Une quatrième élection en Israël un scénario plausible ?

Denis Charbit

Quels sont les principaux enjeux de la nouvelle campagne électorale en Israël? Le plan de paix proposé par Donald Trump aura-t-il des incidences sur celle-ci?

Voici l’analyse d’un fin observateur de l’arène politique israélienne: le politologue Denis Charbit.

Professeur au Département de sociologie, science politique et communication de l’Open University of Israel (Université ouverte d’Israël), établie à Ra’anana, Denis Charbit est l’auteur de plusieurs livres sur l’histoire du sionisme et sur le conflit israélo-arabe.

Il nous a accordé une entrevue depuis Tel-Aviv.

Quelles sont vos impressions sur le plan de paix pour le Proche-Orient proposé par le président des États-Unis, Donald Trump?

Un traité de paix doit être examiné de deux manières: il convient d’abord d’analyser de façon exhaustive son contenu, indépendamment de ses répercussions futures, de sa mise en œuvre réussie ou de son échec. Il faut alors évaluer les incidences et les conséquences qu’il pourrait avoir à court, à moyen et à long terme. Quoi qu’on pense de ce plan, nul ne peut nier le rapport très étroit entre son dévoilement par Donald Trump et les calendriers électoraux en Israël (le scrutin aura lieu le 2 mars) et aux États-Unis (les Américains se rendront aux urnes le 3 novembre). L’annonce de ce plan de paix, cinq semaines avant la tenue des élections israéliennes, n’est pas une coïncidence, mais relève d’un calcul prémédité et s’inscrit dans une stratégie cousue de fil blanc.

Ce plan de paix aura-t-il des incidences concrètes sur la campagne électorale israélienne?

Les derniers sondages indiquent que ce plan de paix, très favorable à la droite israélienne, n’entraîne pour l’instant aucun effet électoral significatif sur le score des deux blocs politiques. Le rapport de force entre le Likoud et Bleu-Blanc n’a pas changé. Les deux partis sont toujours coude à coude. Un commentateur israélien très en vogue s’en est étonné, non sans humour: “Quel événement cosmique doit-il se produire pour que quelque chose change dans cette élection?” Mais tout cela est très volatile.

Le plan de paix Trump sera-t-il au cœur de la campagne électorale israélienne qui s’amorce?

Il sera, sans doute, l’un des thèmes majeurs de la campagne électorale. Pendant les trente prochains jours, les Israéliens devraient avoir droit à une campagne plus sérieuse que les précédentes. La question palestinienne avait été alors esquivée. Les principaux partis avaient préféré mettre l’accent sur d’autres problèmes moins majeurs: les transports publics, les rapports entre les religieux et les laïcs… La question de la paix avec les Palestiniens est de retour dans cette campagne électorale.

Le scénario d’un quatrième scrutin électoral est-il plausible, si Benyamin Netanyahou et Benny Gantz sont incapables encore fois de mettre sur pied une coalition gouvernementale viable?

Ce scénario n’est pas à exclure totalement. Plusieurs observateurs avertis de la scène politique israélienne sont résolument convaincus qu’il est plausible. Cependant, il ne faut pas oublier qu’entre les deux premiers scrutins électoraux, en avril et en septembre 2019, et le troisième qui aura lieu le 2 mars prochain, un changement significatif s’est produit: ce ne sont plus des allégations ou des soupçons qui pèsent sur Benyamin Netanyahou, il est maintenant officiellement inculpé pour corruption, malversation et abus de confiance. La loi israélienne autorise un premier ministre à continuer d’exercer le pouvoir même s’il fait face à la justice. C’est une prérogative dont ne bénéficie pas un député ou un ministre. Comme le premier ministre est élu par le peuple (fût-ce indirectement), on ne veut pas prendre le risque qu’il démissionne, advenant le cas où le procès s’achèverait par un non-lieu. Cependant, 52 % des Israéliens considèrent qu’en dépit de la loi, il est inadmissible qu’un premier ministre puisse exercer ses fonctions politiques si, parallèlement, il est traduit en justice.

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Benny Gantz soutient aussi le plan de Trump. Est-ce une manœuvre à des fins électoralistes?

Benny Gantz déclare appuyer ce plan. Certes, il répète habilement qu’il est en faveur de l’”adoption du plan Trump dans son intégralité”. Il faut savoir lire entre les lignes: il accepte les carottes et le bâton, c’est-à-dire l’annexion de toutes les implantations israéliennes sises en Cisjordanie et la création d’un État palestinien. Cette stratégie vise à embarrasser Netanyahou et ses alliés de droite, qui considèrent que la solution à deux États est belle et bien morte, même si le plan Trump en tient compte tout en réduisant la superficie du territoire dévolu à l’État palestinien. En vérité, ils tablent sur le refus palestinien pour que le plan s’en tienne à l’annexion de portions du territoire de la Cisjordanie avant d’en arriver à l’étape suivante: la création d’un État palestinien indépendant. Ils veulent accélérer le processus en procédant unilatéralement — avant les élections présidentielles américaines de novembre — à l’annexion de la vallée du Jourdain et des implantations israéliennes. Le principal auteur de ce plan, Jared Kushner, a refroidi leurs ardeurs lorsqu’il a fait savoir que cette annexion territoriale par Israël ne pourrait avoir lieu qu’après les élections israéliennes. Ce qui est certain, c’est que l’avenir de ce projet d’annexion, caressé depuis longtemps par la droite israélienne, est entre les mains des électeurs américains. Si Trump est réélu, son plan de paix restera à l’ordre du jour de la Maison-Blanche quatre années durant, malgré l’opposition de l’ONU, de la Ligue arabe, de la Russie… Si un démocrate l’emporte, le plan de paix Trump sera probablement expédié aux oubliettes. Depuis son élection, Trump n’a cessé de démolir tout le legs politique de Barack Obama. Il faut s’attendre donc à ce que les démocrates prennent leur revanche et démolissent à leur tour les principales réalisations de l’administration Trump.

En appuyant le plan de paix Trump, Benny Gantz ne risque-t-il pas de s’aliéner l’électorat arabe dont une frange non négligeable a voté pour son parti lors des deux dernières élections?

Oui. Le plan de paix Trump suscite de profondes craintes au sein de la communauté arabe d’Israël. D’après une enquête d’opinion réalisée dernièrement auprès de cette communauté, 85 % des Arabes âgés de plus de 45 ans votent traditionnellement pour le parti de la Liste arabe unifiée. Par contre, 35 % des Arabes âgés de 18 à 45 ans votent pour les partis sionistes, dont Bleu-Blanc. Ils veulent voter utile et se reportent sur des partis qui ont une fonction de participation à la prise de décision politique plutôt qu’une fonction de protestation.

Le plan Trump influencera-t-il la manière dont les Arabes voteront le 2 mars prochain?

Certainement. Ce plan envisage l’examen du transfert de plusieurs villes arabes israéliennes du côté palestinien. Près de 500 000 Arabes sont concernés par ce projet. Il s’agit de villes importantes situées à la frontière du futur État palestinien: Oum el-Fahem, Kafr Kassem, Tira, Taibé… qui font partie depuis 1949 du territoire d’Israël. Ce scénario effraie les Arabes. La perspective de vivre dans un État palestinien ne les enthousiasme pas du tout, d’autant que si 85 % de la patrie palestinienne est placée sous la souveraineté israélienne, ils préférent demeurer en Israël plutôt que devenir citoyens d’un État à peine viable étendu sur 15 % seulement de la Palestine historique. La Liste unifiée arabe va faire campagne pour dénoncer ce projet qui ne sert pas les intérêts de Netanyahou car il peut y avoir un mouvement d’hypermobilisation électorale dans les villes concernées. Le 2 mars, les habitants de ces cités auront presque le devoir de démontrer un taux d’abstention aussi faible que possible comme preuve manifeste de leur citoyenneté israélienne. On constate, au demeurant, que Netanyahou emploie maintenant un autre ton quand il parle des Arabes israéliens. Lors de la dernière élection, en septembre, il a déclaré à maintes reprises que si Gantz était élu premier ministre, il allait sceller “une alliance avec les Arabes”. Désormais, il reformule sa mise en garde en disant que Gantz, s’il est élu, fera “alliance avec la Liste arabe unifiée”. La nuance n’est pas mince: il ne désigne plus du doigt la population arabe, mais le parti politique qui les représente à la Knesset.

Benny Gantz multiplie les critiques et les railleries à l’endroit des orthodoxes. Cette stratégie électorale ne risque-t-elle pas de se retourner contre son parti?

Pour mettre mal à l’aise le Likoud et ses alliés orthodoxes, Gantz a ramené au cœur de la campagne électorale la question sensible des rapports entre la religion et l’État. Une affiche de la campagne électorale du parti Bleu-Blanc a dernièrement fait scandale. On y voit un drapeau d’Israël coloré de jaune moutarde. En hébreu, la moutarde se dit “Hardal“, mais c’est aussi le nom qui désigne les sionistes religieux qui virent à l’orthodoxie la plus rigoureuse et la plus intolérante. “À force de moutarde, le pays n’a plus de goût”, a lancé Gantz dernièrement sur un ton goguenard. Ce jeu de mots est une charge contre la dérive rétrograde du sionisme religieux en matière de mœurs.

À l’exception du Shass, les partis religieux israéliens ne sont-ils pas moins influents dans l’arène politique israélienne?

Le parti religieux le plus influent est indéniablement le Shass, qui a obtenu sept mandats lors des dernières élections. Le parti ultra-orthodoxe ashkénaze, Judaïsme unifié de la Torah, le talonne. Quant au troisième parti, Yamina, il résulte d’une fusion entre l’extrême droite nationaliste et son homologue religieux, l’Union des partis de droite. Yamina craint de ne pas atteindre le seuil d’éligibilité pour siéger à la Knesset et d’être laminé lors des prochaines élections. En effet, il n’est pas inconcevable que les partisans du Grand Israël et de l’annexion des territoires palestiniens — la clientèle naturelle de Yamina — reportent leurs suffrages sur le Likoud, par gratitude pour Netanyahou et le plan Trump qu’il serait plus juste et justifié d’appeler le “plan Netanyahou”.

Comment expliquer la popularité du Shass auprès de l’électorat israélien?

L’explication la plus objective du phénomène Shass est que ce parti ultra-orthodoxe sépharade est parvenu à créer un clientélisme de grande envergure. Le Shass dispose d’un réseau scolaire relativement important. Il place ses gens à tous les échelons des ministères qu’il détient, notamment les ministères de l’Intérieur et des Cultes, ainsi que dans les conseils religieux qui existent dans toutes les villes du pays. Ajoutez à cela les responsables de la cacheroute dans les restaurants. Et, additionnez à ce nombre tous ceux qui gravitent autour, à commencer par leurs familles nombreuses. Le Shass prodigue également, par le biais d’œuvres caritatives, de l’aide à des familles nécessiteuses qui en contrepartie l’appuient électoralement.

Avigdor Lieberman sera-t-il encore une fois le faiseur de rois après cette élection?

Avigdor Lieberman semble tabler sur une autre stratégie électorale. Il a annoncé que cette fois-ci il s’alliera à l’un des deux grands blocs. Il s’est abstenu cependant de préciser lequel. Il garde le jeu serré. Certains dénoncent une collusion Gantz-Lieberman. Ce scénario n’est pas évident parce qu’une alliance entre Bleu-Blanc et Israël Beitenou devra obligatoirement compter sur l’appui soit de la Liste arabe unifiée, soit des partis orthodoxes. Or, je vois mal Lieberman s’allier à l’un ou l’autre de ces partis qui sont sa bête noire depuis qu’il est entré en politique.