Une entrevue avec l’écrivain Avraham B. Yehoshua

A.B. Yehoshua

Né en 1936 à Jérusalem d’une mère originaire du Maroc et d’un père dont la famille est établie en Eretz Israël depuis cinq générations, Avraham B. Yehoshua, qui vit à Haïfa depuis 1967, est l’un des plus grands écrivains israéliens.

Publié dans le monde entier -son imposante oeuvre littéraire a été traduite en quarante langues-, cet intellectuel engagé, qui s’exprime fort bien en français, continue à disséquer d’une plume acérée les tourments de l’âme israélienne.

Dans son nouveau roman, Rétrospective, traduit de l’hébreu au fran­çais par Jean-Luc Allouche et qui vient de paraître aux Éditions Fayard, Avraham B. Yehoshua nous livre une méditation très perspicace sur la création artistique et l’avenir identitaire d’Israël.

Les deux personnages principaux de ce roman magnifique et poly­pho­nique, le cinéaste Yaïr Mozes, un Ashké­naze foncièrement laïc, et son ancien compagnon de route, le ta­len­tueux scénariste Saul Trigano, un intellectuel Sépharade féru de modernité mais fidèle aux traditions millénaires de ses ancêtres, règlent leurs vieux contentieux par le biais de dialogues passionnants où se dessinent en filigrane des questionnements lancinants sur l’avenir existentiel d’Israël.

Au sommet de son art, Avraham B. Yehoshua nous offre un roman pétillant d’intelligence et d’une majestueuse mélancolie. 

Entretien avec l’une des grandes Voix de la littérature, de l’intelligentsia et du camp de la paix d’Israël.

Canadian Jewish News: La trame narrative de “Rétrospective” contraste fortement avec celles de vos romans précédents. C’est la première fois que le héros principal d’un de vos romans est un créateur artistique.

A.B. Yehoshua: C’est vrai. C’est la première fois que j’aborde dans un de mes romans le thème de la création artistique. Jusque-là, les personnages de mes romans étaiens garagiste, ingénieur, comptable… Dans ce roman, je mets en scène un réputé cinéaste israélien, Yaïr Mozes, qui au cré­puscule de sa vie est convié à une Rétrospective de ses oeuvres cinématographiques à Saint-Jacques-de-Compostelle. Après avoir revu ses oeuvres de jeunesse, ce brillant réali­sa­teur nous confie ses réflexions sur la puissance sauvage de l’imagination, la force démesurée de la création artistique, les choix esthétiques qu’un artiste doit faire… Ce roman recèle des passages autobiographiques. Deux des films de Yaïr Mozes présentés dans le cadre de l’hommage qu’on lui a dédié à Saint-Jacques-de-Compostelle sont basés sur des nouvelles que j’ai écrites au début des années 50. À travers l’analyse de Yaïr Mozes de ces deux films et ses dialogues animés avec son scénariste préféré, Saul Trigano, avec qui il s’est brouillé pendant de nombreuses années, j’ai essayé de mieux comprendre le sens qui était enfoui dans ces deux nouvelles kafkaïennes que j’ai écrites il y a plus d’un demi-siècle. À l’époque, j’avais exprimé d’une manière surréaliste ce que je ressentais. Ce roman a été pour moi l’occasion de faire un travail introspectif psychanalytique.

C.J.N.: Saul Trigano, le scénariste fétiche de Yaïr Mozes, est un Sépharade impétueux qui porte un regard très critique sur la société israélienne qui rappelle vos vues, souvent décapantes, sur l’Israël d’aujourd’hui.

A.B. Yehoshua: Bien que je ressemble plus au personnage de Yaïr Mozes, je porte aussi en moi un côté Saul Trigano, que j’ai hérité de ma mère. Née à Mogador, au Maroc, dans une famille Sépharade marocaine, ma mère est arrivée en 1932 en Palestine, 16 ans avant la création de l’État d’Israël, avec son père et sa jeune soeur. Elle avait 16 ans. Saul Trigano est un intellectuel Sépharade de souche nord-africaine qui connaît et décrypte fort bien les codes identitaires israéliens. Tout comme Trigano, moi aussi je suis très préoccupé par la question de l’intégration de la population israélienne dans la région du Moyen-Orient. Les Israéliens sont tiraillés en l’Est et l’Ouest. Je ne suis pas du tout satisfait du côté occidental, nord-américain à l’extrême, que les Israéliens ont adopté ces dernières années. Force est de rappeler que les Israéliens sont avant tout des Méditerranéens. Israël, qui est composé majoritairement de Juifs originaires des pays chrétiens et de Juifs originaires des pays musulmans, est perçu aujourd’hui comme un pays occidental fortement américanisé. C’est une perception réductrice et fausse de ce pays. Israël est un pays méditerranéen qui partage une identité commune avec l’Égypte, la Grèce, le Nord de l’Afrique, l’Italie, le Sud de la France… À cause du conflit qui l’oppose aux Palestiniens, Israël a beaucoup de difficulté à trouver sa place dans un Moyen-Orient de plus en plus hostile à son égard.

C.J.N.: Tout en étant un Sépharade fortement traditionaliste, Saul Trigano est horripilé par la religion. Pourquoi?

A.B. Yehoshua: Dans les années 50, Saul Trigano a écrit le scénario d’un film réalisé par Yaïr Mozes où il prédit déjà que la religion fondamentaliste occupera une place de plus en plus prédominante dans la société israélienne et façonnera la future Identité juive israélienne. À cette époque, où la laïcité dominait d’une manière écrasante dans l’État d’Israël em­bryon­naire, très nombreux étaient ceux qui considéraient qu’une telle prédiction ne pouvait être que le fruit des lubies d’un Cassandre délirant. Mais, dans l’Israël de 2012, la vision annonciatrice de Trigano est devenue une hideuse réalité. Comme Trigano, moi aussi je suis très inquiet de voir qu’aujourd’hui la religion prend une place de plus en plus importante dans la société et l’arène politique israéliennes. Que les choses soient claires. Je ne suis pas contre la ou les religions. Je suis farouchement opposé au fanatisme religieux, c’est-à-dire à une conception autoritaire et extrémiste de la religion.

C.J.N.: L’influence grandissante des Partis religieux dans l’échiquier politique israélien vous préoccupe aussi beaucoup.

A.B. Yehoshua: Oui. Malheureusement, les deux grands Partis politiques religieux israéliens, le Parti Haredim et le Parti National Religieux, qui défend aveuglément les colons membres du Mouvement Goush Emounim, sont de plus en plus influents. Ces deux Partis politiques prônent une conception du Judaïsme intégriste et exclusionniste. Les dirigeants de ces Partis politiques orthodoxes ne cessent de claironner “Israel en Abetorato”, c’est-à-dire : “Il ne peut y avoir d’Israël sans la Torah”.  Ces fondamentalistes ultra-­natio­na­listes ne peuvent pas concevoir l’Iden­tité ou le Nationalisme israéliens en dehors de la religion juive. C’est comme si la France et l’Angleterre devaient se réduire uniquement à la religion catholique et à la religion anglicane. Ces Mouvements politiques ultra-orthodoxes défendent une idéo­lo­gie pernicieuse antidémocratique et antinationaliste. Leur conception très dogmatique de l’Identité israélienne est aux antipodes de la conception identitaire libérale que les Israéliens laïcs défendent désespérément aujourd’hui: une Identité fondée sur la volonté du peuple à travers des Institutions démocratiques.

C.J.N.: Quel regard portez-vous sur le Séphardisme en Israël?

A.B. Yehoshua:  Le Séphardisme israélien est fortement divisé. Beaucoup de Sépharades sont retournés en force à la religion et ont adhéré au Parti religieux ultra-orthodoxe Shass. D’autres Sépharades, comme le socio­logue Yehuda Shenhav, sont de­ve­nus antisionistes et pré­co­nisent vigoureusement la création d’un État binational israélo-palestinien. Ce qui signifiera à long terme la disparition de la spécificité juive de l’État d’Israël. C’est la “panacée miracle” que proposent les Israéliens Juifs anti­sio­nistes pour qu’Israël s’intègre définitivement au Moyen-Orient.

C.J.N.: La solution de deux États, que vous avez toujours défendue très ferme­ment, est-elle encore plausible alors que les relations entre Israël et les Palestiniens ne cessent de se dégrader?

A.B. Yehoshua: La politique de colonisation outrancière du Gouvernement Netanyahou rend de moins en moins possible la solution de deux États, un État israélien et un État palestinien cohabitant côte à côté. Cette politique de colonisation est désastreuse et suicidaire pour l’État d’Israël. Depuis 1967, je préconise la solution de deux États. À l’époque, beaucoup d’Is­raé­liens me considéraient comme un fou utopiste et un traître à la nation. Mais l’option de deux États devient chaque jour de moins en moins réalisable. En Cisjordanie, les colonies israéliennes ont grugé de grands morceaux de terres palestiniennes. Un État palestinien constitué de bantoustans ressemblerait à l’État d’apartheid érigé par l’Afrique du Sud de sinistre mémoire. Ce serait renier les valeurs fondamentales sur lesquelles l’État d’Israël a été fondé en 1948.

C.J.N.:La gauche israélienne n’est-elle pas aujourd’hui en pleine déréliction?

A.B.Yehoshua: Le camp de la paix est fatigué, paralysé et complètement dérouté. Les leaders de la gauche israélienne répètent depuis plusieurs années le même discours creux. Il faut admettre qu’en Israël, la droite a gagné. Nous avons cru pendant longtemps que l’Histoire et l’avenir étaient avec la gauche. Ce n’était qu’une illusion. La gauche doit se préparer à la création prochaine d’un État binational judéo-arabe. Avant la fondation de l’État d’Israël, la gauche sio­niste, notamment le Mouvement Hashomer Hatzaïr, préconisait aussi la création d’un État binational judéo-arabe. Mais, à cette époque, l’enjeu démo­gra­phique était d’une autre nature. En 2012, les perspectives démographiques dans un État binational sont très sombres pour les Juifs Israéliens. Dans ce type d’État bi­cé­phale, l’Identité juive israélienne est vouée à l’extinction. Il faut rappeler qu’Israël et la Palestine ne sont pas le Canada et le Québec. Jusque-là, les Canadiens anglophones et les Québécois francophones sont parvenus à cohabiter pacifiquement dans le système politique confédéral canadien. Sincèrement, je ne crois pas du tout que les Israéliens et les Palestiniens puissent coexister aussi pacifiquement que les Canadiens et les Québécois dans un État binational. Soyons réalistes!

C.J.N.: Quels sont vos pronostics pour les prochaines élections législatives israéliennes qui auront lieu le 22 janvier 2013?

A.B. Yehoshua: Je crois que Benyamin Netanyahou gagnera ces élections, mais il obtiendra une majorité plus étroite que celle dont il disposait à la dernière législature. Bien qu’il n’obtiendra pas autant de sièges parlementaires qu’à l’époque où il constituait l’Opposition officielle, le nouveau Parti Travailliste est bien positionné pour former l’Opposition officielle dans la prochaine Knesseth. Les Travaillistes  mettront l’emphase sur les questions éco­no­miques et de Justice sociale, désormais très prioritaires pour la majorité des Israéliens. Mais, en général, il ne faut pas s’attendre à de grands changements. Il est peu probable que les États-Unis exercent des pressions sur le Gouvernement Netanyahou pour qu’il arrête sa politique de colonisation en Cisjordanie. Quant au processus de négociation israélo-palestinien, il continuera à stagner, surtout parce que de plus en plus de Palestiniens souhaitent la création d’un État binational. Ces derniers se disent que la patience sera à long terme payante et qu’ils finiront par gagner non pas une bataille militaire contre Israël, mais une bataille tout aussi décisive: la guerre démographique.

 

In an interview, Israeli author A.B. Yehoshua talks about his latest novel, Retrospective, which has been translated into French, and the current political climate in Israel.