Victor Klemperer témoin de l’horreur nazie

Dans l’excellente Série Éducative sur l’Holocauste, proposée du 13 au 24 octobre par le Centre Commémoratif de l’Holocauste de Montréal -le journaliste François Bugingo est le porte-parole de cette manifestation éducative-, deux événements seront consacrés à l’un des témoins majeurs de l’extermination des Juifs allemands par les nazis, l’universitaire Berlinois Victor Klemperer.

Le mercredi 20 octobre, le documentaire en langue allemande, sous-titré en anglais, “La langue ne ment pas”, relatant la vie de ce vaillant et farouche opposant au nazisme, sera présenté, à 17h30, au CinémaSpace du Centre Segal. Ce même jour, à 19h, Stéphane Lépine, codirecteur artistique du Studio Littéraire, lira des extraits du Journal de Victor Klemperer. Cette lecture publique aura lieu au Musée Commémoratif de l’Holocauste -le même programme, destiné spécialement à des étudiants, aura lieu aussi au même endroit à 16h.

Salué unanimement par la critique allemande, lors de sa publication à Berlin en 1995, comme “une oeuvre marquant le XXe siècle”, le Journal tenu par Victor Klemperer de 1933 à 1945 est indéniablement l’un des documents les plus hallucinants sur l’Histoire de l’Allemagne au XXe siècle et le fonctionnement du système totalitaire érigé par les nazis.

La traduction en français de ce document historique exceptionnel a été publiée en 2000 par les Éditions du Seuil. 1800 pages consignées dans deux volumes -Mes soldats de papier. Journal 1933-1941 (784 p.) et Je veux témoigner jusqu’au bout. Journal 1942-1945 (1 088 p.)-

Tout en reflétant un drame personnel, le Journal de Victor Klemperer témoigne des cruautés et des absurdités engendrées par le régime nazi. Une chronique saisissante de ce que fut la vie quotidienne d’un intellectuel Juif dans l’Allemagne du IIIe Reich.

Cousin d’Otto Klemperer, le fameux chef d’orchestre, Victor Klemperer naquit en 1881 à Landsberg, en Prusse orientale, ville aujourd’hui polonaise connue sous le nom de Gorzow Wielkopolski. Il était le neuvième enfant d’une famille de confession juive, lointainement originaire de Prague. Son père, Rabbin, ou “prédicateur”, comme il se qualifiait, fut nommé à Berlin, en 1890, pour diriger la destinée spirituelle d’une Communauté se réclamant d’un Judaïsme réformé. Fervent admirateur des Lumières, de l’humaniste protestant Gotthold Lessing et, plus tard, des écrivains français du XVIIIe siècle, à qu’il consacrera de nombreuses études littéraires, Victor Klemperer s’éloigna peu à peu de sa Judaïté.

Conscient des discriminations dont les Juifs sont l’objet dans l’Empire allemand régenté par Guillaume II, dans les cénacles universitaires, dans l’administration publique et dans l’armée, Victor Klemperer se convertit au protestantisme en 1903. Ce réputé universitaire, professeur de romanistique à l’Université Technique de Dresde, d’où il sera chassé de sa Chaire d’étude par les nazis en 1934 et réinstallé en 1945, était un patriote Allemand fasciné par la culture germanique. En 1906, il épousa Éva Schlemmer, une pianiste protestante.

C’est à son union maritale avec une “Aryenne” qu’il doit de ne pas avoir été déporté et assassiné tout de suite, à l’instar de centaines de milliers de Juifs allemands. Victor et Éva sont classés dans la Catégorie recensant les quelque 30000 “couples mixtes” que compte l’Allemagne nazie dans les années 30. Une Catégorie en sursis, au destin mal connu, dont les membres Juifs furent soumis aux mêmes discriminations que le reste de leur Communauté, à ceci près qu’ils ne furent déportés qu’en 1944. Les autorités nazies craignaient que la déportation précipitée de ces Juifs aux nombreux parents “Aryens” ne compromette leur dessein d’annihiler le Judaïsme européen. Leur déportation de Dresde vers un camp de la mort était programmée pour le 13 février 1945. Le terrible bombardement par l’aviation des Alliés, dans la nuit du 13 au 14 février, qui rasa pratiquement la ville, les sauva in extremis.

Dès 1933, année de l’accession d’Hitler au pouvoir, Victor Klemperer pressent le danger lancinant qui plane sur les Juifs et tous les autres Allemands démocrates.

“Ce qui me frappe le plus, écrit-il le 21 février 1933, c’est que les Allemands soient à ce point aveugles face à ces événements macabres.”

La cécité qui afflige un grand nombre d’Allemands le décontenance au plus haut point. Il ne comprend pas pourquoi ce peuple germanique “rationnel, perspicace et pétri de culture occidentale” est désormais obnubilé par la rhétorique mensongère martelée par un dictateur mégalomane. Désarçonné par les exactions abjectes dont il est témoin, Victor Klemperer décide de tout noter dans son Journal, jour par jour. Son intention n’est pas de brosser des analyses doctes sur la nature du régime nazi, mais de prendre acte d’une réalité chaque jour plus hideuse: la folie nazie.

“Je me penche sur Hitler aussi intensément qu’un cancérologue se penche sur le cancer”, confie-t-il.

Le Journal de Victor Klemperer, qui est le reflet d’un grand drame vécu par un individu, a une inestimable valeur historique. Ce document de premier ordre, tardivement découvert, en 1978 seulement, occupe une place singulière parmi l’ensemble de récits relatant la persécution des Juifs dans l’Allemagne nazie. Mille petits faits de la vie quotidienne sous le IIIe Reich hitlérien ont été minutieusement colligés dans cette Chronique de près de 2000 pages. Pas à pas, presque heure par heure, à mesure que l’étau nazi se resserre, Victor Klemperer observe et note les moindres signes. Il décrit, avec une nuée de détails et d’anecdotes, la lente montée de l’horreur.

Cet intellectuel Israélite est à la fois la victime, l’observateur attentif et le scribe rigoureux de toutes les infamies infligées aux Juifs, notamment de la kyrielle de mesures vexatoires et discriminatoires qui s’abattent sur cette Communauté réduite à l’état de bête: le retrait du permis de conduire -“voir un Juif conduire, note-t-il dans son Journal, froisse l’honneur de la Communauté automobile allemande”; la loi sur les prénoms juifs, qui le contraint à signer désormais “Victor Israël” -“il faudrait en rire si ce n’était à en perdre la raison”, écrit-il-; le port obligatoire de l’étoile jaune, décrété en septembre 1941 -“pour nous, c’est un chavirement, une catastrophe”-; l’interdiction de prendre le tram, de téléphoner, de posséder un animal domestique, d’aller chez le coiffeur, de sortir à l’extérieur de chez soi plus d’une heure par jour, d’emprunter des livres dans une bibliothèque, de posséder une machine à écrire…

Dans le contexte très lugubre qui sévissait à l’époque, la rédaction de ce Journal était une tâche tout aussi audacieuse qu’insensée, qui mettait sérieusement en danger la vie de Victor Klemperer et celles de ses proches. Si la Gestapo trouvait ses manuscrits, ce serait alors la déportation, voire l’exécution immédiate. Éva, qui a une force de caractère peu commune, cacha ces milliers de feuillets compromettants dans des partitions musicales, qu’elle confiera à une de leurs amies, médecin, “Aryenne”, qui les camouflera dans sa clinique. Elles risquent toutes les deux leur vie pour ce “délit”. Victor Klemperer s’interroge alors, il se demande s’il a le droit de mettre en péril la vie de ces deux femmes, et la sienne aussi, pour cacher son Journal?

Mais, pour lui, la rédaction de ses notes quotidiennes, ce témoignage, c’est sa seule possibilité de survivre dans cet enfer chaotique qu’est devenu son Allemagne. À ses yeux, c’est dans cet acte littéraire que réside sa résistance.

“Je veux témoigner jusqu’au bout. Je veux être l’historiographe de cette catastrophe. J’ai un devoir de vigilance intérieure… C’est le courage que je me dois du fait de mon métier… Durant ces années noires, mon Journal fut toujours pour moi un balancier sans lequel je serais tombé cent fois”, explique-t-il.

Cet “Allemand jusqu’au bout des ongles” a vécu comme une ignoble trahison l’ignominieux processus de déshumanisation auquel les nazis ont soumis les Juifs et leur relégation hors de la Communauté des humains.

“Le rêve des Juifs d’être pleinement reconnus comme Allemands a bien été un rêve, reconnaît-il dès 1935. Pour moi, c’est la conclusion la plus cruelle.”

Malgré le désespoir et la détresse qui l’affligent, il garde encore un éphémère brin d’espérance.

“Moi, je suis Allemand et j’attends que les Allemands reviennent. Ils doivent se cacher quelque part…”

Après la guerre, Victor Klemperer décida de rester à Dresde, dans la future République Démocratique Allemande -R.D.A.-, le communisme lui semblant pouvoir exaucer ses voeux d’une nouvelle intégration dans la société allemande, dont les nazis l’avaient banni. Il devint à nouveau un intellectuel épié par l’État communiste allemand. Il est mort en 1960, après avoir reconnu que l’Allemagne l’avait trahi deux fois.

Victor Klemperer est l’auteur de nombreux ouvrages académiques, notamment d’une Étude monumentale sur Montesquieu, d’une Histoire de la littérature française du XVIIIe siècle et d’une imposante étude linguistique mettant en évidence la perversion opérée par les nazis sur les mots et la langue pour conditionner le peuple Allemand à la vision du monde forgée par les ténors du IIIe Reich.

A film about the journal of Victor Klemperer, a German academic who was born Jewish and opposed the Nazis, will be shown Oct. 20 as part of the Holocaust education series.