“Les Palestiniens sont de plus en plus isolés”

Frédéric Encel

La décision du président américain Donald Trump de reconnaître Jérusalem comme la capitale d’Israël modifiera-t-elle substantiellement les paramètres traditionnels du conflit israélo-palestinien ?

Nous avons posé la question à un spécialiste reconnu des enjeux géopolitiques internationaux, du conflit israélo-palestinien, des relations entre Israël et les États-Unis et du dossier nucléaire iranien, le géopolitologue Frédéric Encel.

Docteur en géopolitique, maître de conférences à Sciences Po Paris, professeur de relations internationales à la PSB Paris School of Business, directeur de séminaire à l’Institut Français de Géopolitique, affilié à l’Université Paris 8, consultant en risques-pays et lauréat, en 2015, du Grand Prix de la Société de Géographie pour travaux et publications géographiques, Frédéric Encel est l’auteur d’une quinzaine d’essais remarqués sur la géopolitique internationale et le conflit israélo-arabe, dont Géopolitique du Printemps arabe (Éditions Presses Universitaire de France (PUF), 2014, nouvelle édition en 2017), Atlas Géopolitique d’Israël. Aspects d’une démocratie en guerre (Éditions Autrement, 2012, nouvelle édition en 2017) et Géopolitique d’Israël. Dictionnaire pour sortir des fantasmes, coécrit avec François Thual (Éditions du Seuil, 2004).

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Dans son dernier livre, Mon Dictionnaire géopolitique, paru récemment aux PUF, Frédéric Encel accomplit un travail remarquable de vulgarisation en explicitant avec simplicité, intelligence et humanisme des notions de géopolitique qui, à prime abord, peuvent paraître ésotériques aux néophytes en la matière. L’objectif de ce livre des plus instructifs: faire aimer la géopolitique en 175 entrées. Des entrées fort éclairantes sont consacrées au conflit israélo-palestinien, au sionisme, à Jérusalem, à l’antisémitisme, à l’islamisme…

Frédéric Encel nous a accordé une entrevue.

La décision de Donald Trump sur Jérusalem aura-t-elle des conséquences?

En dépit de son aspect controversé, cette décision n’aura absolument aucune conséquence concrète. Pour preuve: les réactions, y compris des chancelleries arabes, ont été extrêmement pondérées et mesurées, ce dont on n’a pas toujours l’habitude. Par ailleurs, quarante-quatre pays, ce qui n’est pas rien quand même, et pas exclusivement des petits États, n’ont pas voté en faveur de la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU condamnant fermement la position américaine sur Jérusalem. Neuf pays ont voté contre cette résolution onusienne et trente-cinq, dont le Canada, se sont abstenus. De toute façon, même si l’ambassade des États-Unis est transférée de Tel-Aviv à Jérusalem, elle sera très vraisemblablement établie à l’Ouest de la ville sainte.

Les Israéliens, et le peuple juif, ont évidemment le droit légitime de choisir l’emplacement de leur capitale. Le problème, c’est le “timing”. En plein désert diplomatique, alors qu’il n’y a à court terme aucun espoir de négociations entre Israéliens et Palestiniens, pour différentes raisons, Trump, avec cette décision, disqualifie les États-Unis en tant qu’intermédiaire pouvant encourager les deux parties antagonistes à revenir à la table des négociations. Le gouvernement israélien s’est évidemment félicité de cette décision, mais sans trémolos, de manière tout à fait pondérée. Dans l’opinion publique israélienne, il n’y a pratiquement pas eu d’émoi. Le gouvernement israélien est bien conscient que depuis plusieurs années, notamment depuis le déclenchement du “Printemps arabe” en 2011, il passait systématiquement sous le radar des critiques internationales, surtout à cause de la guerre qui fait rage en Syrie. Là, Israël revient de nouveau sous les feux de l’actualité. Ce n’est pas forcément très bon, politiquement parlant, pour le gouvernement israélien.

L’hypothèse selon laquelle la décision de Donald Trump de conférer à Jérusalem le statut officiel de capitale d’Israël serait un des éléments d’un plan de paix concocté en catimini par Israël, l’Égypte et les monarchies arabes du Golfe vous paraît-elle plausible?

Je doute beaucoup que ce scénario soit réaliste. La dernière fois qu’un gouvernement arabe a proposé un plan de paix, en l’occurrence le plan de paix du prince Fahd d’Arabie saoudite, en 2002, celui-ci s’est soldé par un cuisant échec. Ce plan de paix ne serait plus crédible aujourd’hui au regard du rapport de force en vigueur entre Israël et les Palestiniens. Et, si Trump a supervisé un nouveau plan de paix, je crains le pire. Croire à une “grande stratégie” pour le Moyen-Orient chez Trump nécessite un réel effort d’imagination!

Pourquoi la France a-t-elle voté en faveur de la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU stigmatisant Donald Trump pour sa décision relative à Jérusalem? N’aurait-elle pas pu s’abstenir?

Non. Sur Jérusalem, la France a toujours été extrêmement claire. Elle s’était abstenue lors du vote au Conseil de sécurité de l’ONU sur la reconnaissance d’un État de Palestine parce qu’en droit français la République ne reconnaît comme État que des entités disposant d’une véritable souveraineté. Mais sur les questions portant sur Jérusalem, ou les implantations israéliennes en Cisjordanie, c’est évident que la France votera toujours contre Israël.

Aux yeux des Palestiniens, les États-Unis ne sont plus un “intermédiaire crédible”. La décision de Donald Trump sur Jérusalem sonne-t-elle le glas du rôle joué par les États-Unis depuis plusieurs décennies au chapitre de la médiation du conflit israélo-palestinien?

Je ne pense pas que les États-Unis soient discrédités. Trump est discrédité. Mais ce dernier ne sera pas au pouvoir ad vitam æternam. Les États-Unis survivront à Trump, dans trois ou sept ans. En termes de puissance et de capacité de levier sur les protagonistes du conflit israélo-palestinien, c’est-à-dire en termes très concrets de carotte ou de bâton, seuls les États-Unis peuvent jouer un rôle fondamental dans ce dossier sulfureux. Les autres pays, y compris la France, peuvent jouer des rôles importants, mais secondaires. Ce n’est pas imaginable de voir aujourd’hui la France se substituer aux États-Unis dans le rôle de leader d’un nouveau processus de paix. La France n’a pas les moyens. L’Allemagne ne veut pas jouer ce rôle, la Grande-Bretagne non plus, étant en plein “Brexit”. Et ce n’est sûrement pas la Russie, empêtrée dans le conflit en Syrie, qui a la crédibilité pour assumer ce rôle de leader. Faute de combattants, seuls les Américains pourront assumer le rôle d’intermédiaire entre Israéliens et Palestiniens.

Les réactions de Mahmoud Abbas et des autres leaders palestiniens ont été véhémentes.

Il y a deux volets dans les réactions palestiniennes. Ne plus reconnaître les accords d’Oslo, Mahmoud Abbas est libre de ce choix. Autonome, sinon indépendant, le président de l’Autorité palestinienne peut donc remettre en cause ces accords. De toute façon, sur le terrain, les accords d’Oslo n’existent quasiment plus. Donc, ça signifierait quoi? Ne plus reconnaître l’État d’Israël après l’avoir reconnu officiellement pendant vingt-cinq ans. C’est grotesque! Sur le terrain, la rhétorique virulente palestinienne n’aura aucune conséquence concrète. C’est une carte très faible. Le deuxième volet de la réaction palestinienne, ce sont les propos à caractère négationniste tenus par  Abbas. Ils sont simplement intolérables et inqualifiables. Abbas a repris la vieille antienne arafatienne consistant à dire que le Temple juif de Jérusalem n’a jamais existé. C’est ubuesque et ridicule! Le pire, c’est quand Abbas lie la création d’Israël à la Shoah. Ça, c’est un vrai problème parce qu’on voit bien là que l’Autorité palestinienne est poussée dans ses retranchements. Elle n’a pas autre chose à proposer. Aujourd’hui, l’Autorité palestinienne est dans un état de faiblesse extrême. Les États arabes ne la soutiennent quasiment plus, étant plus préoccupés par ce qu’ils considèrent être les deux principales menaces: le panchiisme de l’Iran et le djihadisme.

Vous considérez donc que ce sont les Palestiniens, et non Israël, qui sont les grands perdants dans cette affaire.

Les Palestiniens sont de plus en plus isolés tant sur le plan stratégique que sur le plan diplomatique. Aujourd’hui, aux yeux des grandes chancelleries, y compris des chancelleries arabes, le conflit israélo-palestinien est devenu un contentieux israélo-palestinien. Et, un contentieux, ce n’est pas urgent, il n’est pas prioritaire, on n’a pas besoin de le régler tout de suite. Actuellement, le rapport de force est excessivement défavorable aux Palestiniens. C’est la première fois dans leur histoire que les Palestiniens sont aussi isolés.

Y a-t-il une corrélation entre le conflit israélo-palestinien et le dossier nucléaire iranien?

Je vois au moins une corrélation dans la décision de Trump de déménager l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem. L’une des hypothèses est qu’un “marché” a été conclu entre Trump et ses alliés arabes du Golfe, auprès desquels il a fait une tournée en juin 2017. Ces derniers auraient accepté de réagir de manière très mesurée à l’annonce américaine de la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël en échange de quoi Trump se serait engagé à se retirer de l’accord sur le nucléaire iranien conclu à Vienne le 14 juillet 2015 entre le P5+1 (les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU —États-Unis, Russie, Chine, France et Royaume-Uni— plus l’Allemagne) et l’Iran. Ça ne m’étonnerait pas qu’il annonce bientôt le retrait définitif des États-Unis de cet accord. Ce qui réjouirait bien évidemment les alliés arabes sunnites des États-Unis. Les Palestiniens seraient alors sacrifiés sur l’autel de la lutte contre l’Iran via les États-Unis. Le régime de Téhéran joue à fond sur la fibre palestinienne, mais ça ne semble pas émouvoir beaucoup l’opinion publique iranienne. À l’instar des États arabes, l’Iran a toujours instrumentalisé la cause palestinienne. Mais la réalité sur le terrain est que le régime de Téhéran ne soutient pas sérieusement cette cause.

Nombreux sont les analystes des questions politiques moyen-orientales qui ont prédit, avec une assurance déconcertante, que la décision de Donald Trump sur Jérusalem allait déclencher une troisième Intifada en Palestine et une grande vague de violence dans la région. Ils se sont royalement trompés.

La troisième Intifada n’est pas un fantasme, elle pourrait se produire un jour. Il pourrait y avoir un débordement de l’exaspération d’un certain nombre de Palestiniens. Mais, aujourd’hui, un nouveau soulèvement des Palestiniens est un scénario peu probable, pour une raison que la majorité des observateurs ont négligée, hélas: la dimension sociale et économique en Palestine. Les Palestiniens, notamment en Cisjordanie, vivent bien mieux aujourd’hui qu’il y a vingt, trente ou quarante ans. De ce point de vue, seuls les gens qui font du terrain peuvent voir cette réalité, la palper et l’appréhender directement en écoutant les Palestiniens, en allant dans leurs universités, leurs usines… Ramallah est une ville méconnaissable par rapport à celle que j’ai connue dans les années 80. Après l’annonce de Trump sur Jérusalem, un certain nombre de militants et de nationalistes fervents palestiniens étaient prêts à reprendre le combat. Mais pour la grande majorité des Palestiniens, la décision de Trump ne changera rien tangiblement sur le terrain. Ils tiennent surtout à améliorer leurs conditions socioéconomiques et à mener une vie quotidienne paisible. Moi, malgré les prédictions très fatalistes formulées par un bon nombre d’observateurs attentifs du conflit israélo-palestinien, j’ai déclaré plusieurs fois que j’étais plutôt optimiste quant au faible niveau de violence que l’annonce de Trump sur Jérusalem pourrait déclencher.