Gérard Araud, Ambassadeur dans l’Amérique de Trump

Gérard Araud (Jean-François Paga/Éditions Grasset photo)

Grosse pointure de la diplomatie française, Gérard Araud raconte dans ses Mémoires ses 40 ans au Quai d’Orsay —Passeport diplomatique (Éditions Grasset, 2019).

Un livre brillant émaillé d’analyses subtiles du système international, de portraits délectables de personnalités politiques et d’anecdotes truculentes.

Diplômé de l’École polytechnique de Paris et de l’École nationale d’administration (ENA), Gérard Araud a occupé des postes-clés: ambassadeur de France en Israël, de 2003 à 2006, représentant permanent de la France au Conseil de sécurité et ambassadeur de France aux Nations unies à New York, de 2009 à 2014, ambassadeur de France aux États-Unis, de 2014 à 2019.

Il consacre des pages éclairantes au conflit israélo-palestinien, à la crise du nucléaire avec l’Iran, aux dysfonctionnements du Conseil de sécurité de l’ONU…

Gérard Araud nous a accordé une entrevue depuis New York.

   

 

Être ambassadeur de France aux États-Unis pendant la présidence de Donald Trump n’a pas dû être une sinécure ?

Je faisais face aux mêmes défis que tous les autres ambassadeurs en poste à Washington: composer avec une administration totalement dysfonctionnelle. Donald Trump est un président atypique qui ignore ce qu’est une administration publique et comment elle fonctionne. Toute sa vie, il a dirigé une petite entreprise familiale. Il ne sait pas ce qu’est un processus bureaucratique. En plus, il considère qu’il n’y a qu’une seule personne qui doit décider de tout: lui. En général, un ambassadeur aux États-Unis a des contacts étroits avec les responsables les plus élevés de l’administration, ou leurs adjoints, au Conseil de sécurité nationale, au Département d’État… À l’heure actuelle, beaucoup de bureaux sont toujours vides parce que l’administration Trump n’a pas encore nommé des successeurs à ceux qui les ont occupés pendant la présidence de Barack Obama. Les collaborateurs de Trump que je rencontrais ne savaient pas ce que ce dernier allait décider le lendemain et ce que signifiait la décision qu’il avait prise la veille. Très souvent, lorsque Paris me demandait des détails, ou de transmettre un message à l’administration Trump, j’étais obligé de répondre : « Il faut que le président Emmanuel Macron appelle le président Trump parce qu’il est le seul capable de répondre à ses questions ».

Un contraste majeur avec la manière dont fonctionnait l’administration américaine sous Barack Obama.

Absolument. Barack Obama était le bureaucrate ultime. Il recevait tous les soirs avant de se coucher, à 22 heures, 60 pages de briefing. Il les annotait et prenait ensuite des décisions qui étaient transmises à ses collaborateurs le lendemain matin. Obama tenait régulièrement des réunions, d’une durée de trois à quatre heures, sur tous les sujets avec les hauts fonctionnaires concernés. Là, d’un seul coup, on s’est retrouvé dans la situation inverse. Donald Trump ne consulte pas ses collaborateurs. Il ne lit aucune note ou rapport. La première fois qu’il a rencontré le président de la Chine, Xi Jinping, j’ai demandé à des membres seniors de son administration : « Quels sont les messages que le président Trump va transmettre au président chinois ? » Leur réponse a été : « Nous ne préparons pas de notes pour les entretiens du président Trump avec des dignitaires étrangers. Il ne veut pas avoir de notes, il considère qu’il n’en a pas besoin ». Donc, vous imaginez le président Trump arrivant devant le leader chinois les mains dans les poches et lui disant fondamentalement ce qui lui passe par la tête. Trump agit toujours seul et à sa guise. Ses plus proches collaborateurs ignorent toujours ce qu’il a dit réellement au président chinois ou à d’autres dignitaires étrangers.

À vous écouter, on a l’impression que le processus décisionnel classique est inexistant au sein de l’administration Trump.

Les États-Unis, contrairement à ce qu’on pense, sont un pays très bureaucratique. Le processus de décision traditionnel est très long, très lourd. Il y a toute une hiérarchie de réunions avant qu’une décision soit prise par le président et ses secrétaires d’État. Jusqu’à l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, c’était la manière traditionnelle de travailler à Washington. Comme je l’explique dans mon livre, sous l’administration Obama, quand je négociais avec mes homologues américains, ça prenait beaucoup de temps avant d’obtenir des résultats concrets parce qu’il fallait franchir les différentes phases du processus appelé « Interangency process ». Dans l’administration Trump, ce processus décisionnel gouvernemental a été complètement court-circuité. Il n’y a plus de « Interagency process », il n’y a qu’une seule personne, Trump, qui prend toutes les décisions, et on ne sait pas sur quelle base.

Vous qualifiez de « cour monarchique » l’équipe très restreinte de collaborateurs de Donald Trump.

J’emploie dans mon livre cette expression parce que Donald Trump, qui méprise les fonctionnaires, s’appuie uniquement sur sa famille, son gendre, Jared Kushner, sa fille, Ivanka, et une toute petite équipe de conseillers, comme Steven Miller pour toutes les questions relatives à l’immigration. Les hauts fonctionnaires ne font pas long feu au sein de son administration. Aujourd’hui, il est rendu à son quatrième conseiller à la sécurité nationale, à son troisième secrétaire général de la Maison-Blanche…

La méthode de négociation de Donald Trump, basée sur les menaces et la coercition, déstabilise ses interlocuteurs. 

Pour comprendre l’approche de Donald Trump, nous devons prendre en considération trois éléments importants. Premier élément: lorsque Trump déclare « America first », il veut dire « America alone ». Pour lui, l’Amérique n’a pas d’amis, ni d’alliés. Il traite de la même manière la Chine et les Européens. C’est pourquoi il dit que « l’Union européenne a été créée contre les États-Unis ». Il ignore l’Histoire et ne considère pas qu’il existe une communauté occidentale, ou une communauté de démocraties. Les valeurs n’ont aucune importance pour lui. La seule chose qui compte à ses yeux, c’est le rapport de force le plus brut. Deuxième élément : Trump tord le bras, c’est-à-dire qu’il utilise le rapport de force le plus brutalement possible. Il faut reconnaître qu’en général, les États-Unis sont dans une position favorable. On le voit bien aujourd’hui dans le dossier des négociations commerciales avec la Chine. Troisième élément : comme je l’ai dit précédemment, Trump ne s’intéresse pas aux détails, il a une grande méconnaissance des dossiers les plus urgents. La seule chose qu’il veut, c’est un succès rapide, qui au fond n’est qu’un succès d’apparence. On le voit dans l’épineux dossier de la Corée du Nord, pays qui n’a fait aucune concession aux Américains. Le régime de Kim Jong-un continue à construire ses forces nucléaires. Pourtant, Trump qualifie les discussions qu’il a eues avec les Nord-Coréens de « succès ». Il se contente de succès superficiels. On l’a bien vu aussi dans le dossier de la renégociation avec le Canada et le Mexique de l’accord sur le libre-échange économique, appelé jadis l’ALENA. Il avait annoncé que ce serait un nouvel accord totalement différent du précédent. À la fin, il s’est contenté de peu de choses, d’amendements assez mineurs, alors qu’au début des renégociations il en avait fait une affaire majeure. En réalité, pour Trump, le succès doit être avant tout un succès médiatique. Sa seule obsession, sa seule preuve de succès, c’est que Fox News annonce qu’il a remporté un succès.

Donald Trump n’a-t-il pas “révolutionné” la manière de faire de la politique aux États-Unis?

Oui. Après Donald Trump, la vie politique américaine ne sera plus la même. Tout d’abord parce que les gens sont tellement obsédés par Trump qu’ils oublient qu’il n’est qu’un symptôme de la crise politique qui sévit dans les sociétés occidentales. Il n’a pas été élu par hasard à la présidence des États-Unis. Trump est le produit de son époque. Il y a aujourd’hui une révolte populiste dans la plupart des sociétés occidentales. En France, il y a les Gilets jaunes, au Royaume-Uni, le Brexit, en Italie, la LEGA Nord… Trump est la modalité américaine de cette crise profonde. Lorsqu’il quittera le pouvoir, en janvier 2021 ou en janvier 2025, la crise ne disparaîtra pas pour autant, elle perdurera. Du côté démocrate, Bernie Sanders continuera à marteler le même discours : « Nous devons répondre concrètement aux angoisses des Américains les plus vulnérables. Pour y arriver, il faut tabler sur la gauche ». Du côté des républicains, Trump a montré à de jeunes républicains que l’on peut faire de la politique d’une autre manière : ne pas respecter la vérité, ni la dignité, insulter sans la moindre gêne son adversaire… et que c’est payant. Il a fini par convaincre beaucoup d’Américains que la démocratie traditionnelle qui existait jusque-là était fragile et qu’on peut se comporter d’une manière différente, c’est-à-dire : ne pas respecter les usages, bafouer la vérité…

Donald Trump n’a-t-il pas une faiblesse pour les leaders autoritaires, particulièrement pour Vladimir Poutine ?

Oui. Trump, qui est indifférent aux valeurs cardinales d’une démocratie, adore les dirigeants autoritaires parce que dit-il: « Au fond, on peut faire des affaires avec eux. Lorsqu’ils prennent une décision, elle est toujours mise en œuvre ». En ce qui concerne Poutine, il y avait une division entre les Européens à son sujet. Certains pays européens, comme la France, l’Italie, l’Espagne, estiment qu’après tout, comme le système russe se réduit à Poutine, il est nécessaire de parler avec lui. Pour des raisons historiques évidentes, les Polonais et les pays baltes sont beaucoup plus inquiets par le rapprochement entre Trump et Poutine. La relation avec la Russie est devenue un sujet de politique intérieure américaine. Les démocrates tapent sur la Russie dans l’espoir d’affaiblir Trump. Les républicains tapent sur la Russie pour essayer de prouver qu’il n’y a pas eu de collusion entre l’administration Trump et ce pays. La question russe est devenue totalement irrationnelle à Washington, comme pas mal d’autres sujets.

Quelles ont été vos impressions de vos deux séjours en Israël ?

Comme je l’explique dans mon livre, ma première expérience d’Israël, en 1982, a été fondamentale. Ça a été la découverte de la réalité humaine du génocide juif et du judaïsme. L’approche de la divinité par le judaïsme a été pour moi, catholique de souche, une impression très forte. Israël est un pays dont on ne repart pas comme on est arrivé. C’est un État jeune qui a évolué très rapidement. En 2003, je suis revenu dans un Israël qui avait profondément changé. Le pays était infiniment plus riche que l’Israël de 1982 qui était une contrée pauvre où sévissait une dure crise économique. En 1982, Israël était un pays soicialiste, tout appartenait à l’État ou à la Histadrout, le grand syndicat national. En 2003, le pays avait été totalement libéralisé au sens économique du terme. Il a connu depuis une évolution politique très marquée vers la droite, notamment à cause de l’arrivée d’un million de Russes, dont 300 000 ne sont pas Juifs. En 2003, j’ai retrouvé un pays beaucoup plus nanti et sûr de lui.  En ce qui a trait au conflit israélo-palestinien, la différence centrale entre la situation en 1982 et celle qui prévalait en 2003, c’était la colonisation en Cisjordanie. Je connais parfaitement la Cisjordanie. Je suis reparti d’Israël en 2006 avec la conviction qu’aucun gouvernement israélien ne pourrait rapatrier assez de colons de Cisjordanie pour créer un État palestinien continu et viable. Je pense que les deux côtés sont aujourd’hui incapables d’aller à la paix. Je crains qu’il n’y ait jamais de paix.

Les relations entre la France et Israël ont toujours été passionnelles et souvent tumultueuses. Quel est votre bilan de celles-ci ?

Beaucoup oublient que jusqu’en 1967 les relations entre Israël et la France étaient très étroites. Même plus proches que celles qui existent aujourd’hui entre les États-Unis et Israël. Mais, en 1967, quand la guerre des Six Jours éclata, le général de Gaulle décida de décréter un embargo sur les armes fournies par la France à Israël. Pour les Israéliens, ce fut un traumatisme majeur. Pour les Français, cet épisode des relations israélo-françaises fut simplement une note en bas de page. Depuis, il y a eu une sorte de retournement:  l’amour des Israéliens pour la France, qui était vraiment très fort jusqu’en 1967, s’est transformé peu à peu en une espèce de haine. Et puis, il faut aussi reconnaître que depuis 1967, la France a mené une politique proarabe. Quand je suis arrivé en 2003 en Israël, tout ceci n’était que des cendres un peu froides, mais je me suis heurté à une conviction israélienne profonde: que la France, et tout particulièrement le Quai d’Orsay, étaient anti-israéliens. En plus, je devais composer avec les humeurs et les attentes de la communauté juive de France, qui est la deuxième plus importante communauté de la diaspora juive, après celle des États-Unis. Une communauté qui épousait totalement la cause d’Israël. Parfois, j’avais l’impression que les Juifs de France étaient plus Israéliens que les Israéliens. Donc, l’ambassadeur que j’étais se trouvait pris entre l’enclume du Quai d’Orsay et le marteau israélien ou de la communauté juive de France. C’était une situation assez pénible à gérer. Pour un diplomate français en poste à Tel-Aviv, c’était un défi de réussir à appliquer la politique de son pays et à maintenir le contact avec les Israéliens et les Juifs de France. J’ai été nommé ambassadeur en Israël en 2003 parce que Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, et Jacques Chirac, président de la République, voulaient absolument améliorer la relation avec Israël. Donc, j’avais une mission positive, ce qui m’a facilité énormément les choses. La coopération entre Israël et la France dans de nombreux domaines –économique, culturel, universitaire, scientifique…– est intense. 

Quelle est votre évaluation du plan de paix pour le Proche-Orient proposé par Donald Trump ?

Dans les sociétés postmodernes, c’est le cas en Europe et au Canada, on oublie qu’en général la paix est toujours dictée par un vainqueur à un vaincu. S’il y a une paix, ça veut dire qu’il y a eu une guerre. Or, dans une guerre, il y a toujours un vainqueur et un vaincu. Dans le conflit israélo-palestinien, le vainqueur est évidemment Israël et le vaincu, les Palestiniens. C’est une réalité qu’on a tendance à oublier. On pratique la rhétorique généreuse, mais c’est celui-là le point central de ce vieux contentieux. Donald Trump et son équipe ont au moins un talent : comprendre les rapports de force entre deux antagonistes. Après avoir analysé le conflit israélo-palestinien, ils ont conclu qu’il y avait un vainqueur, Israël, et et un vaincu, les Palestiniens. Ils se sont alors dit : « Nous allons tenir compte des demandes du vainqueur». Mais il faut encore que le vainqueur propose au vaincu des conditions acceptables. J’ai dit un jour à Jared Kushner, principal artisan du plan de paix concocté par l’administration Trump : « Faites attention, lorsque vous offrez à un vaincu le choix entre la capitulation et le suicide, il peut choisir le suicide ». Le plan de paix de Trump est un plan de vainqueur que les Palestiniens, même vaincus et à terre, ne peuvent accepter. En particulier en ce qui concerne la sulfureuse question du statut final de Jérusalem. Disons-le très clairement : il ne pourra y avoir un plan de paix acceptable s’il n’y a pas un partage de Jérusalem. Aucun dirigeant palestinien ne renoncera jamais à la partie orientale de Jérusalem. Le plan de paix de Trump n’offre aux Palestiniens qu’une espèce de bantoustan, c’est-à-dire un petit territoire qui n’est pas viable. Ce plan, qui est peut-être fondé sur une bonne analyse géopolitique, il y a un fort et un faible, favorise largement Israël.

Les Européens ne jouent plus aucun rôle dans le processus de négociation entre Israël et les Palestiniens. Comment expliquer cette mise à l’écart de la diplomatie européenne ?

Le problème essentiel, c’est que les Israéliens ne veulent pas des Européens quels qu’ils soient parce qu’ils les considèrent comme les avocats des Palestiniens. Jamais les Européens n’auraient proposé un plan de paix comme celui de Trump parce qu’il est proisraélien. Les Israéliens refusent catégoriquement que les Européens jouent le moindre rôle dans la médiation de ce conflit parce qu’ils sont résolument convaincus que ces derniers rééquilibreront les négociations aux dépens d’Israël. Donc, se disent-ils, pourquoi avoir à bord les Européens alors que les Américains, qui sont des amis, des alliés et la première puissance mondiale, nous soutiennent.

Quel est aujourd’hui le plus grand défi auquel la communauté internationale est confrontée ?

Depuis quelques années, il y a un rééquilibrage des puissances dans le monde. De nouvelles puissances ont émergé, comme l’Inde ou la Chine. Il y a aussi le retour en force de la Russie comme grande puissance. Il y a donc une rivalité entre les grandes puissances. Nombreux sont ceux qui vous diront que nous assistons impavides au retour des États, au retour à la situation qui sévissait en 1914, mais à l’échelle mondiale. Mais, en réalité, il y a beaucoup de sujets qui sont transnationaux et qui, à l’ère d’Internet et de l’intelligence artificielle, ne peuvent pas être traités par la logique des États: les changements climatiques, le réchauffement des océans, la biodiversité, les pandémies, comme celle du coronavirus, le terrorisme… Un des grands défis auxquels les nations du monde font face aujourd’hui est comment refonder le multilatéralisme, c’est-à-dire comment permettre à la coopération internationale de fonctionner pleinement ? Comment réussir à asseoir autour d’une même table les États alors qu’on constate que les Nations unies sont dysfonctionnelles ?  Donald Trump a choisi non pas la coopération, mais la confrontation. Ce grand défi s’adresse surtout aux Européens et aux Canadiens, dont les États prônent une coopération multilatérale étroite, plus nécessaire que jamais. Pourra-t-on refonder un nouveau multilatéralisme efficace? Si Trump est réélu en novembre prochain, je crains que ce ne soit plus possible et que le dommage fait au multilatéralisme soit irréversible.