Élie Wiesel une grande conscience universelle

ELIE WIESEL

Depuis le début des années 90, j’ai eu l’auguste privilège d’interviewer Élie Wiesel à sept occasions et de converser en tête-à-tête avec lui deux fois.

Élie Wiesel est décédé le 2 juillet dernier à l’âge de 87 ans à New York, sa ville d’adoption depuis 1964.

Survivant des camps d’extermination nazis d’Auschwitz-Birkenau et de Buchenwald, écrivain de renommée mondiale -il est l’auteur d’une cinquantaine de romans, essais et pièces de théâtre traduits en une quarantaine de langues-, brillant exégète du Talmud, Prix Nobel de la Paix, qui lui fut décerné en 1986 à l’unanimité, Élie Wiesel était l’une des grandes figures humanistes, morales et intellectuelles de notre temps.

Il était un homme humble, affable et généreux.

Le fait qu’il côtoyait régulièrement les chefs d’État et de gouvernement les plus puissants et influents du monde, qu’il n’hésitait pas à interpeller avec beaucoup de doigté quand il considérait qu’ils s’égaraient du droit chemin face à des situations politiques ou humanitaires d’une extrême gravité, n’a jamais été à ses yeux une raison pour ne pas fréquenter les “gens ordinaires” -cette expression l’horripilait-, dont il a été toujours très proche.

Élie Wiesel vouait un immense respect à ses interlocuteurs, qu’il écoutait toujours très attentivement.

Toutes ses réflexions et analyses, même sur les sujets d’actualité les plus urgents et sulfureux, étaient entrecoupées d’aphorismes bibliques ou d’anecdotes très hilarantes qu’il puisait dans la tradition rabbinique hassidique qu’il connaissait si finement. Une tradition millénaire qu’il a célébrée avec éclat dans bon nombre de ses livres.

Sa courtoisie et son extrême politesse, deux caractéristiques humaines de plus en plus rares à notre époque, étaient très appréciées par ses interlocuteurs.

Quelques jours après l’avoir sollicité pour une entrevue, il lui arrivait de vous contacter personnellement à votre domicile pour s’excuser de ne pas avoir répondu sur-le-champ à votre requête parce qu’il était en déplacement à l’étranger. Il demandait toujours affablement qu’on lui envoie un exemplaire du journal où devait paraître l’entrevue qu’il venait de vous accorder. Après avoir lu le texte en question, il envoyait à l’auteur de celui-ci une lettre de remerciements très chaleureuse écrite de sa propre main.

Élie Wiesel a mené pendant plus d’un demi-siècle un vigoureux combat pour vaincre l’indifférence au mal sous toutes ses formes.

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La Mémoire de la Shoah, l’effroyable tragédie qui a décimé le judaïsme européen pendant la Deuxième Guerre mondiale, occupe une place prépondérante dans l’œuvre littéraire et humaniste de ce grand témoin des barbaries qui ont ensanglanté la première moitié du XXe siècle.

Une œuvre imposante spécifiquement juive mais d’essence universelle.

“L’Holocauste est une tragédie juive aux implications universelles. Son universalité réside dans son unicité. Toute tentative de la diluer ou de l’extrapoler ne peut qu’en fausser le sens. C’est avant tout en tant que Juif que j’évoque cette horrible tragédie. C’est mon devoir. En faisant cela, j’incite les autres à se rappeler le drame des leurs. La Mémoire pour moi n’est pas un instrument d’exclusion ou de réduction mais, au contraire, d’ouverture et d’inclusion. En d’autres termes, plus la Mémoire d’un Juif est juive, plus elle se transcende pour atteindre l’universel”, nous a dit Élie Wiesel au cours d’une entrevue qu’il nous a accordée en 2010 à l’occasion de la parution de son magnifique et très bouleversant roman Otage (Éditions Grasset) -cf. l’édition du Canadian Jewish News du 10 novembre 2010-.

Élie Wiesel était un ardent défenseur d’Israël. L’année dernière, il intervint vigoureusement sur la scène politique américaine pour mettre en garde le Président Barack Obama, dont il était très proche et avec lequel il avait entrepris la rédaction d’un livre à deux voix, contre les conséquences délétères de l’accord sur le nucléaire que les principales puissances occidentales ont conclu avec l’Iran des Ayatollah.

En 2006, le Premier ministre israélien, Ehud Olmert, lui proposa le poste de Président de l’État d’Israël, en remplacement de Moshé Katsav. Il refusa cordialement cette offre en expliquant qu’il n’était qu’un “écrivain”.

Les détracteurs d’Israël lui reprochaient de “défendre aveuglément” ce pays et d’être “insensible à la souffrance du peuple palestinien”.

Nous avons abordé cette sensible question au cours d’une entrevue qu’il nous a accordée en 2004 -cf. l’édition du Canadian Jewish News du 2 décembre 2004-.

“Ça ne veut pas dire que chaque Juif doit se sentir Israélien. Moi, je ne suis pas Israélien, mais je me sens si proche d’Israël que quoi qu’il arrive à ce pays me touche, me pénètre profondément. Juif de la Diaspora, j’aime Israël dans la joie comme dans la tristesse. Je ne vis pas en Israël, mais je ne pourrais pas vivre sans Israël. Je suis toujours inquiet pour l’avenir d’Israël. Quand j’ouvre le journal tous les matins, je cherche d’abord Jérusalem. Cela étant, peut-on critiquer l’État d’Israël? Moi, je ne peux pas. Je me suis fait pas mal de farouches ennemis dans le camp de la gauche extrême parce que je refuse de critiquer ou condamner Israël. N’étant pas Israélien, je ne me sens pas le droit de critiquer et, certainement pas, de condamner l’État hébreu. Mais, qui suis-je pour censurer ou limiter la liberté de parole de ceux qui critiquent Israël? Nous devons être aux aguets. Vous lisez souvent des articles gauchistes, parfois écrits par des Juifs, qui critiquent ou vitupèrent Israël avec une véhémence ahurissante. Ils attaquent si fougueusement Israël à tel point que, souvent, leurs dérapages sémantiques prennent des couleurs antisémites”, nous a dit Élie Wiesel.

Bien qu’il vivait aux États-Unis depuis cinquante-deux ans, Élie Wiesel était un grand ambassadeur de la langue et de la culture françaises. Il a écrit la majorité de ses livres en français. C’est la France qui l’avait accueilli à la sortie des camps de la mort nazis. Il arborait toujours avec fierté la Légion d’honneur que le gouvernement français lui octroya au début des années 90.

Nous lui avions demandé lors d’une rencontre en 1999 -cf. l’édition du Canadian Jewish Newsdu 6 mai 1999- s’il était inquiet pour l’avenir de la langue française à une époque où la mondialisation culturelle, prédominée par l’anglais, battait son plein? Sa réponse:

“Je ne crois pas que des langues puissent s’éteindre et disparaître, notamment une langue internationale de l’envergure du français. Je ne partage pas du tout ce pessimisme. Autrefois, de mon temps, le français était la langue qui prédominait dans le monde diplomatique et international. La langue française recèle une vitalité débordante qui, à mon avis, ne risque pas de s’émousser au cours des prochains siècles. C’est vrai que comme beaucoup d’autres langues importantes, le français connaît aussi des hauts et des bas. Aujourd’hui, c’est l’anglais qui est la langue la plus influente et prédominante, notamment dans le monde des affaires.”

Avec la disparition d’Élie Wiesel, le monde juif vient de perdre l’un de ses plus illustres chantres de sa Mémoire et l’humanité un admirable défenseur de la dignité de l’homme.