Le Roi Mohammed VI et Israël

La nouvelle laissa cois les observateurs du conflit israélo-arabe, même les plus avertis, et provoqua un véritable maelström dans le monde arabo-musulman.

 Le 5 août 1986, le roi Hassan II du Maroc accueillit Shimon Péres, à l’époque Premier ministre d’Israël dans le gouvernement de coalition qu’il codirigeait avec Yitzhak Shamir. Cette rencontre en tête-à-tête très inopinée, qui dura deux heures, eut lieu au palais d’été d’Ifrane de Hassan II, sis dans les hautes montagnes du Moyen Atlas. Le Maroc et l’État d’Israël n’entretenaient alors aucune relation diplomatique. Ulcérés par l’accueil courtois que le monarque marocain réserva au leader de l’“entité sioniste”, les dirigeants politiques, les intellectuels, les médias… et la rue dans bon nombre de pays arabo-musulmans apostrophèrent avec véhémence Hassan II, le qualifiant de “traître à la cause palestinienne et à la nation arabe”.

Deux jours après sa rencontre avec Shimon Péres, Hassan II convia à Ifrane deux cents journalistes arabo-musulmans afin de leur expliquer les raisons qui l’avaient incité à rencontrer le Premier ministre d’Israël en exercice. Une conférence de presse historique qui se déroula sous le sceau de la franchise. Le souverain alaouite n’y est pas allé de main morte ce jour-là. Il dressa un bilan sombre et décapant de l’état du monde arabe. Il exhorta sans ambages les diri­geants arabes à prendre conscience une fois pour toutes qu’ils “ne pourraient pas éternellement bercer leurs peuples de fausses illusions et de duperies”.

“L’intoxication nous a tous subjugués. Il en est parmi nous qui l’ont acceptée pendant un certain temps, puis rejetée, et d’autres qui s’en sont accommodés et s’y complaisent… Il est temps d’en finir avec les périphrases pour parler de l’État juif. Nous ne faisons pas la guerre à un fantôme, mais à un peuple, à un gouvernement, à un système”, déclara Hassan II crûment (le compte rendu intégral de cette conférence de presse a été publié dans l’édition du 9 août 1986 du quotidien marocain Le Matin du Sahara).

Dans le sulfureux dossier du conflit israélo-arabe, Hassan II a joué un rôle-clé, et très déterminant à certains moments. Ce qui lui valut le surnom de “roi des bons offices”. Ce monarque à la poigne de fer mais très visionnaire fut l’un des principaux artisans de l’Accord de paix historique que l’État d’Israël et l’Égypte signèrent en mars 1979. Les deux rencontres secrètes entre le Général Moshé Dayan, alors ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Menahem Begin, et le Maréchal Hassan Touhami, à l’époque vice-premier ministre égyptien et émissaire du président Anouar el-Sadate, se déroulèrent sous les auspices de Hassan II dans son palais d’Ifrane.

Il est indéniable que la position affichée jadis par Hassan II à l’endroit d’Israël est aux antipodes de celle sur laquelle campe aujourd’hui son successeur, son fils le roi Mohammed VI, qui a décidé d’adopter une ligne politique dure à l’égard d’Israël. En effet, Mohammed VI a notifié récemment au Président de l’État d’Israël, Shimon Péres, qu’il ne pourrait pas le recevoir of­fi­cielle­ment lors du voyage que ce dernier devait effectuer prochainement au Maroc. Shimon Péres a donc décidé d’annuler sa visite au Royaume chérifien, où il devait être l’un des prin­ci­­paux conférenciers à un Colloque organisé par le Forum Économique Mondial. Or, conformément à la politique du Cabinet présidentiel israélien, quand Shimon Péres visite un pays, il rencontre son chef d’État -information rapportée par le quotidien israélien Haaretz dans son édition du 17 octobre 2010.

Dans un message qu’il a adressé au Cabinet du Président d’Israël, Mohammed VI a fait savoir qu’“ordinairement il aurait été heureux d’accueillir Shimon Péres au Maroc et de s’entretenir avec lui, mais qu’un tel rendez-vous ne pouvait pas avoir lieu en ce moment”.

Chose certaine, depuis l’accession au pouvoir de Mohammed VI, les relations entre le Maroc et l’État d’Israël se sont considérablement dégradées. À l’automne 2000, quelques jours après le début de la seconde Intifada palestinienne, le nouveau monarque marocain décida de fermer le Bureau de représentation que le Maroc avait à Tel-Aviv et exigea la fermeture du Bureau de représentation d’Israël à Rabat.

Comment expliquer cette radicalisation de la position politique du Maroc envers Israël?

Il y a un an, nous avons posé cette question à un fin observateur des relations entre Israël et le Maroc, Yehuda Lancry, ex-Ambassadeur d’Israël en France et à l’O.N.U. -cf. l’entrevue à deux voix, avec l’ex-diplomate marocain Mokhtar Lamani, publiée dans l’édition du Canadian Jewish News du 12 novembre 2009.

La réponse de Yehuda Lancry fut des plus éclairantes:

“J’essaye de comprendre les marges de manoeuvre du Maroc. J’ai eu la chance d’être l’ami de l’ancien Ministre marocain des Affaires étrangères, Mohammed Benaissa. Quand j’étais Ambassadeur à l’O.N.U., il m’associait à certaines de ses discussions avec les Ministres des Affaires étrangères israéliens successifs qu’il a rencontrés, Shimon Péres, Silvan Shalom… Benaissa m’a dit un jour: “Les Israéliens font pression sur le Maroc pour que notre pays rétablisse une relation diplomatique avec l’État d’Israël. Mais, vous ne comprenez pas que nous avons 2 millions de Barbus -islamistes- d’origine marocaine en Europe. Il y a cette composante qui infléchit certains choix politiques que le Maroc doit faire. On essaye de ne pas provoquer cette masse d’islamistes échaudés, qui n’attendent que ce type de décision diplomatique pour fustiger le gouvernement marocain.”

On peut s’étonner qu’au moment où le Maroc adopte une ligne politique maximaliste à l’égard d’Israël et que ses élites politiques et intellectuelles vili­pendent ce pays, des leaders communautaires Juifs marocains de la Diaspora, qui se cantonnent dans un grand mutisme quand les Marocains stigmatisent Israël, continuent à célébrer le Maroc sous toutes ses coutures -et non

Tel-Aviv qui vient de fêter le centenaire de sa fondation!- et à accueillir dans leurs institutions communautaires avec les plus grands honneurs les hauts digni­taires du gouvernement marocain. Pour ces leaders Juifs marocains, l’hideuse réalité du conflit entre Israël et le monde arabo-musulman n’est-elle pas un sujet épineux, et qui fâche, qu’ils se doivent d’esquiver lorsqu’ils devisent avec leurs interlocuteurs Musulmans marocains?

L’écrivain israélien Ami Bouganim, ancien directeur délégué du réseau des Écoles de l’Alliance Israélite Universelle et auteur d’une importante oeuvre romanesque évoquant la difficile intégration des olims Juifs marocains dans la société israélienne dans les années 50 et 60, n’est pas du tout étonné par “la politique d’à-plat-ventrisme” pratiquée encore aujourd’hui tous azimuts à l’endroit des autorités marocaines par les leaders communautaires Juifs marocains de la Diaspora.

“Bon nombre de leaders Juifs marocains vivent encore à une époque moyenâgeuse et sont totalement déconnectés de la réalité. Ils ont une conception de la Marocanité juive sépharade surannée et fortement empreinte par un réflexe de dhimmitude. Ces derniers continuent à éluder une réalité irrécusable: en cette première décade du XXIe siècle, le coeur de la Marocanité juive n’est plus à Casablanca, à Rabat ou à Marrakech, mais à Ashdod, à Beershéva, à Ashkélon… Le rapport des Juifs marocains vivant en Israël ou dans la Diaspora avec le Maroc a radicalement changé. Demandez aujourd’hui à un jeune Juif israélien ou canadien, né au sein d’une famille juive marocaine, de vous donner sa définition de la Marocanité juive. Vous serez très surpris de sa réponse!”, dit Ami Bou­ga­nim -nous publierons prochainement l’entrevue que nous a accordée cet intellectuel Sépharade sur les perspectives d’avenir de la Marocanité juive en Israël.

Les Juifs du Maroc, qu’on présente souvent comme “une exception” dans le monde arabo-musulman, ont été aussi contraints de quitter leur terroir natal, rappelle l’écrivain et universitaire français Shmuel Trigano, qui a dirigé un imposant ouvrage historique collectif consacré à l’Exode des Juifs sépharades des pays arabes -La fin du Judaïsme en Terres d’islam (Éditions Denoël, 2009). Dans ce livre, l’historien et chercheur israélien Yigal Bin-Nun signe un chapitre important dans lequel il évoque le marchandage entrepris par le gouvernement israélien avec les autorités marocaines pour que ces dernières autorisent les Juifs à quitter le Maroc.

“Souvent dans des conférences, on trouve des Juifs marocains pour soutenir que l’Histoire des Juifs au Maroc fut idyllique. Ces derniers ignorent tout simplement ce que fut leur passé. Ceux qui ont l’ambition d’écrire cette Histoire ont souvent négligé ou minoré la réalité historique pour des raisons de convenance personnelle ou de carrière. Il faut quand même dire la vérité. Les Juifs marocains ont voté par leurs pieds. Pourquoi se retrouvent-ils aujourd’hui aux quatre coins du monde et ne vivent-ils plus au Maroc? C’est la question essentielle à laquelle ils doivent répondre. À la fin du livre La fin du Judaïsme en Terres d’islam, j’ai publié des annexes très éloquentes sur ce que fut le vécu juif au Maroc avant le Protectorat français. Des rapports issus des Archives de l’Alliance Israélite Universelle. Le paysage de la condition juive marocaine qui en ressort est accablant. Il devait sûrement en rester une mémoire, même chez les plus oublieux, qui les a alertés de ce qui pouvait les attendre s’ils restaient en masse au Maroc une fois que ce pays aurait acquis son indépendance. Les esprits oublieux négligent le fait que ce qui reste dans leur mémoire, c’est l’empreinte laissée par l’époque du Protectorat. Entre eux et les Marocains, il y avait les Français, ce qui a tout changé pour ces anciens dhimmis (au fait, les Juifs vivant encore au Maroc sont toujours des dhimmis sous la protection du roi!). Dès que les Français sont partis, les choses devinrent peu à peu évidentes, à travers une série d’événements et de tracasseries attentant à la liberté de mouvement des Juifs marocains”, soutient Shmuel Trigano -cf. l’entrevue avec Shmuel Trigano publiée dans l’édition du Canadian Jewish News du 28 mai 2009.

Aujourd’hui, les relations que des leaders communautaires Juifs marocains de la Diaspora entretiennent avec les autorités marocaines ne sont-elle pas asymétriques et régies, surtout du côté juif, plus par le “politiquement correct” que par la franchise et une liberté de parole?

“Pour qu’un dialogue judéo-arabe et judéo-musulman soit possible, il faut que les Juifs disent la vérité et cessent avec leur complaisance et leur flatterie. Ou bien on accepte le dialogue en mettant cartes sur table ou bien il n’y aura pas de dialogue. Il ne faut pas entretenir le monde islamique dans l’illusion qu’il a de lui-même. Il faut justement le rappeler à l’ordre des réalités historiques. Même si ces réalités ont été occultées, il faut les restituer. Dans les pays islamiques, y compris le Maroc, les non-Musulmans, je ne parle même pas des femmes, n’ont pas été considérés comme des sujets libres et souverains. Le grand choc qu’Israël a représenté pour le monde arabo-musulman, c’est l’autodétermination d’une nation dhimmi”, estime Shmuel Trigano.

À quand un vrai dialogue judéo-musulman marocain?

Moroccan King Mohammed VI of Morocco recently notified Shimon Peres that he would not be able to officially receive the Israeli president, who was scheduled to speak at a conference in Morocco.