Une entrevue avec Michel Drucker

Après avoir passé une heure en compagnie de Michel Drucker, on comprend pourquoi cet homme affable et courtois est depuis plus de quarante ans l’animateur le plus aimé des Français et de la Francophonie.

Ce qui fait la réputation de cette figure de proue du paysage télévisuel hexagonal, qui interviewe avec beaucoup de brio aussi bien les plus importantes personnalités politiques que les grandes stars du showbiz, c’est un étonnant cocktail d’émotion, de contrôle de soi et de sincérité.

Michel Drucker, qui était récemment de passage à Montréal, vient de publier son autobiographie, Mais qu’est-ce qu’on va faire de toi? (Éditions Robert Laffont). Un livre de souvenirs très émouvant dans lequel cet icône de la petite lucarne parle pour la première fois de la judéité de sa famille.

Dans ce livre-événement -plus de 500000 exemplaires ont déjà été vendus en France-, l’animateur de Vivement Dimanche, une émission culte regardée chaque semaine par plus de six millions de Français et plusieurs millions de téléspectateurs dans les autres pays francophones, relate l’histoire d’un “grand cancre tyrannisé par un père implacable” qui ne s’est pas mal du tout débrouillé dans la vie! Comme quoi, il y a des parents qui ne devraient pas désespérer de leurs rejetons!

Rencontre avec l’as des as de la télévision française.

Canadian Jewish News: Est-ce le Devoir de Mémoire qui vous a motivé à écrire ce livre autobiographique?

Michel Drucker: Ce livre est un événement dans ma vie. J’ai mis quarante ans à l’écrire. Compte tenu de ma judéité, oui, le Devoir de Mémoire est très important pour moi. Pour la première fois, je parle de mes racines juives en racontant l’histoire de mes parents. Finalement, les droits d’auteur de ce livre je devrais les envoyer à mon père. Sans lui, cette autobiographie n’aurait jamais vu le jour.

C.J.N.: Vos parents étaient des Juifs ashkénazes originaires d’Europe de l’Est, survivants de la  Shoah.

M. Drucker: Comme dirait Nicolas Sarkozy, nous, les Drucker, sommes des Français de sang mêlé. Ma famille est originaire des Carpates, un terroir situé entre la Roumanie et l’Autriche, plus précisément de Czernowitz, devenue Tchernovtsy, capitale de la Bucovine, qui fut turque avant de devenir autrichienne, puis roumaine, puis russe. Aujourd’hui, cette ancienne ville de l’Empire austro-hongrois est en Ukraine.

Mon père s’appelait Abraham Drucker, il était médecin, ma mère, Lola Schafler. Ils sont arrivés en France dans les années 1930. Mes parents ne parlaient pratiquement pas français. Il parlaient yiddish, roumain et allemand. Ils ont connu ce que tous les Juifs de l’époque ont connu: l’antisémitisme. En 1942, l’année de ma naissance, mon père a été arrêté par la Gestapo après avoir été dénoncé. Il a passé trente-six mois de captivité dans les camps d’internement de Drancy et de Compiègne.

Comme il était médecin et qu’il parlait couramment l’allemand, les nazis ont considéré qu’il serait un prisonnier juif très utile. C’est ce qui l’a sauvé des wagons plombés en destination d’Auschwitz-Birkenau. Ma mère, enceinte de moi, et mon frère Jean, âgé alors de un an, ont été sauvés grâce au grand courage de Jean Lelay, dont j’apprendrais des années plus tard qu’il était le père de Patrick Lelay, ex-président de la chaîne de télévision française TF1. Jean Lelay fit croire aux officiers allemands que ma mère était son épouse. Sans sa précieuse protection et son hardiesse inouïe, très probablement que nous aurions été aussi déportés à Auschwitz-Birkenau.

Après la guerre, mon père a établi ses pénates dans un petit coin de Basse-Normandie, où il est devenu un grand médecin généraliste.

C.J.N.: Après la guerre, votre père vous a baptisés, vous et vos deux frères, au catholicisme.

M. Drucker: Après la guerre, mon père a voulu découdre à jamais l’étoile jaune, oublier l’antisémitisme. Il considérait, comme beaucoup de Français d’origine juive à l’époque, qu’après avoir porté l’étoile jaune il ne fallait pas la ramener. Mon père souhaitait ardemment que ses fils s’intègrent entièrement à la société française. Il voulait que l’on soit plus Français que les Français! Contre l’avis de ma mère, il a décidé alors de baptiser ses trois fils. Pour ma mère, notre baptême était un drame puisqu’elle était beaucoup plus Sioniste que mon père. Son frère avait émigré en Palestine avant la création de l’État d’Israël. Ma mère trouvait que notre baptême ça faisait désordre pour des Juifs, même si moi et mes frères, Jacques et Jean, n’avons pas été élevés dans la tradition juive.

C.J.N.: Vous et vos frères étiez-vous conscients de votre judéité?

M. Drucker: Nous n’avons pas été élevés dans la tradition juive comme certains de nos copains. Nous étions des Français comme tout le monde. L’antisémitisme, je l’ai entraperçu, mais je ne peux pas dire que j’en ai souffert. Mes parents ont vraiment souffert de ce fléau morbide. Je suis persuadé qu’en 1942 mon père a été dénoncé pas seulement par un paysan du coin. Son départ en déportation a dû réjouir beaucoup de ses confrères de l’époque. L’antisémitisme dans les années 40, au fin fond des campagnes françaises, ça voulait dire quelque chose. Moi, j’ai senti l’antisémitisme plus tard, quand je suis rentré à la télévision. J’ai reçu alors quelques lettres antisémites.

Mais, le mépris à l’égard de l’Autre, je l’ai découvert et senti, au début des années 60, quand je faisais des petits boulots et, particulièrement, quand j’étais homme de ménage à l’Aéroport d’Orly à Paris. Là, j’ai vu ce qu’est le racisme. J’étais le seul gamin blanc, Français. Mes camarades de travail étaient des Maliens, des Portugais, des Turcs… en situation plus ou moins régulière, qui couchaient chez des marchands de sommeil et le jour ils venaient ramasser les miettes abandonnées par les gens riches. Ça a été ma première conscience politique.

C.J.N.: Quel type de rapport avez-vous aujourd’hui avec le judaïsme?

M. Drucker: Avec un père qui s’appelle Abraham Drucker et une mère qui s’appelle Lola Schafler, c’est difficile de cacher sa judéité. Je suis Juif et je le resterai toute ma vie. Quand on a un père qui a été dénoncé et contraint à porter l’étoile jaune pendant la dernière grande Guerre, comment ne pas être Juif jusqu’au bout des ongles? Nous étions Juifs, même si je n’allais pas à la synagogue, que je ne fêtais pas Kippour et que je n’ai pas été élevé dans la tradition religieuse. Je crois que je suis de plus en plus Juif. Pour preuve: j’ai de plus en plus envie d’aller découvrir mes racines identitaires dans la ville où mes parents ont grandi, Czernowitz, en Ukraine. Il faut absolument que je fasse ce voyage. J’ai toujours redouté d’y aller. Je n’ai pas encore eu non plus le courage d’aller à Auschwitz, mais je le ferai un jour.

C.J.N.: La France a connu ces dernières années une recrudescence de l’antisémitisme. Ça vous inquiète?

M. Drucker: Malheureusement, les braises de l’antisémitisme ne se sont pas éteintes. Il y aura toujours des boucs émissaires. Le racisme est la chose la plus stupide du monde. C’est grotesque. L’antisémitisme est un fléau abject. Haïr quelqu’un parce que la couleur de sa peau est plus foncée, c’est quelque chose que je n’arrive pas à saisir ni à comprendre.

Aujourd’hui, le danger, c’est l’Internet, qui véhicule des choses très positives et des choses très délétères. Certains disent que si l’Internet avait existé pendant l’Occupation, dans les années 40 en France, ça aurait été un outil très violent car la Gestapo aurait gagné du temps, puisqu’on lui aurait communiqué instantanément les adresses des Juifs à coffrer. Mais, avec l’Internet, le monde aurait su plus vite ce qui se passait en Allemagne et dans les camps d’extermination nazis.

Aujourd’hui, l’antisémitisme est moins violent en France que dans d’autres pays d’Europe. Cependant, nous devons être extrêmement vigilants. Je pense que l’antisémitisme en France s’est beaucoup atténué. Moi, je n’ai jamais été vraiment victime de cette bête immonde. La plupart des grandes stars françaises sont d’origine juive: Jean-Jacques Goldman, Patrick Bruel, Gad Elmaleh… Nicolas Sarkozy a aussi des origines juives. C’est la première fois qu’un Président de la République française a des origines juives. L’ancienne ministre de la Santé, Simone Veil, qui est la femme politique la plus populaire de France, l’actuel patron du Fonds Monétaire International (FMI), Dominique Strauss-Kahn, l’ancien Premier ministre de France, Laurent Fabius… sont aussi Juifs. On ne peut pas dire que les personnalités d’origine juive sont montrées du doigt en France, pas du tout.

C.J.N.: Votre livre est l’histoire insolite d’un grand cancre qui n’avait aucune ambition dans la vie. Pour votre père, vous étiez un “cas désespéré et perdu”.

M. Drucker: C’est un livre un peu douloureux parce que l’enfance, c’est difficile d’en parler, surtout que j’ai été élevé dans un milieu très pudique. C’est vrai que nul ne guérit de son enfance. L’image est parfois trompeuse à la télévision. Jusqu’ici, je n’avais jamais expliqué d’où je venais. Ma relation avec mon père Abraham était très compliquée. Ce dernier était un grand angoissé, caractériel, colérique, impatient. Après la guerre, il a entièrement dirigé sa vie vers ses malades et la réussite de ses fils. Pour lui, étudier était le seul moyen d’intégration dans la société française, la seule façon de découdre définitivement l’étoile jaune.

Mon frère Jacques a fait de brillantes études de médecine. Mon regretté frère Jean, décédé en 2003, diplômé de l’E.N.A., est devenu un homme de médias réputé. Moi, je n’ai pas été un très bon élève. J’ai beaucoup souffert de cette absence totale d’études. Entre l’âge que j’ai dans la photo qui illustre la couverture de ce livre et l’âge de dix-sept ans, il y a eu dix ans d’hibernation intellectuelle totale. Je n’ai rien fait dans ma vie. Je ne m’intéressais à rien. J’avais des électro-encéphalogrammes presque plats! Je suis rentré dans le vie active, à la télévision, à vingt et un ans. Là, je me suis dit: “ Tu as intérêt à bosser!” J’ai mis quarante ans pour rattraper ces dix années perdues. J’ai choisi le métier le plus difficile: un métier public où on est exposé, où on peut très facilement être démasqué, et où le manque de bagage culturel est un vrai handicap. J’ai compensé ces grandes lacunes en me fabriquant moi-même mes prothèses. J’ai beaucoup, beaucoup travaillé.

C.J.N.: Votre livre transmet un message plutôt rassurant aux parents qui désespèrent: “S’il le veut, un cancre pourra toujours s’en sortir dans la vie”.

M. Drucker: Lors de la présentation et des séances de dédicace de mon livre, beaucoup de parents sont venus me parler de leurs enfants qui, m’ont-ils dit, “ne savent pas quoi faire, ou ne font rien, dans leur vie”. Je ne veux pas faire l’apologie des autodidactes et dire que ne pas avoir fait des études, c’est bien. Ce que je sais, c’est qu’il y a plein de gosses qui ne sont pas faits pour les études mais qui ont un don pour faire autre chose. Mais, il y a aujourd’hui beaucoup de gamins qui ont été élevés dans un laxisme total. Ils ont été “abandonnés” par leurs parents, qui ont démissionné. Ces jeunes se lèvent à midi et mènent une vie d’oisiveté terrifiante. C’est vrai que quand j’avais dix-sept ans, il n’y avait pas le taux de chômage qu’il y a aujourd’hui. Cependant, je crois qu’un môme de dix-sept ans qui veut réussir, qui a le courage de se lever à cinq heures du matin et de se coucher à minuit, de faire tous les petits boulots nécessaires pour percer professionnellement, a une grande chance de réussir. Ce n’est pas un engagement d’ancien combattant!

Je suis sûr qu’il y a aujourd’hui plein de gosses qui refusent de se lever tôt et de faire des petits boulots, par exemple balayer les rues, car ils se disent: “Ces emplois minables ne sont pas pour moi”. À mes débuts, j’a été coursier, je nettoyais les avions à l’Aéroport d’Orly… J’avais dix-huit ans, je touchais le SMIC -salaire minimum-, mais j’étais très heureux de gagner ainsi ma vie. Je ne peux pas croire qu’on ne confiera pas des responsabilités à un jeune très déterminé à travailler, toujours disponible à l’ouverture des bureaux le matin et à la fermeture le soir. Je n’aime pas tout ce que font les Américains, mais l’histoire du petit gars qui lavait des voitures et qui, quelques années plus tard, est devenu un grand homme d’affaires, ce rêve américain existe. Il peut se réaliser. J’en suis sûr.

C.J.N.: La “peopolisation” de la presse écrite vous choque-t-elle?

M. Drucker: Est-ce qu’il faut en vouloir plus aux hommes politiques qu’à la presse d’opinion, qui est devenue également une presse people? Soyons clairs. C’est vrai que personne n’a demandé à Nicolas Sarkozy et à Ségolène Royal d’annoncer publiquement qu’ils avaient des problèmes personnels. Ils ont voulu jouer la transparence, après tout pourquoi pas. En faisant ça, la presse d’opinion en a parlé, elle a dopé ses ventes et s’est vite aperçue que les histoires de coeur des hommes politiques intéressaient autant, sinon plus, que les histoires de coeur des grandes stars du showbiz. Depuis trois ans, la presse écrite d’opinion s’est engouffrée dans la brèche de la peopolisation de façon ininterrompue. Où ça va s’arrêter? Je n’en sais rien. On a atteint un cap puisque la vie de Nicolas Sarkozy a changé. Il vient de se remarier. Il y a une nouvelle première Dame de France. Mais c’est vrai que la presse d’opinion, qui a souvent donné des leçons aux autres médias, notamment à l’audiovisuel, a poussé le bouchon très loin.

Cette presse est aujourd’hui plus people que la presse people. Il n’y a plus de différence entre le Nouvel Observateur, Gala ou Paris Match. Ces hebdomadaires font les mêmes unes. Ce qui est très nouveau. Jusqu’où ça va aller? Je n’en sais rien.

C.J.N.: Cette “peopolisation” de la presse écrite traditionnelle exaspère les Français.

M. Drucker: Oui, ça énerve beaucoup les Français parce que l’économie ne va pas si bien. Donc, il y a actuellement une espèce d’énervement, de désenchantement. Il n’empêche que Nicolas Sarkozy a un talent fou. Il est en baisse dans les sondages, mais il remontera parce que c’est la vie politique tout simplement qui le veut. Il est encore là pour quatre ans. Ce n’est dans l’intérêt de personne en France, ni à gauche ni à droite, que Sarkozy échoue.

C.J.N.: Quarante-quatre ans non stop de carrière à la télévision, c’est tout un record de longévité. Y a-t-il une “recette Michel Drucker”?

M. Drucker: Je ne sais pas s’il y a un secret. Mon père était comme moi. Il a exercé son beau métier de médecin de campagne jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans. J’aimerais en faire autant. J’ai le goût des autres. J’ai une vraie passion pour le contact avec les gens. J’adore voir les gens, m’intéresser à eux, qu’ils soient célèbres ou pas. Je peux rester trois heures avec un clochard et ça me passionne beaucoup plus que passer deux heures en compagnie de Michel Sardou pour la énième fois. J’ai peut-être aussi une vitalité et une énergie supérieures à la moyenne, que j’ai héritées de mes parents. Plus je travaille, plus mon énergie se renouvelle. Ce qui est sûr, c’est que je veux mourir en bonne santé, en faisant mon métier, pas dans mon lit.


In an interview when he was in Montreal recently, popular French TV host Michel Drucker talks about his Jewish background, which he introduced for the first time in his recent autobiography.