Une entrevue avec l’écrivain Yasmina Khadra

La dernière nuit du Raïs by Yasmina Khadra
La dernière nuit du Raïs de Yasmina Khadra

Le grand écrivain algérien Yasmina Khadra se trouvait le 13 novembre à Paris quand la barbarie djihadiste a dévasté encore une fois la Ville Lumière.

“Ces horribles attentats m’ont rappelé la violence terroriste que les Algériens ont subie au début des années 90. Ce spectacle abominable a réveillé en moi des souvenirs macabres qui me font douter grandement de l’espèce humaine. Ça a été pour moi comme une sorte de rechute après la maladie, en l’occurrence la décennie noire que j’ai endurée en Algérie avec le peuple algérien. Cette rechute a été beaucoup plus frustrante et plus éprouvante que la maladie elle-même parce qu’à un certain moment on pensait avoir dépassé ce stade-là et pouvoir recouvrer une certaine lucidité après une convalescence méritée. Mais, malheureusement, ces attentats ont détruit tous les espoirs, certainement naïfs, que nous avions”, nous a confié Yasmina Khadra en entrevue depuis Paris.

Yasmina Khadra est le romancier algérien le plus lu dans le monde. Sa célèbre trilogie, Les Hirondelles de Kaboul, L’Attentat et Les Sirènes de Bagdad, a largement contribué à sa renommée internationale. Ses livres ont été traduits dans 42 pays.

Son dernier roman, paru cet automne et traduit en dix langues, La dernière nuit du Raïs -la version anglaise de ce roman s’intitule The Dictator’s Last Night-, imagine les derniers jours du Colonel libyen Mouammar Kadhafi.

Une plongée hallucinante dans l’esprit détraqué d’un tyran impitoyable, sanguinaire et mégalomane.

Ce roman magistral est un grand tour de force littéraire. Yasmina Khadra, au sommet de son art, nous offre un récit très captivant, mais des plus troublants, narré avec un style littéraire majestueux et percutant. Deux cents pages absolument passionnantes.

Pourquoi Yasmina Khadra a-t-il décidé de se glisser dans la tête du Colonel Kadhafi pour construire ce roman, écrit à la première personne, plutôt que dans celle d’un autre dictateur arabe?

“Kadhafi est un personnage littéraire qui porte en lui la controverse. Il était un être très paradoxal. C’est pour cela que je le voyais bien dans un roman. Pourquoi lui et pas un autre dictateur arabe? Tout simplement parce que Kadhafi ne répond pas aux mêmes caractéristiques des autres gouvernants arabes, Saddam Hussein, Bachar el-Assad ou Ben Ali. Il était porté par quelque chose qui le dépassait. Il croyait en une mission un peu spéciale, peut-être même cosmique.  Tout en essayant de faire du bien, il ne faisait que du mal.”

À l’instar d’autres chefs d’État arabes, comme Houari Boumédiène, Gamal Abdel Nasser… Kadhafi était aussi résolument persuadé qu’il y avait en lui “quelque chose qui dépassait l’envergure humaine” et qui “le plaçait très haut dans la constellation politique, culturelle et sociale”, explique Yasmina Khadra.

Dès le début des révoltes arabes, appelées le “Printemps arabe”, Yasmina Khadra était très dubitatif quant aux chances de succès de ce vaste mouvement de contestations populaires.

“On ne peut pas appeler ces révoltes de la rue arabe une révolution. Depuis le déclenchement de l’insurrection populaire en Tunisie, j’étais bien sûr enthousiasmé, mais je ne voyais pas de révolution nulle part parce qu’une révolution répond à un programme, à une feuille de route, il faut que celle-ci soit encadrée par des leaders politiques charismatiques soutenus par leurs peuples. Or, le spectacle auquel nous avons eu droit dans ces pays arabes en révolte, c’était tout simplement une immense colère qui a renversé des tyrans mais qui n’avait pas de suite dans les idées.”

Yasmina Khadra a consacré plusieurs romans au phénomène de l’intégrisme islamiste, notamment Les Agneaux du Seigneur et À quoi rêvent les Loups. L’expansion mondiale de l’idéologie djihadiste ne le surprend point.

“Il y a vingt ans, je disais aux journalistes européens: le terrorisme islamiste frappera aussi violemment un jour vos pays. Ils se gaussaient de moi. Pour eux, c’était un problème entre Musulmans qui ne concernait pas les Européens. Au début des années 90, je voyais déjà cette extension diabolique puisque les slogans scandés par les islamistes étaient très explicites. Ces terroristes patentés ne voulaient pas seulement conquérir le pouvoir en Algérie, ils ambitionnaient aussi de mettre en place un dispositif capable d’accueillir le Califat.”

Yasmina Khadra récuse la thèse, très en vogue ces temps-ci, de “guerre de civilisations entre l’islam et l’Occident”.

“Je ne suis pas d’accord avec le terme “civilisations”. Pour moi, il n’y a pas de civilisation européenne, occidentale ou orientale. Il n’y a qu’une seule civilisation: l’évolution de l’homme à travers les âges. Aucune nation ne peut prétendre avoir créé sa propre civilisation. Chaque nation s’est inspirée d’autres cultures et d’autres progrès pour se construire. Donc, je réfute totalement ce vocable insidieux et séditieux.”

D’après Yasmina Khadra, ce à quoi nous assistons impavides aujourd’hui, c’est à une “guerre des mentalités, d’incompréhension et du sacré”.

“D’un côté, il y a la laïcité qui est sacrée pour les Occidentaux, de l’autre côté, il y a la religion qui est sacrée pour les croyants. Mais la religion n’a pas sa part là-dedans. Elle a été manipulée et instrumentalisée par une organisation criminelle internationale pour légitimer ses exactions et essayer de recruter un maximum de gens frustrés.”

Le problème “Daech” est né en Irak, rappelle Yasmina Khadra.

Après la chute de Saddam Hussein en 2003, il y avait tout simplement un malentendu entre les Chiites et les Sunnites. Une fois au pouvoir et intronisés par les Américains, les Chiites ont refusé de céder la moindre parcelle politique aux Sunnites. Cette situation a créé une confusion et une discorde qui ont permis à Daech de trouver une patrie: l’Irak.

Les ambitions expansionnistes de Daech étaient très claires depuis le début, souligne Yasmina Khadra. Cette organisation terroriste a trouvé un autre territoire arabe complètement dévasté, la Syrie. Aujourd’hui, Daech s’installe tranquillement en Afrique puisque le mouvement terroriste salafiste Boko Haram lui a fait allégeance. Toutes les autres nébuleuses qui gravitent autour d’Al-Qaïda ont été aussi fortement séduites par l’extraordinaire succès du Daech et par la terreur à laquelle cette organisation jusqu’au-boutiste soumet le monde entier.

“Mais, malgré la situation désespérante qui prévaut aujourd’hui, je reste convaincu que ce ne sont que des moments difficiles que l’humanité est obligée de traverser. La barbarie a toujours été vaincue. Cet horrible fléau sera vaincu encore une fois”, lance Yasmina Khadra sur un ton rassurant.

Yasmina Khadra est l’auteur du best-seller mondial L’Attentat, un roman puissant et bouleversant qui a comme trame le conflit israélo-palestinien. Ce livre a été adapté au cinéma par le réalisateur libanais Ziad Doueiri.

Il regrette que les Israéliens et les Arabes aient fort mal accueilli L’Attentat.

“Je n’ai pas écrit ce roman pour faire de la polémique. J’ai voulu montrer dans ce livre la dimension humaine de cette grande tragédie qu’est le conflit entre Israël et les Palestiniens. C’est un drame humain d’une énorme complexité qu’on analyse trop souvent d’une manière binaire et très réductrice.”

Comment Yasmina Khadra envisage-t-il les perspectives futures des relations entre Israéliens et Palestiniens?

“L’homme est capable du meilleur comme du pire. La Palestine et Israël n’appartiennent ni aux Palestiniens, ni aux Israéliens, mais aux hommes et aux femmes du monde entier. C’est un territoire fantastique qui est sensé nous rassembler, guérir nos peines, cicatriser nos blessures. J’ai tellement envie que ce pays devienne une terre de réconciliation pour tous les êtres humains, peu importe qu’ils soient athées ou croyants. Quand on a de la peine, quand on ne peut plus supporter sa vie, on devrait aller dans ce terroir pour se ressourcer. Mais, malheureusement, les hommes ne sont pas encore conscients de la possibilité qu’ils ont d’accéder au bonheur. Ils pensent que seuls les rapports de force sont capables de véhiculer les idéologies et les politiques. C’est regrettable!”