Mohammed ben Salman, le prince mystère de l’Arabie

Christine Ockrent (Robert Laffont/Jeff Lanet photo)

Qui est réellement le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salman (MBS): un réformiste visionnaire ou un autocrate impitoyable mêlé à l’assassinat abject du journaliste saoudien Jamal Khashoggi? Pourquoi les pays occidentaux, à l’exception du Canada, sont-ils peu enclins à dénoncer les dérives totalitaires de ce jeune prince? Les réformes économiques et sociales fort ambitieuses entreprises par MBS engendreront-elles des résultats tangibles où ne sont-elles qu’un écran de fumée? Pourquoi Israël est-il devenu un allié stratégique important de l’Arabie saoudite?

Dans une enquête fouillée et des plus éclairantes consacrée à MBS — Le prince mystère de l’arabie saoudite. Mohammed ben Salman, les mirages d’un pouvoir absolu (Éditions Robert Laffont) —, la célèbre journaliste franco-belge Christine Ockrent décrypte avec brio les subtilités et les complexités du système politique opaque érigé par l’Arabie saoudite et analyse leurs conséquences sur les pays du Moyen-Orient et l’Occident.

Christine Ockrent nous a accordé une entrevue.

L’assassinat de Jamal Khashoggi au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul a-t-il terni l’image du prince MBS?

Cet assassinat horrible a certainement noirci la réputation de ce jeune prince qui avait quand même séduit en Occident et dans son pays. Mais contrairement à ce que certains ont prédit, parce que nous sommes toujours aveuglés dans nos pays occidentaux par nos propres critères d’appréciation, MBS n’a pas été destitué par son père, le roi Salman ben Abdelaziz al-Saoud, âgé de 82 ans. Il est vrai que deux mois après la perpétration de cet assassinat macabre, le monarque a rappelé à ses côtés quelques princes et anciens conseillers plus âgés que MBS pour endiguer les ardeurs de ce dernier. Mais MBS est toujours le seul et unique prince héritier. Il vient de lancer un nouveau programme d’investissements, accompagné d’une libéralisation relative de la société, qui prouve non seulement qu’il est toujours en selle, mais que ses projets de modernisation de l’économie saoudienne visant à décrocher celle-ci du pétrole vont bon train.

Ce programme de libéralisation sociale a été accueilli avec enthousiasme par les Saoudiens, particulièrement par les jeunes.

Cette libéralisation de la société saoudienne, qui paraît dérisoire par rapport à nos critères occidentaux, a suscité un grand espoir parmi la jeunesse saoudienne qui aspire ardemment à s’affranchir du corset et de l’étouffoir que constituent les mœurs archaïques en vigueur dans la société figée dans laquelle elle vivote. 70 % de la population saoudienne a aujourd’hui moins de 30 ans. 25% des jeunes sont sans emploi. Pour la jeunesse saoudienne, MBS est un héros qui lui a apporté le cinéma, la musique et un peu plus de tolérance dans sa vie quotidienne. Il est indéniable que l’assassinat de Jamal Khashoggi a projeté une ombre extrêmement noire sur MBS et sur le régime saoudien. Mais cinq mois après ce meurtre crapuleux, le jeune prince est toujours en place et l’Arabie saoudite conserve ses atouts: 1) le pétrole — même si les États-Unis et le Canada sont aujourd’hui de très importants producteurs d’or noir, on a vu que c’est l’Arabie saoudite qui tient le cours du pétrole —; 2) la richesse; 3) un rôle stratégique dans une partie du monde où après sept ans de guerre en Syrie et face à l’Iran — dont Washington a fait l’ennemi public numéro un — personne n’a intérêt à ce que le régime saoudien soit déstabilisé. Ces avantages fondamentaux constituent un bouquet d’arguments qui jouent en faveur de MBS.

Donc, MBS n’a pas été fragilisé par l’affaire Khashoggi.

Non, je ne crois pas que MBS soit fragilisé. Après l’assassinat de Jamal Khashoggi, il y a eu certes une secousse. Le roi Salman, qui bénéficie d’une légitimité incontestée, a fait revenir auprès de lui quelques anciens conseillers plus âgés que MBS. En novembre 2017, ces derniers avaient été reclus de force dans un hôtel de luxe de Ryad à la suite d’une grande opération anticorruption lancée par MBS contre des princes de sang, des ministres en exercice, des chefs de grandes familles marchandes, des dirigeants des principaux groupes financiers du pays… Ils ont été libérés après plus d’un an en détention. Cette libération est interprétée comme un léger signe d’assouplissement de la part de MBS pour mettre un peu d’huile dans les rouages du système. Mais en dépit des tumultes qui ont eu lieu ces derniers mois, MBS reste le prince héritier. C’est son père, le roi Salman, qui a procédé à une véritable révolution en décidant de casser le système archaïque de la tradition dynastique saoudienne pour transmettre le pouvoir non pas à son frère cadet, mais à son fils préféré, MBS. Il est impensable que le roi Salman dise: “Excusez-moi, je me suis trompé de fils, je vais en choisir un autre”. MBS reste le prince héritier. Les chantiers qu’il a engagés se poursuivent, en dépit d’un dégât d’image important, mais, et j’insiste là-dessus, les atouts de l’Arabie saoudite, qui n’ont rien à voir hélas avec la morale, restent considérables.

L’affaire Khashoggi n’a-t-elle pas été habilement exploitée politiquement par le président turc, Recep Tayyip Erdogan?

Oui. Erdogan en a fait un feuilleton à rebondissements en fournissant quasi quotidiennement toutes sortes de détails sur ce meurtre, pas toujours vérifiables d’ailleurs. Erdogan a voulu se poser en champion de la liberté d’expression alors que tout ce que la Turquie compte de journalistes et d’intellectuels respectables est actuellement en prison. C’est très paradoxal. Mais il faut bien voir qu’Erdogan veut imposer sa suprématie au monde sunnite. À l’instar de Khashoggi, qui était un Frère musulman, Erdogan est très proche aussi de cette mouvance islamiste radicale. Il prône un courant de pensée qui considère qu’il y a un islam politique et une manière d’utiliser la démocratie pour installer l’islam au pouvoir. C’est d’ailleurs ce qui se passe aujourd’hui en Turquie où Erdogan, élu démocratiquement plusieurs fois, a procédé à une islamisation progressive, mais évidente, du pays. Il a instrumentalisé, avec énormément d’habileté, l’affreux assassinat de Khashoggi pour humilier l’Arabie saoudite, et surtout son jeune prince héritier, et embarrasser l’administration Trump. En effet, on a bien vu que dans cette scabreuse affaire, la Maison-Blanche a soutenu MBS contre vents et marées alors que le Congrès et la commission des Affaires étrangères du sénat américain, dominée par les républicains, sont très gênés par cet assassinat. Ankara a très bien exploité cette sombre affaire à un moment où son économie chancelante réduit sa marge d’action. Mais la Turquie demeure l’un des acteurs clés dans cette partie du monde.

MBS a-t-il joué un rôle important dans la mise en place de l’alliance stratégique forgée par l’Arabie saoudite, les États-Unis et Israël qui a pour objectif de contrer l’influence hégémonique de l’Iran au Moyen-Orient?

En avril 2018, MBS a accordé une entrevue au magazine The Atlantic. Il a déclaré: “Je crois que chaque peuple, où que ce soit, a le droit de vivre dans sa nation pacifique. Je crois que les Palestiniens et les Israéliens ont le droit d’avoir leur propre terre”. Cette déclaration a fait l’effet d’une bombe. Assurément, c’est la première fois qu’un dirigeant arabe reconnaît aussi directement la légitimité d’Israël. En mars 2018, lors de sa tournée aux États-Unis, MBS a pris grand soin de rencontrer à New York les représentants de plusieurs organisations juives américaines. Par ailleurs, sa proximité avec le gendre de Donald Trump, Jared Kushner, est réelle puisque les deux s’imaginaient qu’ils allaient “inventer” la paix au Proche-Orient. Il s’est plaint devant ses interlocuteurs juifs new-yorkais des réticences de l’Autorité palestinienne à accepter le plan de paix qu’il a élaboré avec Jared Kushner.

Ce plan de paix ne risque-t-il pas d’être expédié aux calendes grecques?

Le plan de paix concocté par MBS et Jared Kushner n’a jamais été officialisé. Le roi Salman a mis un holà quand il y a eu trop de fuites prouvant que ce plan jouait complètement en faveur d’Israël et limitait, c’est le moins qu’on puisse dire, la moindre possibilité pour les Palestiniens de considérer que Jérusalem puisse être un jour leur capitale. Il est vrai qu’il y a un rapprochement officieux entre l’Arabie saoudite et Israël. Mais aucun leader arabe n’admettra ouvertement que son pays a des contacts avec l’État hébreu. Même le président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi, a du mal à reconnaître que les services de renseignements et des troupes d’élite israéliens aident les Égyptiens dans le Sinaï dans leur lutte contre Al-Qaïda. Mais ces derniers mois, on a vu Benyamin Netanyahou au sultanat d’Oman, et quand l’affaire Khashoggi a explosé, le premier ministre d’Israël s’est empressé de déclarer: “Surtout, faisons en sorte qu’il ne se passe rien à Riyad et qu’on ne déstabilise pas davantage le Moyen-Orient”. Une rumeur sans fondement, qui n’a jamais pu être vérifiée, a circulé aussi: une rencontre entre MBS et Netanyahou aurait eu lieu à Amman. Dans la lutte visant à contrecarrer l’hégémonie de l’Iran, Israël est un allié important de l’Arabie saoudite. Avoir le même ennemi, ça rapproche.

Ces derniers mois, les relations entre le Canada et l’Arabie saoudite se sont notablement détériorées. MBS a fustigé avec véhémence le gouvernement Trudeau.

En août 2018, après la publication d’un Tweet de votre ministre des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, nous avons eu un aperçu du tempérament violent et éruptif de MBS. Cette dernière s’inquiétait de l’arrestation en Arabie saoudite de la militante des droits des femmes, Samar Badawi, la sœur de Raif Badawi, lui-même emprisonné dans ce pays depuis 2012. Le Canada demandait sa libération immédiate. On s’est dit alors que la réaction de MBS était invraisemblable et excessive. Je remarque d’ailleurs que dans cette affaire, aucun pays occidental ne s’est solidarisé avec le Canada. Chrystia Freeland avait un argument de poids dans la mesure où la femme et les enfants de Raif Badawi, emprisonné non pas par le prince héritier mais par son père, le roi Salman, ont désormais la nationalité canadienne. Donc, quand MBS a emprisonné aussi la sœur de Raif Badawi, le Canada a officiellement protesté. Ottawa a fait face, tout seul, aux mesures de rétorsion absolument disproportionnées, c’est le moins qu’on puisse dire, prises par Ryad à son encontre. Aucun pays n’a appuyé le Canada. Ce fut le silence total.

Sur le front extérieur, les guerres menées par MBS se sont révélées jusqu’ici des fiascos.

Toutes les initiatives de MBS en matière de politique extérieure ont été des revers majeurs. Sa tentative de limoger le premier ministre libanais, Saad Hariri, a été un échec. L’isolement du Qatar, avec le concours actif de son ami, le prince héritier d’Abou Dhabi, Mohammed ben Zayed ben Sultan, n’a pas donné non plus les résultats escomptés. La guerre menée depuis 2015 par l’Arabie saoudite au Yémen, appelée “Tempête décisive”, s’est transformée en cyclone et n’a fait qu’aggraver la situation, déjà très chaotique, des populations en détresse vivant dans des régions dévastées. Le bilan humain est catastrophique: plus de dix mille morts, essentiellement des civils, près de trois millions de déplacés, huit millions de personnes au bord de la famine. 80 % de la population, dont onze millions d’enfants, sont à la merci de l’aide humanitaire. Quant aux miliciens rebelles, les Houthis, ils sont soutenus par l’Iran et par le Hezbollah libanais, qui est aussi aidé par Téhéran. C’est une situation des plus complexes. Sur ces trois fronts, la politique menée par MBS s’est révélée un cuisant échec. Il n’a aucune victoire à son actif.