“La haine des Juifs s’exprime dans la langue de l’antiracisme”

Alain Finkielkraut (Éditions Stock Photo)

“Rentre chez toi à Tel-Aviv”, “Nous sommes le peuple”, “Sale sioniste de merde”, “La France est à nous”, “Espèce de fasciste et de haineux”, “Dieu va te punir”…

Alain Finkielkraut (Claude Truong-Ngoc Photo)

Le réputé philosophe et écrivain Alain Finkielkraut, membre de l’Académie française, a été dernièrement violemment conspué en marge d’une manifestation des gilets jaunes. Il a décidé de ne pas porter plainte contre ses dénigreurs, se considérant “ni victime, ni héros”.

Cet incident est survenu dans un contexte social acrimonieux marqué par une forte recrudescence des actes antisémites.

D’après les statistiques officielles du ministère de l’Intérieur, en France, les exactions antisémites ont bondi de 74 % en 2018.

Alain Finkielkraut nous a livré, au cours d’une entrevue, ses réflexions sur cette nouvelle vague de judéophobie qui déferle sur la France et ses conséquences délétères.

Nous l’avons joint à son domicile, à Paris.   

 

Le caractère antisémite des insultes violentes dont vous avez été récemment l’objet de la part d’un groupe de gilets jaunes est évident.

J’ai été invectivé à cause de mes positions, puisque mes détracteurs m’ont traité de “raciste”, de “fasciste”, de “grosse merde de sioniste”… Mais il est vrai que dans cette mésaventure je n’étais pas le seul en cause. En effet, à travers moi, étaient visés aussi les Juifs dans la mesure où ces derniers ont le souci d’Israël. Je remarque d’ailleurs que dans cet incident, l’insulte “sale Juif” est inaudible parce que, depuis un certain temps, la haine des Juifs s’exprime dans la langue de l’antiracisme. Aujourd’hui, on brode sur la poitrine des Juifs non pas l’étoile jaune mais la croix gammée nazie. C’est avec ce type d’insulte que les Juifs doivent vivre désormais. C’est particulièrement pénible.

Craignez-vous pour votre sécurité physique et celle de votre famille?

Dans le quartier où je vis je suis très tranquille. Les témoignages de sympathie à mon égard n’ont cessé de se multiplier depuis que j’ai été l’objet de cette agression verbale. Il n’en reste pas moins que ma situation est un peu précaire parce que mon visage est connu, j’en ai fait l’expérience l’autre jour sur le boulevard Montparnasse. Je suis donc à la merci d’une insulte, ou même pire, parce que je ne peux plus passer inaperçu. Je ne suis pas particulièrement inquiet, mais je dois quand même tenir compte du fait que j’ai cessé d’être anonyme.       

L’antisémitisme a-t-il pénétré le mouvement des gilets jaunes?

C’est très difficile à dire. Cependant, je crois que la pensée de Dieudonné et d’Alain Soral est de plus en plus présente dans ce mouvement de contestation. Dieudonné est un humoriste qui n’est vraiment pas issu des rangs de l’Action française. Il s’appelle de son nom complet Dieudonné M’bala M’bala. Il se prévaut de ses origines camerounaises pour faire jouer la concurrence des mémoires et pour claironner que l’obsession de la souffrance juive c’est oublier la traite, l’esclavage et la colonisation. Soral a eu un parcours politique erratique puisqu’il a d’abord été membre du Parti communiste français. Dieudonné et Soral rêvent d’unir autour de la haine des Juifs une France “Black-Blanc-Beur”. Je ne sais pas si leur rêve deviendra réalité, mais je constate qu’ils ont réussi une percée dans le mouvement des gilets jaunes du fait de la grande déculturation dont la France est frappée aujourd’hui. Avec l’effondrement de l’école, les réseaux sociaux règnent en maîtres. Désormais, le simplisme, la pensée complotiste et toutes sortes de ressentiments prolifèrent sur les réseaux sociaux.

Vous faites partie d’une poignée d’intellectuels, juifs et non juifs, qui depuis le début des années 2000 n’ont cessé de dénoncer la montée en force d’un antisémitisme émanant des milieux arabo-musulmans. Les pouvoirs publics et une majorité de Français ont ignoré votre mise en garde. N’a-t-on pas banalisé ainsi l’antisémitisme musulman?

Ce qui est sûr c’est que cet antisémitisme a été, et est encore, l’objet d’un véritable déni de la part de toute une intelligentsia progressiste et bien-pensante. Celle-ci n’a pas voulu voir cet antisémitisme issu de peuples classés, à cause de leur passé, comme dominés. Les damnés de la terre ne peuvent pas être coupables de quoi que ce soit. En 2002, quand le livre collectif Les Territoires perdus de la République, dirigé par l’historien Georges Bensoussan, est paru, il a été accueilli par un silence glacial. Dans cet ouvrage, un groupe de professeurs racontent l’antisémitisme, le sexisme et l’islamisme qui sévissent dans les collèges et les lycées de la région parisienne. Après ma mésaventure, Bernard-Henri Levy m’a immédiatement exprimé son soutien. Mais il a dit que j’avais été attaqué par quelques nazillons. Or, le plus virulent de mes agresseurs verbaux, celui qui m’a dit “La France est à nous”, est un islamiste. Ce “Nous” dont il parlait, ce n’était certainement pas la vieille France. Mon agresseur pense que la France est vouée à devenir une terre islamique. Fort heureusement, cette pensée n’est pas partagée par la majorité des Musulmans de France, mais c’est ce que cet islamiste exprimait. À chaque fois, l’antiracisme officiel est pris à contre-pied par l’expression de cette haine qu’on ne veut pas voir.

Le 19 février dernier, lors de la manifestation contre l’antisémitisme qui s’est tenue à la place de la République, on a ressorti les vieilles banderoles et pancartes: SOS Racisme… Sous la houlette de la Rabbine Delphine Horvilleur s’est exprimée l’idée que toutes les victimes du racisme étaient là pour se donner la main. Or, la réalité est évidemment extrêmement différente. La concurrence victimaire fait que les Juifs sont regardés avec méfiance, dépit, amertume, et quelquefois avec haine, dans les milieux arabo-musulmans mais aussi par des gens d’origine antillaise ou africaine. L’antisémitisme n’est pas un racisme parmi d’autres. Aujourd’hui, l’antisémitisme est une modalité pathologique de l’antiracisme. Cela on ne veut toujours pas le voir dans les milieux qui se croient respectables.

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Nombreux sont ceux à établir un parallèle entre la situation sociale sombre qui sévit aujourd’hui en France et les périodes les plus noires des années 30. Cette analogie vous surprend-elle?

Ce sont deux situations totalement distinctes. Dans les années 30, on pouvait crier “La France aux Français” mais il n’y avait personne, aucun Musulman, qui proclamait: “La France est à nous”. Dans les années 30, on ne profanait pas des églises en même temps qu’on attaquait des lieux juifs. Aujourd’hui, sur beaucoup de points, on peut dire que les Juifs et les Catholiques sont dans le même bateau. La situation est extrêmement différente de celle qui prévalait dans les années 30. Ceux qui font cette analogie ne se consolent pas de la marginalisation de l’ancien antisémitisme. J’en veux pour preuve le Tweet émis par un journaliste du magazine L’Obs lorsqu’il s’est aperçu que l’auteur des tueries perpétrées, en 2012, à Toulouse et à Montauban s’appelait Mohammed Merah. Ce journaliste a alors écrit: “Putain, je suis dégoûté que ce ne soit pas un nazi”. Tout est dit dans ce Tweet. Dans ce cri du cœur se lit en fait une étrange nostalgie des années 30. Non, notre présent n’est pas une répétition des années 30. Il faut savoir faire face à cette réalité.

Le président Emmanuel Macron a promis dernièrement des “actes” et des “lois” pour combattre vigoureusement l’antisémitisme. Il a annoncé qu’une nouvelle définition de l’antisémitisme sera désormais adoptée par son gouvernement: “l’antisionisme est une des formes modernes de l’antisémitisme”. Ces nouvelles mesures pourront-elles réellement endiguer l’antisémitisme?

Comme l’a écrit le philosophe et politologue Pierre-André Taguieff: “Aujourd’hui, le sionisme, c’est la nouvelle figure du diable”. L’antisionisme n’est plus une sensibilité politique, c’est la nouvelle forme du délire antisémite. Il faut combattre l’antisémitisme, mais je ne me fais guerre d’illusions sur l’efficacité et l’issue de ce combat. En effet, plus on luttera contre l’antisémitisme, plus on raffinera notre arsenal judiciaire et législatif, plus on augmentera les peines contre les porteurs de haine, plus on entendra aussi la petite musique du deux poids deux mesures. Certains diront: “Ce qu’on fait pour les Juifs, on ne le fait pas pour les autres”. La lutte contre l’antisémitisme, qui est absolument nécessaire, nourrit l’antisémitisme. Nous sommes pris dans une sorte de cercle fatal.

L’école n’a-t-elle pas un rôle important à jouer dans la lutte contre les préjugés antisémites?

Elle a certainement un rôle à jouer, mais pas simplement en augmentant les heures d’enseignement de l’histoire de la Shoah. La principale mission de l’éducation est de former les esprits. Quand l’enseignement s’effondre, les esprits sont à la merci de la folie d’Internet. Je crois que l’enseignement doit retrouver toute sa vigueur et toute son exigence. Il ne s’agit pas de fabriquer un enseignement pour lutter contre l’antisémitisme, ni de multiplier les sermons. Il s’agit d’apprendre le plus tôt possible aux enfants les rudiments de la logique. Il faut qu’ils sachent raisonner et qu’ils acquièrent une certaine culture. Ce n’est pas un combat idéologique qu’il faut mener, c’est le combat de la culture contre l’inculture.

Comment envisagez-vous l’avenir des Juifs en France?

Je ne suis pas très optimiste. Cependant, ma récente mésaventure me prouve que l’antisémitisme est minoritaire aujourd’hui en France. J’ai reçu des soutiens innombrables de toutes sortes, de personnalités connues, d’anonymes, de gens de droite, de gauche… À cet égard, si je voulais une preuve que la France n’est pas majoritairement antisémite, l’agression dont j’ai été l’objet et ses suites me l’ont fournie. Mais je ne peux pas être très optimiste pour le futur parce que la France connaît, comme le reste de l’Europe, un immense changement démographique et un regain inquiétant de l’antisémitisme. Ce fléau s’est répandu dans une partie des populations issues des immigrations maghrébine, turque, moyen-orientale, africaine. Ce phénomène pernicieux risque de s’aggraver davantage. Et, comme il y a une gauche clientéliste qui courtise aujourd’hui ces populations immigrées et une gauche encore plus radicale qui rêve d’une convergence des luttes, les Juifs risquent à terme d’en faire les frais.