Bibi Netanyahou, politicien rusé ou idéologue dogmatique?

Benjamin Netanyahu

Qui est réellement Benyamin Netanyahou? Un politicien charismatique, retors et pugnace, qui est en passe de battre tous les records de longévité politique en Israël, ou un idéologue dogmatique, héritier de l’histoire mouvementée du sionisme?

Jean-Pierre Filiu

L’historien et politologue Jean-Pierre Filiu, considéré comme l’un des meilleurs spécialistes français du Moyen-Orient, d’Israël et du phénomène djihadiste, retrace dans un livre à charge, fort bien documenté, le parcours hors norme de Benyamin Netanyahou, aujourd’hui incriminé par la justice israélienne –Main basse sur Israël. Netanyahou et la fin du rêve sioniste (Éditions La Découverte, 2018).

Les élections législatives israéliennes du 9 avril prochain sonneront-elles le glas de l’ère Netanyahou?

Professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po (Paris), après avoir été professeur invité aux universités de Columbia (New York) et de Georgetown (Washington), Jean-Pierre Filiu est l’auteur de plusieurs livres remarqués, dont, en français, Les Arabes, leur destin et le nôtre (Paris, Éditions La Découverte), et, en anglais, From Deep State to Islamic State (Londres, Hurst et New York, Oxford University Press), et de nombreux travaux sur Israël et le monde arabo-musulman traduits dans une quinzaine de langues.

Il nous a accordé une entrevue.

Quelle est la probabilité que Benyamin Netanyahou, visé par une triple procédure d’inculpation – il est mis en cause pour corruption, fraude et abus de confiance” –, puisse se maintenir au pouvoir après les élections législatives du 9 avril prochain?

Lorsque j’ai achevé la rédaction de ce livre, à la fin de l’année dernière, la probabilité que Benyamin Netanyahou ne soit pas reconduit à la tête du gouvernement paraissait très faible. L’année 2018 avait en effet été particulièrement faste pour le premier ministre israélien, avec le déplacement de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem et la dénonciation par l’administration Trump de l’accord sur le nucléaire iranien. J’étais pourtant convaincu que la démocratie israélienne n’avait pas dit son dernier mot et, depuis la publication de mon livre au tout début de 2019, la problématique des élections anticipées du mois prochain a complètement basculé du fait de deux coups de théâtre majeurs: d’abord, le “ticket” centriste Benny Gantz-Yair Lapid, crédité aujourd’hui d’une avance inattendue sur le Likoud, ensuite le lancement de la triple procédure d’inculpation que vous évoquez. Il ne faut pourtant pas sous-estimer la pugnacité de “Bibi”, ainsi que ses partisans l’appellent avec affection et respect. Il se présente comme la victime d’un complot impliquant tout à la fois la “gauche”, la justice, la police et la presse. Un discours qui passe très bien auprès de sa base. Et il a d’ores et déjà consolidé les accords du Likoud avec les partis de droite et d’extrême droite qui pourraient lui accorder une majorité, certes étroite, mais une majorité tout de même à la future Knesset.

Ce nouveau scrutin législatif est-il crucial pour l’avenir d’Israël?

J’en suis persuadé, comme d’ailleurs une très grande partie des commentateurs israéliens. On le voit d’ailleurs à l’extrême virulence de cette campagne, dont les enjeux apparaissent fondamentaux aux forces qui la disputent. Netanyahou vient de dépasser le record de longévité de David Ben Gourion à la tête du gouvernement d’Israël. C’est bien pour cela que je le pose en “refondateur” de l’État et en miroir du père fondateur qu’était Ben Gourion en 1948. Si Netanyahou demeure l’homme le plus puissant du pays, la personnalisation extrême de la politique israélienne en sera encore accentuée, d’autant qu’une de ses premières décisions sera sans doute de faire voter une loi d’immunité et/ou d’auto-amnistie pour le premier ministre. On aura donc une dénaturation du système originellement parlementaire qu’est la démocratie israélienne. On aura surtout un vainqueur qui claironnera son triomphe sur les vaincus dans une société israélienne, déjà trop divisée, qui n’a pas besoin de telles tensions. Je ne me prononcerai pas sur la nature même de l’alternative que représenterait un gouvernement Gantz. Il est juste évident qu’on sortira du gouvernement d’un seul pour aller vers une pratique pluraliste, à mon avis bien plus conforme à l’esprit et aux intérêts du peuple d’Israël. Mais le pays est à un tournant historique, où il se prononcera souverainement le mois prochain.

À la lecture de votre livre, on a l’impression que Netanyahou est plus un politicien astucieux, habile et cynique qu’un idéologue obtus?

Avec ce livre, je me suis retrouvé dans la position paradoxale d’être attaqué par les adversaires du premier ministre en Israël parce que je le crédite d’une vision du monde cohérente dans la durée, alors qu’eux-mêmes l’accusent d’être un opportuniste et un manipulateur. Je crois qu’il faut distinguer deux niveaux pour l’historien que je suis. Il y a Netanyahou l’héritier d’une longue tradition révisionniste, qui incarne la revanche de cette famille longtemps minoritaire dans le sionisme sur le travaillisme des pères fondateurs de 1948, sa plus grande victoire étant d’avoir fait pratiquement de la “gauche” un qualificatif infamant aujourd’hui en Israël. Et il y a celui que j’appelle “Bibi l’Américain”, un politicien particulièrement madré, intimement lié à la droite la plus dure aux États-Unis, un lien dont la dimension financière se développe dès la campagne réussie contre Shimon Pérès en 1996. Je crédite Netanyahou d’un immense talent politique, tout en soulignant son exercice de plus en plus solitaire du pouvoir. On connaît son opposition acharnée au premier ministre Yitzhak Rabin jusqu’à son assassinat en 1995. Je mets aussi en lumière son bras de fer durant de longues années avec Ariel Sharon qui, juste avant de sombrer dans le coma en 2006, était parvenu à recomposer la scène israélienne au centre. Netanyahou, dès son retour aux affaires en 2009, a cassé cette dynamique pour gouverner de plus en plus à droite, avec le soutien actif de l’extrême-droite.

Selon vous, Netanyahou est l’instigateur d’une régression démocratique inquiétante de l’État d’Israël.

Je me permettrai d’abord de citer le procureur général d’Israël, Avichaï Mandelblit, dans la lettre qu’il vient d’adresser à Netanyahou, au moment du lancement de la triple procédure d’inculpation: “Vous avez nui à l’image du service public et à son crédit dans l’opinion. Vous avez agi en conflit d’intérêts et vous avez abusé de votre autorité. Vous avez corrompu des fonctionnaires servant sous votre autorité”. Rien de ce que j’écris dans mon livre n’est aussi grave qu’un tel réquisitoire. Je décris en revanche le processus “illibéral” où Netanyahou a entraîné la démocratie israélienne, à l’unisson des populistes européens, au premier rang desquels son homologue hongrois, et grand ami, Viktor Orban. Ce dernier, comme Netanyahou, considère que le suffrage universel est la seule source de légitimité en démocratie, d’où leur campagne méthodique contre les corps intermédiaires et les contre-pouvoirs. La campagne menée par Netanyahou contre la justice et la police de son propre pays est absolument inédite. Mais elle a été précédée par une campagne sans précédent contre les ONG de défense des droits de la personne, dénoncées en des termes outrageants. Dans le chapitre intitulé “L’ennemi intérieur”, je montre comment Netanyahou cible d’abord la population arabe d’Israël, puis “la gauche” et les ONG, avant de s’en prendre à toute forme d’opposition au motif qu’elle serait “anti-israélienne”. C’est effectivement un processus très préoccupant de régression démocratique.

Votre livre est un réquisitoire cinglant contre Netanyahou et ses politiques. Le bilan que vous brossez de ses dix ans de mandature est des plus sombres. Vous faites totalement fi de ses réussites et accomplissements, et pas des moindres, depuis qu’il gouverne Israël. Sur le plan économique, Israël affiche désormais une croissance insolente (autour de 4 % l’an), le chômage est tombé à un taux historiquement bas (3,6 % en mars 2018) et l’inflation est quasiment inexistante. Sur le plan des relations internationales: la consolidation des relations avec d’importantes puissances émergentes, dont la Chine, l’Inde, le Brésil; l’alliance avec des monarchies arabes du golfe – l’Arabie saoudite, le Bahrein… – pour contrer l’hégémonie régionale de l’Iran; le rétablissement des relations diplomatiques avec plusieurs pays africains musulmans…

Mon livre est fondamentalement une réflexion historique sur le sionisme et l’État d’Israël, dont le parcours exceptionnel de Netanyahou constitue le fil rouge. Il ne s’agit donc pas de dresser un “bilan” dans une perspective électorale. Les bons résultats économiques d’Israël sont assurément une des principales ressources que peut mobiliser le premier ministre. Je le crédite là aussi d’une vraie cohérence puisque c’est comme ministre des Finances, en 2003, qu’il a lancé une série de réformes douloureuses qui faisaient espérer au premier ministre Ariel Sharon qu’il laisserait une partie de son crédit. Mais jamais les inégalités n’ont été aussi fortes en Israël. Sur le plan social aussi, Netanyahou apparaît plutôt en diviseur qu’en rassembleur. Sur le plan diplomatique, la qualité des relations avec la Chine et l’Inde est indéniable, mais l’engagement de Netanyahou aux côtés du populiste Bolsonaro a jeté le trouble au sein de la communauté juive du Brésil. Je rejette par ailleurs le terme d’”alliance” avec l’Arabie ou le Bahreïn, là où il n’y a eu que des rapprochements de circonstance, qui butent encore et toujours sur la question de Jérusalem. Pendant que Netanyahou prétendait avoir réalisé une “percée” historique dans le Golfe, demeurée pour l’heure virtuelle, l’Iran poussait son avantage sur le terrain en Syrie, aux portes mêmes d’Israël. Le premier ministre, grisé par ses grandes manœuvres diplomatiques, ne s’est réveillé que très tardivement, alors que les Gardiens de la révolution iraniens s’étaient implantés durablement à la frontière nord et que le Hezbollah libanais avait reconstitué un arsenal très périlleux. Netanyahou a tenté de donner le change en visitant le sultan d’Oman, mais il s’agit du dirigeant du Golfe le plus lié à l’Iran. Quand on a la responsabilité de la sécurité d’Israël, on doit, je crois, s’intéresser plus à son voisinage immédiat qu’à des tournées planétaires, très gratifiantes pour l’ego, mais au fond peu concluantes pour l’intérêt national.

Au chapitre des relations avec les Palestiniens, selon vous, le seul responsable du blocage des négociations israélo-palestiniennes est Netanyahou et son gouvernement. À vos yeux, les Palestiniens seraient des faiseurs de paix prêts à renouer le dialogue avec Israël à n’importe quel moment, mais sous certaines conditions. C’est une vision bien réductrice du complexe conflit israélo-palestinien. Notamment, lorsqu’on sait que la légitimité du leadership palestinien laisse à désirer. En effet, l’Autorité palestinienne n’a pas tenu des élections démocratiques depuis 2006 et a été incapable jusqu’ici de constituer un gouvernement unifié avec le Hamas, qui règne en maître absolu à Gaza et continue à prôner sans ambages l’annihilation de l’État d’Israël.

Là encore, je me permets de rappeler que mon livre est consacré à l’histoire du sionisme et d’Israël, en me centrant sur Netanyahou. Il ne s’agit pas d’une réflexion sur le conflit israélo-arabe, sur lequel j’ai par ailleurs beaucoup écrit. Je n’ai à ce sujet jamais fait preuve de complaisance ni pour l’Autorité palestinienne, ni pour le Hamas. Sur le blog que j’anime sur le site du quotidien français Le Monde, j’ai évalué le “triste héritage que laissera Abbas à la présidence palestinienne”, tout en dénonçant ses dérives autocratiques et ses dérapages complotistes (http://filiu.blog.lemonde.fr/2018/03/25/fin-de-partie-pour-le-president-palestinien/). Quant au Hamas, j’ai fustigé son “arbitraire” et sa “corruption”, ainsi que la”rhétorique antisémite et conspirationniste” de sa charte et “l’étau des milices islamistes sur la population de Gaza” (http://filiu.blog.lemonde.fr/2017/05/14/le-hamas-en-ordre-de-bataille/). Mais le bilan calamiteux des uns ne rachète pas les occasions perdues par les autres. Durant les dix années qu’il a passées à la tête du gouvernement, Netanyahou s’est mille fois dit prêt à des “concessions douloureuses” au service de la paix, sans jamais mettre sur la table la moindre proposition de négociation. Il s’est lancé dans une fuite en avant diplomatique au nom du caractère, à ses yeux prioritaire, du dossier nucléaire iranien, mais en laissant ses relations avec ses voisins arabes se détériorer de manière inédite. Il a même refusé en 2016 le plan de paix proposé par John Kerry, le chef de la diplomatie américaine, au cours d’un sommet tripartite et secret à Aqaba avec le souverain jordanien et le président égyptien. Netanyahou se plaint régulièrement de ne pas avoir de “partenaire arabe” pour la paix, alors qu’il a enterré une telle perspective. Encore aujourd’hui, il apparaît très agressif à la simple évocation d’un éventuel plan de paix que pourrait présenter l’administration Trump, pourtant la plus complaisante qui soit à son égard.

Selon vous, les relations entre Netanyahou et la diaspora, particulièrement avec le judaïsme américain, se sont considérablement détériorées. Quelles pourraient être les conséquences de cette crise?

Netanyahou connaît très intimement les États-Unis où il a vécu la moitié des quarante premières années de sa vie. Il n’en nourrit aucune sympathie pour les Juifs américains, bien au contraire, car il les taxe de libéralisme et d’inconséquence. Il leur reproche en outre d’encourager une forme d’assimilation de l’identité juive, sauf pour la petite minorité d’ultra-orthodoxes en phase avec le Grand Rabbinat d’Israël. Les rapports entre Netanyahou et la communauté juive américaine se sont sensiblement dégradés du fait de deux évolutions récentes: d’abord, le bras de fer entre Netanyahou et Obama sur le nucléaire iranien, alors même que les trois quarts des Juifs américains avaient voté pour le président démocrate; ensuite, la controverse sur le Mur des lamentations, les sensibilités majoritaires du judaïsme américain ayant été frustrées d’un compromis qui aurait permis leur prise en considération. Mais il y a plus profondément le pari stratégique de Netanyahou sur les fondamentalistes chrétiens aux États-Unis et ailleurs. Ce sont des prêcheurs évangéliques, très grands amis de Netanyahou, qui ont littéralement béni le transfert de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem, malgré le fait que certaines de leurs déclarations passées ont pu être qualifiées d’antisémites. Aux États-Unis, Netanyahou mise sur le soutien inconditionnel de ceux qu’on appelle étrangement les “sionistes chrétiens”, alors qu’ils s’identifient non pas à Israël, mais à la frange la plus dure et la plus annexionniste du pays. Ce basculement du sionisme de la diaspora vers le sionisme chrétien, sous l’égide de Netanyahou, représenterait, s’il s’inscrivait dans la durée, une rupture en tous points historique. Je crois que la démonstration que j’en fais dans mon livre est la première du genre dans un livre académique en langue française.

Selon vous, Netanyahou incarne la fin du rêve sioniste. Pourquoi?

Le sionisme ne peut reposer que sur un dialogue fécond entre Israël et la diaspora, dialogue qui est aujourd’hui très dégradé, comme on l’a vu dans le cas des États-Unis. La nomination à la tête de l’Agence juive, en juin dernier, de Yitzhak Herzog, le chef officiel de l’opposition parlementaire à Netanyahou, a représenté un véritable camouflet pour le premier ministre. La nomination par celui-ci, en décembre dernier, du ministre du Tourisme à la tête du ministère chargé de l’Alya a, en retour, suscité un tel tollé que Netanyahou a dû désigner de nouveau un ministre de plein exercice, dont la première déclaration a concerné, non la diaspora, mais l’annexion de la Cisjordanie. Ces développements ne sont pas anecdotiques, ils révèlent une profonde crise de confiance entre Netanyahou et la diaspora qui incarne effectivement, à mes yeux, la fin du rêve sioniste. J’étais récemment invité au dîner offert à l’Élysée par le président Emmanuel Macron en l’honneur de son homologue israélien, Reuven Rivlin, un pilier historique du Likoud. Celui-ci, sans jamais nommer Netanyahou, s’est livré à une charge cinglante contre lui, en rappelant l’espoir que portaient les pères fondateurs d’Israël et leur engagement à garantir l’égalité entre tous les citoyens de l’État, quelles que soient leurs origines. C’est cet espoir, Hatikva, chant des pionniers sionistes avant de devenir l’hymne d’Israël, que Netanyahou a méthodiquement étouffé en identifiant le destin d’Israël à son destin personnel, voire à ses intérêts très étroits. Israël ne peut se réduire à une start-up nation, aussi prospère soit-elle, et une campagne électorale digne de ce nom ne saurait être un feuilleton judiciaire. Le peuple israélien se prononcera ainsi le 9 avril non seulement sur son futur premier ministre, mais aussi sur une vision de l’avenir d’Israël.