ses citoyens, peu importe leur religion ou leurs origines ethniques. Ce débat a fait long feu. Israël reste un État juif, qui tient mordicus à défendre son identité collective juive. La deuxième Intifada a en quelque sorte remis les pendules à l’heure, dans le sens où elle a montré qu’il y avait un attachement de la majorité des Juifs israéliens à la définition d’Israël comme État juif. Je pense qu’Israël restera dans cette configuration politico-idéologique pendant encore un bon moment.

C.J.N.: D’après vous, quel est le plus grand défi auquel l’État d’Israël est confronté aujourd’hui?

A. Dieckhoff: Pour moi, c’est très clairement la paix. Il faut rappeler que le sionisme recherchait la “normalisation de l’existence juive”. Cette normalisation implique nécessairement la paix avec les voisins arabes. L’aboutissement auquel le sionisme aspire est certainement que l’État d’Israël devienne un État parmi d’autres au Moyen-Orient. Un État qui ait des relations apaisées avec ses voisins, fondées sur des rapports diplomatiques qui passent par la négociation et non par la guerre.

C.J.N.: La balkanisation de la société israélienne, qui a accentué l’“ethnicisation” de la vie politique -la prolifération de partis politiques représentant les Russes, les Sépharades, les Arabes, les Juifs orthodoxes…- n’affaiblit-elle pas la démocratie israélienne?

A. Dieckhoff: Depuis une vingtaine d’années, les partis politiques généralistes, en l’occurrence le Parti Travailliste et le Likoud, se sont considérablement affaiblis au détriment de petits partis fonctionnant sur une base ethnique ou ethno-religieuse. Les partis généralistes s’adressaient à l’ensemble de la population israélienne et non spécifiquement à un groupe particulier: les laïcs, les Arabes, les Sépharades, les Russes… L’affaiblissement des partis généralistes rend plus compliqué le fonctionnement de la démocratie israélienne parce que les partis à base ethnique ont des intérêts communautaires qui sont plus restreints, plus catégoriels. Ces partis n’ont pas une vision d’ensemble de la société. C’est mauvais pour le fonctionnement d’un système politique démocratique.

Ce phénomène explique la succession d’élections à répétition -presque tous les trois ans- qu’il y a eue en Israël depuis le début des années 90. Ce n’est pas un signe de bonne santé pour une démocratie. Les gouvernements sont fondamentalement instables, ne sont pas en mesure de constituer une majorité sur le long terme, sont toujours à la merci des petits partis, qui peuvent quitter brusquement des coalitions fragiles pour de bonnes ou de moins bonnes raisons. Un des défis d’Israël, c’est de stabiliser son système politique tout en permettant évidemment l’expression des divers groupes qui émettent des revendications en son sein.

C.J.N.: Y a-t-il toujours un “problème sépharade” en Israël?

A. Dieckhoff: Je suis convaincu que le “problème sépharade” existe encore. Certes, il y a bien eu des processus de convergence, par exemple au niveau des modes de vie, de certaines attitudes que Sépharades et Ashkénazes partagent désormais assez largement. Il y a aussi un phénomène que l’on évoque moins mais qui est aussi réel: la consolidation d’une classe moyenne “transethnique”, résultante des mariages entre Sépharades et Ashkénazes, qui représentent aujourd’hui à peu près 30% des mariages juifs en Israël. Ce n’est pas négligeable. Cela veut dire qu’il y a un processus un peu souterrain, peu visible, mais tangible: la fusion des exilés à laquelle le sionisme aspirait se fait de façon discrète, sans que celle-ci fasse les manchettes des journaux.

Mais, parallèlement à ce phénomène de constitution d’une classe moyenne “transethnique”, un problème, qui recoupe la dimension sociale et la dimension ethnique, persiste: beaucoup de Juifs sépharades, Marocains en particulier, continuent à vivre, surtout dans les villes de “développement”, dans une situation de grande marginalisation au niveau social. Ce n’est pas un bon signe quand dans une société il y a un recoupement entre le fait d’être défavorisé socialement et le fait d’avoir une certaine identité ethnique très affirmée, qui en l’occurrence est aussi, assez largement, une identité religieuse. L’Israël d’aujourd’hui est assez loin de l’objectif de justice et d’égalité que s’étaient fixés ses pères fondateurs. Au contraire, Israël est rentré dans une logique sociale pernicieuse, où les écarts entre les riches et les pauvres ont tendance à s’accentuer.

C.J.N.: Le rôle de plus en plus important joué par le Hamas dans la société palestinienne et le renforcement de l’hégémonie de l’Iran dans la région n’ont-ils pas modifié sensiblement les donnes du conflit israélo-palestinien? Pourquoi ces deux questions importantes ne sont-elles pas abordées dans ce livre?

A. Dieckhoff: On ne parle pas dans le livre de ces deux questions de façon centrale parce que notre prisme est vraiment Israël et non une réflexion globale sur l’ensemble de la région. Cela dit, il est vrai que dans les rapports entre l’État d’Israël et ses voisins, il y a une nouveauté double. Du côté palestinien, je dirais que le différend israélo-palestinien a été un contentieux qui, durant une trentaine d’années, du milieu des années 60 jusqu’à la fin des années 90, a mis aux prises, d’abord par la force des armes et ensuite par des tentatives de négociation, Israël et l’OLP, une organisation nationaliste qui voulait d’abord créer un État unique recouvrant l’ensemble de la Palestine mandataire et qui ensuite, dans les années 80, est rentrée dans une logique de compromis territorial avec Israël, qui n’a malheureusement pas encore abouti.

La nouveauté, c’est qu’il y a aujourd’hui un autre courant palestinien qui n’a fait que s’affirmer au cours des vingt dernières années et qui, depuis la deuxième Intifada, a pris une importance considérable: le mouvement islamiste, représenté par le Hamas dans les Territoires palestiniens. Ça change la donne parce qu’il y a maintenant deux représentants du peuple palestinien. Un qui table sur une logique de compromis territorial et un autre qui, dans le fond, a repris le programme originel de l’OLP des années 60: le refus de la coexistence étatique, et prône la création d’un seul État, cette fois-ci islamique, de la Méditerranée jusqu’au Jourdain. C’est une transformation considérable, surtout si on la greffe au deuxième point: l’émergence de l’Iran comme puissance régionale.

C.J.N.: Donc, l’Iran influence le conflit israélo-palestinien?

A. Dieckhoff: Oui, l’Iran, qui n’est pas un État arabe, joue un rôle de plus en plus important dans le conflit israélo-palestinien. Cela fait un moment que l’Iran cherche à se positionner régionalement. Mais, depuis l’arrivée au pouvoir de Mahmoud Ahmadinejad, la volonté des Iraniens de consolider leur présence régionale est de plus en plus affirmée. Par ailleurs, Téhéran a aussi comme souci de maîtriser le cycle nucléaire et de renforcer ses liens, déjà anciens, avec la Syrie et surtout avec le Hezbollah au Liban. C’est une conjoncture assez nouvelle qui est inquiétante pour Israël et les régimes sunnites pro-ocidentaux, qui sont aussi potentiellement menacés par cette montée en puissance du chiisme. On le voit avec la crise libanaise. Le Hamas, allié de l’Iran, a cependant une particularité: cette organisation islamiste n’est pas chiite mais sunnite. C’est clair que nous sommes dans une configuration nouvelle.

C.J.N.: Aujourd’hui, les Arabes israéliens ne sont-ils pas confrontés à un dilemme: s’“israéliser”, c’est-à-dire s’intégrer davantage dans la société israélienne, ou se “palestiniser”, c’est-à-dire se rapprocher davantage de leurs frères Palestiniens de la Cisjordanie et de Gaza? Comment envisagez-vous l’avenir des Arabes d’Israël?

A. Dieckhoff: Dans le moyen terme, les Arabes d’Israël risquent de continuer à être dans une position extrêmement ambivalente pour des raisons qui ne sont pas uniquement liées à leur évolution interne mais aussi à leur rapport à l’État d’Israël. Leur problème, c’est qu’ils sont une minorité nationale dans un État qui se définit comme juif. C’est un facteur qui leur donne une spécificité très forte et qui les place quelque part en porte-à-faux. D’un côté, les Arabes sont des citoyens de l’État d’Israël. D’un autre côté, ils ne sont pas partie prenante dans l’identité que porte cet État. Donc, leur position est par essence problématique. C’est à partir de là qu’il faut comprendre leur tentation d’islamisation. Certains d’entre eux tablent sur une “islamisation” de leur identité parce qu’ils considèrent qu’ils n’auront jamais une place qui sera véritablement reconnue à l’intérieur de l’État d’Israël. Mon sentiment est que les citoyens arabes, ou comme ils préfèrent se désigner, les Palestiniens d’Israël, resteront encore longtemps dans cette situation extrêmement ambivalente.

C.J.N.: Beaucoup d’Israéliens ne considèrent-ils pas les Arabes d’Israël comme une “cinquième colonne”?

A. Dieckhoff: C’est indéniable. Cette crainte est récurrente. On n’a qu’à penser à la réaction extrêmement vigoureuse, et à mon avis disproportionnée, de la police israélienne en octobre 2000, pendant la deuxième Intifada, quand elle ouvrit le feu et tua treize Arabes en Galilée. Cet incident dramatique montre que la crainte de la part de l’État d’Israël d’être débordé par ses citoyens arabes est très forte. J’ai l’ai constaté à plusieurs reprises lors de mes nombreux séjours en Israël. Il est évident que les événements d’octobre 2000 ont laissé des traces des deux côtés. Beaucoup d’Arabes israéliens ont le sentiment qu’au fond ils seront toujours une minorité marginalisée. Quant à l’État d’Israël, il a toujours le sentiment que finalement il ne pourra jamais être sûr de la loyauté de ses citoyens arabes. Il y a un sentiment de double aliénation. Aliénation de l’État d’Israël vis-à-vis de ses citoyens arabes et aliénation de ces derniers à l’endroit de l’État juif.

C.J.N.: Dans une entrevue qu’il nous a accordée récemment, l’historien et journaliste Tom Segev, chef de file des “nouveaux historiens” israéliens, nous a dit que: “Les jeunes Israéliens ne croient plus à la paix. C’est une génération moins idéaliste, mais plus pragmatique, qui ne croit pas en une paix viable, mais croit par contre en la gestion du conflit israélo-palestinien”. Partagez-vous son point de vue?

A. Dieckhoff: Sur ce point, je suis d’accord avec Tom Segev. Je dirais même que ce ne sont pas seulement les jeunes Israéliens qui ne croient plus à une paix avec les Palestiniens, une majorité de la population israélienne, en tout cas juive, n’y croit plus non plus. On voit très clairement deux phénomènes à travers les études d’opinion. Le premier est positif. À peu près 70% des Israéliens juifs considèrent qu’il faut aller vers une solution fondée sur un compromis territorial, donc favoriser la création d’un État palestinien qui vivra à côté de l’État d’Israël.

Mais, en même temps, on note aussi un deuxième phénomène moins prometteur. Les Israéliens sont aussi nombreux à considérer que cette perspective ne verra pas le jour dans un avenir raisonnable, qu’il continuera donc à y avoir de la violence et un pourrissement du conflit. Donc, dans le fond, tout ce qu’Israël pourra faire, c’est essayer de contenir ce conflit au maximum. C’est ce contraste qui me frappe. C’est-à-dire, la perception, qu’on pourrait qualifier de rationnelle, qu’il faudrait arriver à un compromis et, parallèlement, la conviction, plus intime, qu’on n’y arrivera pas dans un temps relativement proche. Ça, évidemment, ce n’est pas une bonne nouvelle.


In an interview, political scientist Alain Dieckhoff, research director at the Centre d’Études et de Recherches internationales in France, who recently compiled a book of articles about Israel today, talks about the political situation there.