Les combats pour la vie du Dr David Khayat

Éminent cancérologue, chef du Service de Cancérologie de l’Hôpital de La Pitié-Salpêtrière de Paris, professeur de Médecine à l’Université Pierre et Marie Curie de Paris et au M.D. Anderson Cancer Center de Houston, au Texas, initiateur, en l’an 2000, du Sommet Mondial contre le Cancer, fondateur et ancien président de l’Institut National du Cancer de France… le Dr David Khayat est aussi un écrivain à succès, auteur de plusieurs romans très remarqués, dont Ne meurs pas! -adapté à la télévision, l’acteur Roger Hanin a interprété le rôle du personnage principal de ce roman autobiographique inspiré de la carrière médicale du Professeur Khayat-; Le Coffre aux Âmes… Il a écrit aussi plusieurs essais sur le cancer, dont Les chemins de l’Espoir: comprendre le cancer pour l’éviter et le vaincre; Des mots sur les maux du cancer…

Ce cancérologue et chercheur scientifique de renommée internationale, né en 1956 dans une famille sépharade de Sfax, en Tunisie, a été aussi coprésident, avec Yehuda Lancry, ancien Ambassadeur de l’État d’Israël en France et à l’O.N.U., de la Fondation France-Israël.

À travers ses ouvrages, le Dr David Khayat a développé une philosophie de la vie préconisant une médecine humaniste qui tout en repoussant les limites de la mort confère une place prépondérante à la dignité du malade.

Il vient de publier La Vie pour s’aimer (Éditions Plon). Un roman très captivant relatant l’histoire de deux cancérologues confrontés à un grand dilemme scientifique ayant pour enjeu l’avenir de l’éthique dans la profession médicale.

Canadian Jewish News: Dans “La Vie pour s’aimer”, vous abordez un problème déontologique qui taraude deux médecins. Henri Lacombe, professeur en Cancérologie, découvre un traitement, qu’il qualifie de “miracle”, contre le cancer. Son collègue, le Dr Samuel Sibony, veut administrer ce nouveau traitement à une jeune patiente atteinte de cancer et en phase terminale, dont il est tombé éperdument amoureux. Mais, avant d’injecter ce nouveau médicament à cette malade, il faut attendre les résultats des tests qui détermineront si celui-ci n’est pas nocif pour l’organisme humain. Ce scénario médical est-il plausible?

David Khayat: Oui, ce scénario est totalement plausible. Je relate dans ce roman les dessous et les enjeux de cette confrontation entre deux éthiques médicales, qui se valent toutes les deux en réalité. Toutes les règles et les lignes blanches, qui normalement ne doivent jamais être franchies dans la profession médicale, sont expliquées de façon très authentique dans ce livre. C’est un dilemme récurrent et permanent dans la profession telle que je l’exerce, c’est-à-dire dans l’extrême du cancer, dans les cas les plus désespérés, où nous testons sur des patients atteints d’un cancer, souvent avec une grande angoisse, les plus récentes découvertes scientifiques et les derniers médicaments.

On a entre nos mains un nouveau médicament qui n’a jamais été injecté chez un être humain -les tests sont pratiqués sur des souris, puis sur des singes avant que la molécule testée soit administrée à l’homme- dont on ignore encore s’il va sauver des malades ou les tuer, ou n’avoir aucun effet sur eux. Nous ne pouvons jamais anticiper la manière dont les cellules vont réagir face à une nouvelle molécule. Nous avançons, pas à pas, en recherchant le maximum d’efficacité et le minimum de nocivité. Nous avançons sans avoir la moindre certitude.

Tant en matière médicale que déontologique, il faut beaucoup de prudence car les repères évoluent constamment et rien n’est jamais aussi simple qu’on l’imagine. Il y a des médicaments qui probablement auraient été bons mais qui ont été mal testés et qu’on a dû abandonner et, à l’inverse, il y a des médicaments qui n’étaient pas bons, qui ont été mal testés, dont on a cru pendant longtemps qu’ils étaient efficaces, et qui nous ont donné de l’espoir en vain.

C.J.N.: Donc, la responsabilité du médecin envers le malade qui accepte qu’on teste sur lui un nouveau médicament peut être lourde de conséquences?

David Khayat: Oui. La responsabilité est très lourde dans le rapport individuel à chaque malade qui accepte de se prêter à l’expérimentation d’une nouvelle molécule testée jusqu’ici uniquement sur des animaux. Le malade qui accepte qu’on teste sur lui une nouvelle molécule le fait généralement par altruisme, parce qu’il sait que ce nouveau médicament pourra un jour guérir d’autres malades. Pendant les derniers mois ou semaines qu’il lui reste à vivre, le malade devient un militant contre le cancer. Il se bat vaillamment en pensant à ses enfants, à sa famille et à toutes les autres personnes qui pourraient être aussi un jour atteintes d’un cancer. Il aimerait leur épargner cette souffrance, qui est en train de le décimer. C’est pour cela qu’il accepte d’être “cobaye”.

Aujourd’hui, toutes les législations dans les pays développés encadrent de façon extrêmement rigoureuse la pratique des tests de nouveaux médicaments sur des personnes malades. Heureusement, il y a le consentement éclairé des malades et des méthodologies pour ne pas prendre des risques. Mais, il y a toujours un risque. Cette inquiétude lancinante, des plus légitimes, chez les malades et les médecins est toujours omniprésente.

C.J.N.: Dans les cénacles médicaux, on ne cesse de claironner que les progrès dans le domaine de la Cancérologie sont de plus en plus significatifs. Pourtant, en cette première décade du XXIe siècle, les statistiques sont effrayantes: le cancer est devenu un grand fléau, qui tue chaque année des millions de personnes dans le monde. Peut-on alors réellement parler de “progrès notoires” dans la lutte contre le cancer?

David Khayat: Vous avez raison de poser cette question parce que chaque famille ayant perdu un proche atteint d’un cancer se la pose légitimement. Mais, en réalité, les progrès existent. Je les ai vus durant mes trente ans de pratique de la Cancérologie. Quand j’ai commencé, les chimiothérapies étaient effroyables et ne guérissaient personne. J’ai choisi le métier de cancérologue parce qu’en 1974, une amie très proche chez laquelle on avait décelé un cancer lymphatique après son mariage avait guéri. C’étaient les premières guérisons du cancer du lymphome et de la leucémie. À l’époque, ces guérisons étaient exceptionnelles, à tel point que dans le cas de cette jeune fille tout le monde a crié au miracle. Aujourd’hui, les statistiques sont plus qu’éloquentes. Plus de la moitié des malades atteints du cancer du lymphome ou de la leucémie vont guérir. Le cancer des testicules est guéri à 100%. Quand j’ai débuté ma carrière de cancérologue, il y a 30 ans, le seul traitement pour les cancers du sein était la mastectomie: on enlevait le sein, quelle que soit la taille du cancer. Les femmes atteintes d’un cancer du sein suivaient des chimiothérapies absolument terrifiantes. Et, malgré ces traitements, près de la moitié d’entre elles mouraient dans un laps de dix ans. En 2009, à peu près 85% des femmes ayant un cancer du sein bien traitées -le problème, c’est l’accès à des soins de qualité- guériront -la majorité d’entre elles sans avoir subi une ablation de leur sein. Aujourd’hui, on guérit 25% des malades atteints d’un cancer des poumons, 15% pour le cancer du pancréas…

Quand j’ai commencé ma carrière, les gamins mouraient des cancers des os, après qu’on leur ait amputé la jambe. Aujourd’hui, on n’ampute plus la jambe des jeunes atteints d’un cancer des os et ils guérissent. Des progrès considérables ont été accomplis. Mais, c’est vrai que ces progrès rendent encore plus inacceptables les derniers morts. On ne comprend pas le sens ni l’ampleur de ces progrès médicaux quand le cancer vient de faucher la vie à notre père, à notre femme, à notre fils, à notre meilleur ami… On a alors l’impression que le cancer continue à ressembler à une grande loterie: chacun tire un numéro, parfois c’est le bon, parfois c’est le mauvais!

C.J.N.: Êtes-vous croyant? Si oui, comment conciliez-vous votre croyance religieuse avec la rationalité empirique, c’est-à-dire le dialogue constant entre le “rationnel” et l’ “empirique”, qu’exige la pratique de votre métier de cancérologue et de chercheur scientifique?

David Khayat: Je suis croyant. Je suis actuellement en Tunisie, où je viens d’aller prier à la plus vieille Synagogue du monde, la Synagogue de la Ghriba de Djerba. Je crois en Dieu, mais je ne suis pas pratiquant du tout. Dans ma vie quotidienne, je suis un grand laïc. Je vis cet état existentiel, qui peut paraître très paradoxal, comme un schizophrène, c’est-à-dire que j’ai une double attitude et une double personnalité. Je crois en Dieu dans l’intimité de celui qui est David Khayat, mais pour le médecin et le scientifique que je suis -j’ai un Doctorat en Médecine et un Doctorat en Sciences-, la vie s’explique par un mécanisme génétique, par le hasard des protéiques… Les guérisons ne relèvent jamais du miracle! Je puise dans ma foi la force de croire en la force de la vie, dans le fait que la vie finira toujours par vaincre sur la mort. À mes yeux, c’est cette foi inébranlable en la vie qui justifie le prix que je demande à mes patients de payer pour essayer de survivre.

Quand je veux faire du bien, je fais forcément du mal. C’est dans la foi -qui dans ses fondements les plus originels définit le bien et le mal- que je vais chercher la conviction que ce que je fais est bien. Mais, en même temps, comme médecin, je crois profondément en la science. Aucune de mes pratiques médicales n’a jamais été inspirée par autre chose que la science. Par contre, ce que j’ai toujours défendu fougueusement, et qui a toujours été mon cheval de bataille, notamment quand, à la demande du président Jacques Chirac, j’ai élaboré un Plan national de lutte contre le cancer, c’est qu’il n’y a pas de bonne médecine si cette médecine ne s’adresse pas à des hommes. Derrière la maladie, non seulement il y a un malade, mais il y a aussi un être humain que la maladie ne résumera jamais. Donc, tout acte médical, aussi parfait soit-il en ce qui a trait à sa qualité technique, n’a aucun sens s’il n’est pas accompagné d’une spiritualité.

C.J.N.: Donc, selon vous, l’acte médical doit être aussi empreint de “spiritualité”?

David Khayat: Quand je teste pour la première fois un nouveau médicament sur des patients, qu’est-ce qui me distingue avec ma seringue et un produit jamais encore injecté à un homme atteint de cancer en phase terminale d’un médecin nazi dans un camp de la mort, qui aurait fait la même chose avec un prisonnier juif? Ce qui me distingue de ce médecin nazi, c’est ce qui anime mon geste: il n’y a que de la bonté dans ma démarche médicale car je recherche le meilleur pour les autres. Il n’y a que l’envie que la mort provoquée par les cancers s’arrête un jour. C’est ça la spiritualité dans le domaine médical. Il faut aller voir au-delà du simple aspect technique du geste du médecin pour comprendre le véritable sens de cet acte. C’est ce que j’essaye d’expliquer dans La Vie pour s’aimer. Au lieu d’appeler ça “Dieu”, je l’appelle l’“amour”. C’est ce qui motive le geste de ce jeune médecin, le Dr Samuel Sibony, qui est un geste de pur amour. Il dit à sa patiente, dont il est tombé très amoureux: “Je t’accompagnerai même jusqu’à la mort s’il le faut parce que je t’aime”.

C.J.N.: Dans les milieux médicaux nord-américains, le médecin annonce souvent sans ambages à son patient atteint d’un cancer que sa mort est inéluctable, qu’il lui reste peu de temps à vivre. Êtes-vous partisan de cette approche médicale plutôt abrupte et dénuée d’humanisme?

David Khayat: Ça relève de deux grands principes. Dans le monde anglo-saxon d’Amérique du Nord, la culture prédominante, qui a façonné l’organisation sociale, est une culture protestante alors qu’en Europe la culture prédominante est judéo-chrétienne, catholique. Deuxièmement, en Amérique et en Europe, le rapport à la réalité et à la mort est très différent. Par ailleurs, aux États-Unis, depuis une trentaine d’années, la jurisprudence du malpraxis impose en première nécessité la vérité alors qu’en France et dans les pays de l’Europe du Sud, la pratique médicale est basée sur un fondement éthique, à nos yeux capital: ne pas choquer le patient. Les Européens non Anglo-Saxons privilégient le serment d’Hippocrate: primum non nocere, d’abord et avant tout ne pas nuire aux patients. Aux États-Unis, c’est d’abord et avant tout la vérité, on doit la vérité aux malades. Quand j’ai travaillé aux États-Unis, j’ai assisté à des consultations où on parlait aux malades de l’aggravation de leur maladie dans des termes extrêmement clairs et souvent très crus. Je n’ai pas de jugement à porter parce qu’en France et dans les contrées de l’Europe du Sud, on n’a pas la même culture qu’en Amérique. Dans les pays européens non anglo-saxons, on s’adresse aux malades mourants avec des formes d’expression moins crues, moins claires, plus aménagées. On essaye de faire en sorte que les malades ne meurent qu’une fois et pas deux fois! Ça ne sert à rien de les faire mourir une première fois à cause de l’inquiétude provoquée par une nouvelle très terrifiante.

C.J.N.: À force de côtoyer la mort quotidiennement, n’avez-vous pas fini par la banaliser?

David Khayat: Non, au contraire, la mort me hante, surtout la mort des êtres que j’aime. Pour le cancérologue que je suis, la mort est quelque chose de matériel, je la vois et je la touche tous les jours. La sérénité est incompatible avec mon métier. Ma mission, mon combat, ce n’est pas de lutter contre le cancer, c’est la mort. Je traite une maladie qui est impitoyable et mortelle. La mort est un cruel adversaire que je ne peux pas banaliser sinon ma vie n’aura plus aucun sens. Je me bats pour la vie et par amour de la vie. Ma confrontation à la mort et mon compagnonnage avec la mort me font aimer la vie à outrance. Je suis un grand passionné de la vie.

C.J.N.: L’écriture vous permet-elle de transcender les expériences de vie ardues auxquelles vous êtes confronté quotidiennement dans votre profession?

David Khayat: Je ne suis pas un écrivain, dans le sens où mon style littéraire n’est pas impressionnant. Je raconte simplement des histoires qui sont dans ma tête et dans mon coeur. Depuis que j’exerce le métier de cancérologue, j’aurais pu recourir aux services d’un psychiatre pour arriver à oublier tous les patients atteints d’un cancer qui sont morts près de moi et me donner le goût de vivre. Depuis trente ans, j’ai accompagné tellement de personnes à la mort, j’ai tellement espéré et cru qu’elles guériraient… et puis j’ai perdu. Je pratique une cancérologie du désespoir. Il faut donc bien que je trouve quelque part le moyen d’y croire encore à chaque nouveau malade, à chaque nouvelle situation, sans me dire que je ne vais pas arriver à le guérir. Je le fais en sortant tout ce chagrin de ma vie parce que je n’arrive plus à parler de mon désespoir et de ma tristesse quotidiens à ma femme, ni à mes enfants, ni à mes amis, ni à personne. C’est comme un soldat qui a vu trop de gens mourir au front. Quand il retourne dans son village, il ne parle plus parce que plus personne ne peut partager avec lui les expériences effroyables et indicibles qu’il a vécues et qui resteront gravées dans sa mémoire toute sa vie.

Écrire relève pour moi de la thérapie. C’est salvateur, c’est un exutoire. Cela me permet de transcender ma tristesse et la détresse auxquelles je suis confronté tous les jours dans mon métier. C’est pour cela que je n’aborde dans mes livres que des thèmes graves ayant un lien avec la cancérologie. Je romance ensuite ces thèmes parce que dans les rêves et la fiction, on peut guérir les personnes malades, nous sommes moins impuissants que dans la réalité. Pour moi, l’écriture c’est le moyen de rentrer dans un monde où tout devient possible contrairement à la réalité dans ma vie professionnelle où, malheureusement, le possible est très restreint.


In an interview, French cancer specialist and author Dr. David Khayat talks about his work in both fields.